Extraits pertinents :

[1]           La demanderesse Amal Amin (« Mme Amin ou la demanderesse ») réclame solidairement 7 000 $ aux trois défendeurs, le Journal de Montréal (« JDM »), Djemila Benhabib (« Mme Benhabib ») et la Corporation Sun Media (« Sun Media »).

[2]           En substance, elle allègue que son droit et celui de ses enfants au respect de la vie privée ont été lésés ou bafoués dans un blogue que tenait Mme Benhabib dans le JDM, et ce, en raison de la parution et l’utilisation de photos sur lesquelles ses deux enfants apparaissaient et des commentaires que Mme Benhabib a ajoutés à leur égard.

[3]           Les défendeurs admettent tous que, pour étayer ou illustrer ses propos qu’elle regroupe dans son blogue sous le titre « Les petites filles voilées : notre grande hypocrisie », Mme Benhabib a effectivement utilisé quatre photos, dont trois sur lesquelles se trouvent les enfants de la demanderesse.

[4]           En revanche, ils plaident que, dans les circonstances pertinentes, ils n’ont commis aucune faute et que leur utilisation était parfaitement justifiée : les photos se trouvaient dans le domaine public et il était dans l’intérêt public légitime que les photos soient ainsi publiées et utilisées dans le blogue pour soutenir les commentaires de Mme Benhabib.

[7]           Mme Amin et M. Rakha sont musulmans et, en compagnie de leurs enfants, ils fréquentent la mosquée al-Rawdah qui est située dans l’arrondissement de St-Laurent, à Montréal.

[8]           En juin 2011, leurs enfants Mariam et Omar participent à un concours de mémorisation d'extraits du Coran. Le concours s'adresse uniquement aux enfants de 8 ans et moins. Essentiellement, il requiert que des enfants de ces âges mémorisent puis récitent par cœur des extraits du Coran. Certains parents et d’autres enfants assistent aux prestations.

[11]        Plusieurs photos de l’événement, et donc des enfants y participant, sont prises au cours de la journée. Certaines sont publiées sur le site Internet de la mosquée. Elles peuvent toutes être retrouvées sous un onglet faisant spécifiquement référence au concours de mémorisation du Coran.

[13]        Le 2 mars 2012, dans un texte qu’elle publie dans son blogue identifié sous le nom de « LE BLOGUE DE DJEMILA BENHABIB », quatre de ces photos sont utilisées par Mme Benhabib, entre autres, pour dénoncer ou critiquer cette pratique à laquelle participent des jeunes filles de 8 ans ou moins. Les deux enfants de la demanderesse apparaissent sur trois de ces quatre photos.

[17]        Les commentaires de Mme Benhabib, à ne pas en douter, se veulent une critique sévère ou ferme envers le port du voile par les jeunes filles musulmanes et, de façon plus spécifique, envers leur participation aux concours de mémorisation et de récitation d’extraits du Coran. Ses commentaires sont regroupés sous chacune des quatre photos qu’elle a publiées.

[20]        En vue d’écrire son texte, elle a fait certaines recherches. Elle connaissait la mosquée al-Rawdah et savait que des concours de récitation coranique s’y déroulaient. Elle a découvert les photos en allant sur le site Internet de la mosquée.

[21]        Elle souligne que les logos de la mosquée et de la « Muslim Association of Canada » étaient présents sur les photos. De plus, le nom du photographe n’était pas mentionné et aucune réserve ou restriction à leur utilisation ou diffusion n’était indiquée.

[22]        Pour elle, lis photos appartenaient à ces deux entités et elles étaient publiques. Elle n’a d’ailleurs pas été empêchée de leur accéder et de les utiliser de quelque façon que ce soit. Les photos n’étaient pas techniquement « bloquées ».

ANALYSE ET MOTIFS

[32]        Le litige entre les parties, en essence, met en opposition des libertés et droits fondamentaux dont chacune d’entre elles se réclame et qui sont protégés par la Charte des droits et libertés de la personne[2] (« la Charte des droits et libertés ») et même le Code civil du Québec(« C.c.Q.») : le droit au respect de la vie privée et de son image, d’une part, et, d’autre part, la liberté d’expression et la liberté d’opinion.

  1. Le droit au respect de la vie privée

[43]        La protection de la vie privée englobe celle de l'image et elle est consacrée dans la Charte des droits et libertés et dans plusieurs dispositions du C.c.Q. :

La Charte des droits et libertés

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

Le Code civil du Québec

3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise.

36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants:

1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;

2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;

3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés;

4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;

5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l'information légitime du public;

6° Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels.

(le Tribunal souligne)

[44]        La notion de vie privée en droit canadien et québécois n’est définie nulle part de façon précise et exhaustive. Elle couvre plusieurs réalités, toutes associées à une dimension individuelle, d’où son caractère essentiellement subjectif. Son étendue est souvent décrite en fonction d’une sphère territoriale, personnelle ou informationnelle[5].

