Extraits pertinents :

[1] La Charte reconnaît la protection de la vie privée comme un droit fondamental.  Les individus peuvent autoriser des atteintes plus ou moins grandes à ce droit.  La clé de voûte se trouve dans le consentement libre et éclairé de l'individu.  Ainsi, le consentement donné à la publication d'une photo dans le calendrier promotionnel d'un bar de danseuses nues vaut-il également pour la publication de la page de calendrier à l'intérieur d'une revue pornographique?  Cette utilisation est-elle conforme à l’entente entre les parties et à défaut, porte-t-elle préjudice à la demanderesse?

[3]  Le bar de danseuses nues Le Garage situé dans la région de Mirabel, propriété de 9140-9599 Québec inc. (ci-après « Québec inc. » ou « Le Garage ») a, en 2007, pour seule actionnaire Valérie Nolet.   Éric Grenier est son conjoint à cette époque.  Isabelle Goulet travaille pour le bar Le Garage comme responsable de la promotion.

[4]  Crystel Geoffré, au début de la vingtaine lors des évènements qui vont suivre, détient un secondaire V.  Elle réussit une année d’études au conservatoire de Lasalle en théâtre et science de la parole.  Elle possède également un certificat d'agent immobilier.

[7] À l'été 2007, Crystel Geoffré participe à une promotion pour Le Garage.   Dans un restaurant en compagnie d’autres mannequins,  elles doivent remettre des dépliants du bar aux clients du restaurant où elles se trouvent, mais l’endroit manque cruellement de clients.  Elle reçoit un cachet de 200,00 $, payé comptant pour cette soirée.

[11] Celle-ci lui offre 300,00 $ pour la photo du calendrier et 500,00 $ pour l'utilisation d'une de ses photos pour la promotion du deuxième anniversaire du bar Le Garage.  Crystel Geoffré décline l'offre à 500,00 $.

[12] La séance de photos a lieu. Des centaines de photos sont prises.  Crystel Geoffré reçoit son cachet de 300,00 $.

[13] Le calendrier est publié en septembre 2007 et couvre une période de 15 mois. L’une des photos de Crystel Geoffré se retrouve effectivement dans le calendrier 2007-2008 du bar Le Garage avec 14 autres jeunes femmes toutes légèrement vêtues, mais sans nudité ni sexualité explicite.  Chaque mannequin est en vedette pour un mois donné.

[15] Crystel Geoffré considère la revue Québec Érotique pornographique.  Les défendeurs ne contestent pas ce point.  Raymond Daoust, son ancien directeur, admet qu'elle contient des photos de sexualité explicite, des images de pénétrations et de fellations, même si ce n'est pas l'orientation principale qu'il souhaite donner à la revue.

[24] Elle soutient que son consentement se limitait à une publication dans un calendrier promotionnel qui devait être vendu au bar Le Garage seulement.  Elle allègue une violation de contrat et atteinte à sa vie privée. Elle plaide que ces gestes sont non seulement ceux du bar Le Garage, mais également ceux de ses âmes dirigeantes, Éric Grenier et Valérie Nolet.

III.  Le droit applicable

[26]   Les articles 335 et 36 du Code civil du Québec énoncent:

3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.

Ces droits sont incessibles.

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise.

36.  Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants :

1o Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;

2o Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;

3o Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés;

4o Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit; (...)

[27] Celui qui prétend avoir le droit d’utiliser l’image d’autrui doit en faire la preuve même si la jurisprudence n'exige pas nécessairement la constitution d'un écrit[2].

[28] Comme l'enseigne la Cour d'appel dans Laoun c. Malo[3]:

[…] Un examen de la jurisprudence montre que les tribunaux ont toujours condamné l’utilisation de l’image d’une personne pour une fin autre que celle visée par le consentement, sauf si elle s'en infère clairement.

[29] Le droit à l’image fait partie du droit au respect de la vie privée.  Une faute existe dès lors que l’image est publiée sans le consentement de la personne visée et que l’image permet son identification[4].

