Extraits pertinents :

La Cour, statuant sur le pourvoi contre un jugement de la Cour supérieure prononcé le 12 mars 1991 par l'honorable Pierre Viau (district de Montréal), qui a accueilli en partie l'action en dommages-intérêts de l'intimée et condamné solidairement les appelants à lui payer 37 500 $ avec intérêts et l'indemnité additionnelle prévue par l'article 1056c du Code civil du Bas-Canada depuis la date de l'assignation et les dépens;

Après étude, audition et délibéré;

Pour les motifs exprimés dans l'opinion du juge en chef déposée avec le présent arrêt, auxquels souscrivent les juges Roger Chouinard et Jacques Delisle;

ACCUEILLE l'appel à la seule fin de supprimer de la condamnation la somme de 7 500 $ à titre de dommages exemplaires, avec dépens contre les appelants.

REJETTE, sans frais, l'appel incident.

L'article signale que le professeur en question était en congé de maladie l'année précédente et recevait 80% de son salaire mais qu'en vertu de son contrat de travail, il ne recevrait que 65% à l'avenir, à moins qu'il ne soit disponible pour travailler.  L'article ajoute que le professeur a obtenu un certificat médical attestant sa capacité de retourner au travail, mais que la Commission des écoles catholiques de Montréal s'oppose à son retour au travail et exige qu'il subisse un examen par son propre médecin.

Le lendemain, toujours sous la plume de la journaliste Peggy Curran, «The Gazette» fait paraître en page A-3 un deuxième article sur ce sujet intitulé «Board trying to decide how much it will pay AIDS victim not to teach».  On y apprend que le président de la C.É.C.M. a nié l'information publiée la veille, mais que la source non identifiée de la journaliste maintient sa position.  On réitère les mêmes informations concernant le professeur atteint du SIDA et ses conditions salariales, de même que le fait qu'il s'agit du premier cas du genre auquel est confrontée la C.É.C.M. qui n'a pas encore adopté de politique à cet égard.

Le jour de la rentrée des enseignants, le 27 août 1987, monsieur Valiquette se voit refuser l'accès à l'école.  La journaliste Curran a vent de l'incident, mais on ne connaîtra jamais l'identité de son informateur, celle-ci refusant de la dévoiler.  La journaliste Curran et «The Gazette» ont publié les deux articles sans jamais communiquer avec monsieur Valiquette.

Les articles de «The Gazette» ont l'effet d'une bombe pour monsieur Valiquette, dont l'état de santé était demeuré secret jusque-là.  Il reprend malgré tout ses fonctions peu de temps après les incidents, mais seulement pour une période de moins d'un mois.  Avant de mourir, s'autorisant de l'article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne, il intente une poursuite contre «The Gazette», la journaliste Peggy Curran, l'éditeur du temps et également journaliste Mark Harrison et Mel Morris, leur réclamant 100 000 $ à titre de dommages moraux et 15 000 $ à titre de dommages exemplaires.

ANALYSE

Cette affaire pose l'épineux problème de la protection du droit à la vie privée dans le contexte médiatique.  Il n'est pas question ici du droit à la réputation.  Même si un acte peut donner lieu à la violation de ces deux droits et que ces notions peuvent se recouper à certains égards, il faut se garder de les confondre.  Il s'agit de deux notions bien distinctes.

 

Le cadre juridique de ce litige est circonscrit par les articles 5 et 49 de la Charte des droits et libertés de la personne:

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

 

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral qui en résulte.

En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages exemplaires.

ATTEINTE ILLICITE AU DROIT À LA VIE PRIVÉE

Qualifié comme l'un des droits les plus fondamentaux des droits de la personnalité (Duclos c. Aubry et Éditions Vice-Versa inc.), le droit à la vie privée échappe encore à une définition formelle.

Il est possible cependant de relever les composantes du droit au respect de la vie privée, lesquelles sont relativement précises.  Il s'agit du droit à l'anonymat et à l'intimité ainsi que le droit à l'autonomie dans l'aménagement de sa vie personnelle et familiale ou encore le droit au secret et à la confidentialité (voir R. c. Dyment1988 CanLII 10 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 417;  R. c. Duarte, [1991] 1 R.C.S. 30 (46).  On inclut le droit à l'inviolabilité du domicile, à l'utilisation de son nom, les éléments relatifs à l'état de santé, la vie familiale et amoureuse, l'orientation sexuelle.

En fait, la vie privée représente une «constellation de valeurs concordantes et opposées de droits solidaires et antagonistes, d'intérêts communs et contraires»[4] évoluant avec le temps et variant d'un milieu culturel à un autre.

Le droit à la solitude et le droit à l'anonymat sont reconnus de façon constante, comme éléments essentiels de la vie privée[5].

Le droit à la vie privée, par contre, n'est pas absolu.  Il est balisé par une série de limites et sa mise en oeuvre appelle un équilibre avec d'autres droits fondamentaux dont le droit du public à l'information.  On ne pourrait donc qualifier d'illicite ou fautive la violation du droit à la vie privée, s'il existe une justification raisonnable, une fin légitime ou encore si l'on peut conclure au consentement par la personne à l'intrusion dans sa vie privée.

Qu'en est-il ici?  Je suis d'avis que le premier juge avait raison de conclure que l'intérêt public ne pouvait justifier une telle violation du droit à la vie privée de monsieur Valiquette.  Je rappelle que le titre et l'article de «The Gazette» mettaient l'emphase sur le fait qu'un enseignant serait payé plein salaire sans enseigner.  Cette affirmation était fausse, mais, même si elle avait été vraie, on ne saurait y voir un souci de décrier une politique discriminatoire à l'endroit de monsieur Valiquette.  Au contraire, on peut voir dans l'article une invitation à la réprobation d'une politique d'un corps public qui consisterait à dilapider les fonds en payant quelqu'un à ne rien faire.

Les appelants ont voulu justifier l'atteinte à la vie privée de monsieur Valiquette en invoquant le droit des parents des étudiants de l'école de savoir qu'un des professeurs était atteint du SIDA.  Chacun a droit à la confidentialité de son état de santé, à moins que l'on ne démontre que la personne exerce des fonctions pour lesquelles cet aspect serait important.  Ce n'est pas le cas ici.

Je n'ai aucune hésitation à souscrire à la conclusion du premier juge qui a vu dans les articles de «The Gazette» une faute qui a porté atteinte de façon illicite au droit de monsieur Valiquette au respect de sa vie privée.

Appliquant ces principes au cas sous étude, je crois que le juge de première instance a commis une erreur en considérant que «The Gazette» a fait preuve d'une «insouciance déréglée et téméraire» justifiant l'octroi de dommages exemplaires.  En effet, rien dans la preuve ne permet d'imputer aux appelants l'intention de voir se réaliser les conséquences malheureuses que l'on sait, ni même d'avoir fait preuve d'aveuglement volontaire.

POUR CES MOTIFS, je propose d'accueillir l'appel principal à la seule fin de supprimer de la condamnation la somme de 7 500 $ à titre de dommages exemplaires et de rejeter l'appel incident.


[4]-Rapport du Groupe d'étude, L'ordinateur et la vie privée, Ottawa, Ministère des Communications et de la Justice, 1972, p. 11.

[5]-H.P. GLENN, Le droit au respect de la vie privée, (1979) 39 R. du B. 879, 881-884.


Dernière modification : le 29 novembre 2017 à 11 h 14 min.