[45]        Dans Aubry[6], reprenant un passage de sa décision dans l’arrêt Godbout c. Ville de Longueuil[7], la Cour suprême écrit que la protection « vise à garantir une sphère d’autonomie individuelle relativement à l’ensemble des décisions qui se rapportent à des choix de nature fondamentalement privée ou intrinsèquement personnelle ».

[46]        Les auteures Édith Deleury et Dominique Goubau[8], à cet égard, écrivent :

Le respect de la vie privée, dans les rapports entre particuliers, se traduit essentiellement par un devoir de non-immixtion, de non-ingérence dans les affaires d'autrui. C'est le droit d'être laissé tranquille, de faire respecter le caractère privé de sa personne. Ce droit comporte une multitude d'expressions : le droit de rester incognito, de ne pas être surveillé ou dérangé, le droit de rester discret dans toutes les facettes de sa vie. L'article 35 C.c.Q. vient illustrer le principe énoncé par l'article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne alors que l'art. 36 C.c.Q. énumère de manière non limitative un certain nombre d'atteintes considérées comme illicites. Cette énumération permet de circonscrire en partie le contenu du droit au respect de la vie privée (…).

[47]        Dans l’arrêt Gazette (The) (Division Southam inc.) c. Valiquette[9], la Cour d’appel écrit :

Il est possible cependant de relever les composantes du droit au respect de la vie privée, lesquelles sont relativement précises. Il s'agit du droit à l'anonymat et à l'intimité ainsi que le droit à l'autonomie dans l'aménagement de sa vie personnelle et familiale ou encore le droit au secret et à la confidentialité (voir R. c. Dyme 1988 CanLII 10 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 417R. c. Duarte, [1991] 1 R.C.S. 30 (46). On inclut le droit à l'inviolabilité du domicile, à l'utilisation de son nom, les éléments relatifs à l'état de santé, la vie familiale et amoureuse, l'orientation sexuelle.

En fait, la vie privée représente une «constellation de valeurs concordantes et opposées de droits solidaires et antagonistes, d'intérêts communs et contraires» évoluant avec le temps et variant d'un milieu culturel à un autre.

    Le droit à la solitude et le droit à l'anonymat sont reconnus de façon constante, comme éléments essentiels de la vie privée.

[48]        La protection de l'image d'une personne est associée au respect du droit à sa vie privée et, dans certains cas, à la protection de sa dignité et à ses droits à l'honneur et la réputation[10]. Le droit à l'image s'inscrit essentiellement dans les droits de la personnalité et, en fait, il est considéré comme une composante du droit à la vie privée.

[49]          Dans l'arrêt Aubry[11], la Cour suprême écrit :

51   (…) À notre avis, le droit à l’image, qui a un aspect extrapatrimonial et un aspect patrimonial, est une composante du droit à la vie privée inscrit à l’art. 5 de la Charte québécoise.  Cette constatation est conforme à l’interprétation large donnée à la notion de  vie privée dans le récent arrêt Godbout c. Longueuil (Ville), et dans la jurisprudence de notre Cour.  Voir R. c. Dyment, à la p. 427.

52   Dans l’affaire Godbout c. Longueuil (Ville), la Cour suprême a décidé que la protection accordée à la vie privée vise à garantir une sphère d’autonomie individuelle relativement à l’ensemble des décisions qui se rapportent à des «choix de nature fondamentalement privée ou intrinsèquement personnelle» (par. 98).  Dans la mesure où le droit à la vie privée consacré par l’art. 5 de la Charte québécoisecherche à protéger une sphère d’autonomie individuelle, ce droit doit inclure la faculté de contrôler l’usage qui est fait de son image puisque le droit à l’image prend appui sur l’idée d’autonomie individuelle, c’est-à-dire sur le contrôle qui revient à chacun sur  son identité.  Nous pouvons aussi affirmer que ce contrôle suppose un choix personnel.  Notons enfin que l’art. 36 du nouveau Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, qui ne trouve cependant pas application en l’espèce, confirme cette interprétation puisqu’il reconnaît comme atteinte à la vie privée le fait d’utiliser le nom d’une personne, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l’information légitime du public.

53   Puisque le droit à l’image fait partie du droit au respect de la vie privée, nous pouvons postuler que  toute personne possède sur son image un droit qui est protégé. Ce droit surgit lorsque le sujet est reconnaissable.  Il faut donc parler de violation du droit à l’image, et par conséquent de faute, dès que l’image est publiée sans consentement et qu’elle permet l’identification de la personne.  Voir Field c. United Amusement Corp.

54   Le droit au respect de la vie privée ne saurait se confondre avec le droit à l’honneur et à la réputation inscrit à l’art. 4 de la Chartequébécoise  même si, dans certains cas, une publication fautive de l’image peut, à elle seule, entraîner une atteinte à l’honneur et à la réputation.  Toute  personne ayant droit à la protection de sa vie privée, et son image étant protégée à ce titre,  les droits propres à la protection de la vie privée pourront être violés même si l’image publiée n’a aucun caractère répréhensible et n’a aucunement porté atteinte à la réputation de la personne.  En l’espèce, les juges de première instance et d’appel ont conclu que la photographie ne revêtait aucun caractère répréhensible et ne portait pas atteinte à l’honneur ou à la réputation de l’intimée.  La Cour d’appel a aussi conclu que la juxtaposition de la photographie au texte ne permettait pas une association des deux éléments, et que, de toute façon, le texte était sérieux et ne prêtait pas au ridicule.

