Extraits pertinents :

1  Linda Malo est une comédienne québécoise bien connue, plus particulièrement depuis la diffusion de la télésérie Jasmine.

5  Au cours de l'année 1990, comme tous les distributeurs de montures Silhouette, Antoine Laoun reçoit le catalogue des modèles de l'année ainsi qu'une photo de Linda Malo sur présentoir2; il l'expose dans un petit salon réservé aux clients qui recherchent des montures de luxe. Il présente également une affiche Silhouette de Linda Malo dans la vitrine de son commerce.

8  Jasmine est diffusée du 28 février 1996 au 8 mai 1996. Linda Malo l'inconnue devient Linda Malo la star3. La télésérie rejoint un nombre impressionnant d'auditeurs: plus de 1,8 million4.

9  Devant son succès instantané dans Jasmine, Linda Malo voit à prendre des décisions qui préserveront sa crédibilité, sa notoriété et sa cote d'amour du public. Elle s'entoure de conseillers d'expérience pour l'assister dans ses choix de participer à des entrevues ou des levées de fonds et de s'associerà des organismes ou à des entreprises. Comme animatrice, maître de cérémonie ou présentatrice, elle évalue les contrats en fonction de leur intérêt et du cachet offert. Elle accepte de faire de la publicité, mais refuse de tourner de «petites pubs» afin de ne pas nuire à son image. Son «plan dematch»: devenir la «porte-parole» identifiée à un produit prestigieux.

10  En janvier 1996, Antoine Laoun est approché par un promoteur, Patrice Larose, afin d'acheter de la publicité dans un annuaire commercial5 qui sera confectionné au cours des prochains mois. Alors qu'il visite le commerce de l'opticien, Patrice Larose aperçoit la photo de Linda Malo et insiste pour l'intégrer au montage de l'annonce publicitaire d'Antoine Laoun. M. Laoun lui permet d'emprunter le présentoir pour reproduire la photo et lui indique les spécifications de son annonce. Ilinsiste auprès de M. Larose pour approuver les épreuves avant l'impression.

11  Peu intéressé au monde de la télévision, c'est en février 1996 qu'Antoine Laoun apprend que Linda Malo joue dans la télésérie Jasmine et qu'elle connaît un succès retentissant. Il lui envoie des fleurs pour la féliciter. Il indique alors à Patrice Larose de communiquer avec l'agent de Linda Malo pourdiscuter de la publication de sa photo. En octobre 1996, devant les demandes répétées de M. Larose et malgré qu'il n'a encore approuvé aucune des épreuves de la publicité projetée, Antoine Laoun acquitte les frais d'annonce de 968,61 $6.

13  Antoine Laoun est non seulement surpris, mais très mécontent. D'une part, Patrice Larose s'est approprié, sans le consulter, une publicité déjà présentée par l'opticien dans la revue Clin d'oeil, pour l'intégrer à son annuaire7. D'autre part, non seulement. Larose a-t-il complété l'impression de l'annuaire sans obtenir son autorisation sur la publicité projetée, mais cette publicité sur la page couverture arrière de l'annuaire est tout à fait inadéquate: le logo Antoine Laoun n'y apparaît pas, la «signature» n'est pas lasienne, le message ne lui convient pas et la marque de montures exclusives Silhouette, First class a été retranchée sous la photo de Linda Malo!

18  À peu près à la même époque, Linda Malo apprend que sa photo se retrouve sur la couverture arrière de l'annuaire AFROPAGE10. […]

19  La photo utilisée est celle qui a été diffusée, en 1990, lors de la campagne publicitaire Silhouette. Linda Malo n'a pas autorisé la reproduction de cette photo.

20  Elle est très vexée et se dit même «abaissée» lorsqu'elle découvre la publicité d'Antoine Laoun dans AFROPAGE. Elle a l'impression qu'on lui a volé son image. Elle s'inquiète de l'impact d'une telle publicité sur sa carrière. De plus, Linda Malo désapprouve ce type de publicité à laquelleelle ne s'associe pas: elle rejette les inscriptions sous sa photo qui vantent les montures de lunettes pour la «communauté haïtienne, antillaise et africaine».

24  En octobre 1997, des mises en demeure12 sont signifiées à Antoine Laoun: Linda Malo réclame des dommages suite à la publication non autorisée de sa photo.

25  Antoine Laoun reçoit les mises en demeure. Il tente par divers moyens de parler à Linda Malo pour lui expliquer que la situation était hors de son contrôle, mais sans succès. Au surplus, à sa connaissance, Patrice Larose n'a distribué que quelques dizaines de copies de l'annuaire à certains commanditaires, mais sans plus.

Les Questions en Litige

39

  1. L'Union des artistes peut-elle intervenir au présent litige?
  2. La preuve testimoniale est-elle admissible pour compléter la facture D-1?
  3. L'image de Linda Malo a-t-elle été utilisée sans son consentement?
  4. Antoine Laoun est-il responsable de l'utilisation de l'image de Linda Malo?
  5. Le droit à l'image d'une artiste connue est-il protégé?
  6. Quels dommages Linda Malo a-t-elle subis?

 

  1. L'absence de consentement de Linda Malo

55  Linda Malo affirme sans hésitation qu'elle n'a jamais autorisé l'utilisation de sa photo dans l'annuaire AFROPAGE. Elle a appris l'existence de cette publication par inadvertance, n'a jamais été consultée au préalable et soutient avec énergie qu'elle n'aurait jamais accepté de prêter son image pour ce genre de publicité.