[30] Le contexte[5] permet de déterminer l'expectative de vie privée du sujet de la photographie.

[34] La violation d'un droit fondamental au sens de la Charte[7],amène un redressement suivant l'article 49 :

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

  1. L’autorisation donnée

[46] L'autorisation verbale donnée par Crystel Geoffré se limite à ce qu'on lui représente et non à ce qui a pu sembler évident à une autre personne.

[52] Nous sommes ici en matière contractuelle.  Le Tribunal retient que la séance de photos emportait consentement à publication.  Cette autorisation se limite à ce qui avait été expressément énoncé ou ce qui pouvait logiquement s'en inférer.

[54] L'utilisation de la photo pour la publication dans le calendrier doit se distinguer de la publication de cette même page dans un autre médium. Le Tribunal estime que l'ampleur de la collaboration envisagée devait être spécifiquement dévoilée pour qu'un consentement valide puisse exister explicitement ou implicitement.

[55] Rien ne permet de conclure que Crystel Geoffré consent à faire la page centrale du magazine Québec Érotique.

[56] La publication s'effectue sans droit dans la revue Québec Érotique et constitue une atteinte à sa vie privée. Compte tenu de la nature pornographique de la revue dans  laquelle on publie sa photo, il y a atteinte à sa dignité.

[62]  La mère de Crystel Geoffré est venue témoigner brièvement du fait que sa fille s'était sentie humiliée et trahie. Pour le Tribunal, il est clair qu'elle s'est sentie humiliée du fait d'être associée directement à une revue pornographique et parce que sa famille apprend son association avec le bar Le Garage.

[65] Dans cette affaire, beaucoup plus sordide, où le conjoint de la victime avait fait circuler à différentes personnes, dont certaines en autorité, des photos de leurs ébats intimes, la victime obtint 15 000,00$ pour ses dommages moraux.  Un psychologue avait d'ailleurs témoigné à l'effet que la victime:

[…] a été fortement secouée au plan psychologique par les incidents dont elle a été victime.  Les incidents ont imposé un choc important au niveau intraphysique, sollicitant de façon massive son système défensif, ce qui explique la teneur des symptômes mentionnés précédemment.  De même, la persistance des symptômes et le temps écoulé entre l'événement traumatique et l'évaluation nous indiquent que Madame a besoin d'aide thérapeutique afin d'atténuer ses symptômes[11].

[66] Tel n'est pas le cas ici.  Le Tribunal convient que le fait de se retrouver associée sans son consentement à une revue pornographique constitue une atteinte grave à la vie privée et à la dignité.  Toutefois, l'évaluation des dommages est tributaire de la preuve et des précédents jurisprudentiels.

[67]  Les dommages non pécuniaires (troubles et inconvénients et dommages moraux) reliés à la rupture de contrat, à l'atteinte à sa vie privée et à sa dignité sont en conséquence établis à 5 000,00 $.

POUR CES MOTIFS LE TRIBUNAL:

[84] ACCUEILLE en partie la demande;

[85] ACCUEILLE la demande d’injonction permanente contre la défenderesse 9140-9599 Québec inc.;

[86] INTERDIT à 9140-9599 Québec inc. ses employés, administrateurs et dirigeants, d’utiliser ou permettre l’utilisation à quelques fins que ce soit des photos de Crystel Geoffré prises en 2007 lors de la séance de photos pour le calendrier du bar Le Garage en collaboration avec Québec Érotique;

[87] CONDAMNE 9140-9599 Québec inc. à payer à Crystel Geoffré la somme de 5 000.00 $ à titre de dommages-intérêts avec intérêts et l’indemnité additionnelle prévue par la loi à compter du 6 août 2008;

[88] REJETTE la réclamation en dommages contre les défendeurs Nolet et Grenier, sans frais pour les motifs exposés dans le rejet de leur demande reconventionnelle;

[89] REJETTE la demande reconventionnelle sans frais;

[90]  AVEC DÉPENS de l'action principale contre 9140-9599 Québec inc.


Dernière modification : le 29 novembre 2017 à 11 h 16 min.