(Références omises)

[50]        La protection du droit au respect de la vie privée n’est toutefois pas absolue ou illimitée. Dans le cadre d’une société libre et démocratique, comme l’énonce l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés, le droit au respect de la vie privée doit céder le pas ou être modulé dans certains cas en fonction d’autres libertés ou droits fondamentaux, notamment la liberté d’expression, la liberté d’opinion et le droit du public à l’information.

[56]        Le droit du public à l’information est d’ailleurs consacré à l’article 36 (5°)  C.c.Q., quoique par la négative, énonçant que peut être considérée comme une atteinte à la vie privée l’utilisation d’une image « à toute fin autre que l'information légitime du public » et à l’article 44 de la Charte des droits et libertés qui est libellé ainsi :

44. Toute personne a droit à l'information, dans la mesure prévue par la loi.

[57]        La Cour suprême, dans Aubry, confirme l’importance du droit du public à l’information de la façon suivante :

[57]   Le droit du public à l’information, soutenu par la liberté d’expression, impose des limites au droit au respect de la vie privée dans certaines circonstances.  Ceci tient au fait que l’expectative de vie privée est réduite dans certains cas.  Le droit au respect de la vie privée d’une personne peut même être limité en raison de l’intérêt que le public a de prendre connaissance de certains traits de sa personnalité. L’intérêt du public à être informé est en somme une notion permettant de déterminer si un comportement attaqué dépasse la limite de ce qui est permis.[18]

[58]        La doctrine et la jurisprudence enseignent qu’en cas de conflit entre le droit au respect de la vie privée et la liberté d’expression ou la liberté d’opinion, qu'elle soit exercée par la presse en général ou un journaliste en particulier, la solution se trouve «dans la notion d’intérêt public et du droit du public à l’information »[19] qui, selon les circonstances propres à chaque affaire, « permettront de faire pencher la balance d’un coté ou de l’autre »[20]

[59]        Dans Aubry, la Cour suprême décide que la pondération entre le droit au respect de la vie privée et l'intérêt du public à être informé dépend non seulement de la nature de l'information véhiculée, mais aussi de la situation des intéressés[21]. Le contexte est donc fort important. Entre autres éléments dont il faut prendre en compte dans cette démarche de pondération se trouve le « consentement exprès ou tacite de la personne à la publication de son image »[22].

  1. L’application des principales règles de droit à la présente affaire

[60]        En l’espèce, eu égard à la preuve offerte de part et d’autre, le Tribunal conclut que, dans le contexte de toute l’affaire, le recours de la demanderesse doit échouer.

[61]        En premier lieu, des circonstances décrites, il ressort que la demanderesse et son conjoint, M. Rakha, volontairement, ont accepté que les photos sur lesquelles apparaissent leurs deux enfants quittent la sphère privée pour se retrouver dans le domaine public.

[66]        En l’espèce, toutefois, la thèse de la demanderesse et de M.Rakha, thèse selon laquelle l’utilisation des photos par Mme Benhabib et leur diffusion par l’entremise de son blogue, ont bafoué leur droit au respect de la vie privée, est nettement incompatible avec leur propre attitude à cet égard et avec ce qu’ils ont eux-mêmes fait pour protéger leur vie privée et celle de leurs enfants.

[67]        En fait, non seulement ont-ils consenti à ce que les photos sur lesquelles apparaissent leurs enfants soient publiées sur le site Internet de la mosquée al-Rawdah, mais, encore aujourd’hui, suivant la preuve non contredite, elles y sont toujours, bien que le blogue en litige de Mme Benhabib ait été diffusé en juillet 2012. Bien plus, toujours aujourd’hui, malgré leur revendication au sujet du droit au respect de la vie privée, il est toujours possible, sans aucune limitation ou mise en garde, d’accéder aux photos et de les transmettre à des tiers.

[71]        Le Tribunal est d'avis que les propos ou commentaires de Mme Benhabib et l’utilisation des quatre photos s’inscrivent correctement dans ce débat public. Le sujet discuté est d’intérêt public et les photos utilisées sont pertinentes, voire en lien direct, avec la ou les questions soulevées et discutées dans le blogue. Ce type de débat se justifie amplement dans les caractéristiques fondamentales dont se nourrit une société libre et démocratique.

[75]        En somme, dans la mesure où la protection de la vie privée pouvait toujours être soulevée dans les circonstances décrites, le Tribunal conclut que le droit que Mme Amin et M. Rakha voulaient ou pouvaient faire valoir à cet égard doit céder le pas au droit du public à l'information et à la liberté d’expression et d’opinion dont pouvaient disposer Mme Benhabib et le JDM dans le contexte prouvé.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

REJETTE la réclamation de la demanderesse, avec les frais judiciaires de 199 $.


Dernière modification : le 3 décembre 2017 à 11 h 22 min.