61  L'article 13 de la LDA traite des droits portant sur l'oeuvre, ici, une photographie.

62  Même si la preuve de la rémunération payée au photographe n'a pas été soumise lors de l'audition, le Tribunal tient pour acquis, pour les fins de la présente discussion, que Silhouette a payé un photographe pour la prise des nombreuses photographies pour sa publicité 1990. Le droit d'auteur appartient28 à celui qui a commandé la photographie et l'a obtenue contre rémunération.

63  La LDA, toutefois, ne traite pas du droit de propriété relatif à la photographie elle-même, ni du droit d'un individu à son image, dans le cas où la photographie a été commandée contre rémunération.

66  Le droit d'auteur existe. Il n'est pas contesté. Il pourrait appartenir à Silhouette. Mais Silhouette, ici, n'exerce aucun recours.

67  Ce droit n'a toutefois pas pour effet d'interdire à Linda Malo d'exercer un recours d'un autre ordre.

68  L'article 3 C.c.Q. se lit ainsi:

3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.

Ces droits sont incessibles.

71  L'honorable juge Châteauguay Perrault estime que l'autorisation d'un individu doit être obtenue avant de publier sa photographie32:

Le demandeur prétend qu'il a consenti à paraître dans la photo vu que le photographe lui aurait dit que la photo était prise pour son enfant, mais le demandeur prétend que personne ne lui a dit qu'on se servirait de la photo pour fins publicitaires....

Il appartenait à la défenderesse de s'assurer, avant de faireparaître le placard publicitaire, que l'autorisation du demandeur avait été obtenue; de son côté, le photographe, s'il a avisé le demandeur des fins pour lesquelles la photographie était prise, aurait dû s'assurer que le demandeur avait bien compris. Si l'agence publicitaire avait donné un renseignement erroné à ladéfenderesse sous ce rapport, celle-ci aurait probablement eu un recours en garantie contre elle. Les photos non autorisées de personnes et publiées donnent ouverture à une action en dommages. (soulignements ajoutés)

72  Le professeur Molinari réfère à une autorisation spécifique33:

Dans tous les cas, la preuve d'un consentement libre et non-équivoque doit être faite: il faut prouver que la personne a consenti à une utilisation précise et spécifique. C'est ainsi qu'on doit poser que le consentement à la réalisation n'emporte pas le consentement à la publication ou que le consentement àpublier dans une revue ou un journal ne profite qu'à celui qui l'a reçu et non pas à tous les détenteurs éventuels des photographies. (soulignements ajoutés)

74  Dans les circonstances, il est indiscutable que la photographie de Linda Malo a été utilisée à son insu et sans son autorisation.

  1. La responsabilité d'Antoine Laoun

79  Linda Malo soutient qu'Antoine Laoun est responsable d'avoir permis à Patrice Larose d'utiliser sa photo pour fins publicitaires dans un annuaire commercial. Qu'il ait pu ou non contrôler la créativité de Patrice Larose n'a aucune importance. Il possédait la photo sur présentoir à titre de distributeur de montures Silhouette, pour lacampagne de publicité 1990. Son utilisation était limitée et il n'était pas autorisé à reproduire la photo dans d'autres médias, pour d'autres fins.

80  Le Tribunal retient les prétentions de Linda Malo.

81  Antoine Laoun n'avait pas le droit de permettre à Patrice Larose de reproduire la photo de Linda Malo à des fins publicitaires dans AFROPAGE. Il n'avait pas le droit d'utiliser son image sans obtenir au préalable son consentement. Qu'il ait voulu faire une publicité pour montures Silhouette, qu'il ait requis d'approuver la page publicitaire avant quePatrice Larose ne procède à son impression, que Patrice Larose ait dénaturé ses instructions ou outrepassé son autorisation, n'y changent rien. Antoine Laoun était détenteur de la photographie de Linda Malo et ne pouvait la «réutiliser» sans son consentement explicite.

82  Son argument voulant que Linda Malo ne connaissait pas encore sa notoriété d'après Jasmine ne tient pas. Linda Malo devait consentir à la diffusion de son image qu'elle soit comédienne connue ou simple mannequin.

  1. Le droit à l'image de l'artiste connue

83  Antoine Laoun soutient qu'il n'y a eu aucune intrusion dans la vie privée de Linda Malo: elle est une personnalité connue, une artiste. Sa vie est publique par choix. Elle a consenti à ce que son image soit diffusée en public alors qu'elle était mannequin et plus encore depuis qu'elle est artiste-interprète. Diffuser une photographiedéjà publiée et déjà connue du public ne peut constituer une intrusion dans sa vie privée.

84  Linda Malo croit avoir droit à son image Qu'il s'agisse d'une composante du droit à la vie privée ou d'un droit autonome qui possède des caractéristiques propres, elle prétend que le droit à l'image existe, même pour une personnalité publique.

87  La plupart des auteurs québécois affirment que le droit d'une personne sur son image est une composante du droit à la vie privée37. L'article 3 du Code civil du Québec y donne ouverture: […]

88  De même, l'article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne38 prévoit:

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

89  La Cour suprême du Canada s'est exprimée ainsi dans un arrêt récent39:

Il existe une controverse en droit français, et une incertitude correspondante en droit québécois, quant à savoir si le droit à l'image est un droit de la personnalité autonome ou une composante du droit à la vie privée... À notre avis, le droit à l'image, qui a un aspect extrapatrimonial et un aspectpatrimonial, est une composante du droit à la vie privée inscrit à l'art. 5 de la Charte québécoise. Cette constatation est conforme à l'interprétation large donnée à la notion de vie privée dans le récent arrêt Godbout c. Longueuil (Ville) et dans la jurisprudence de notre Cour.

90  La Cour suprême du Canada reconnaît l'importance du respect de la vie privée: «fondée sur l'autonomie morale et physique de la personne, la notion de vie privée est essentielle à son bien-être40». Louise Potvin la définit «en fonction de celui qui réclame une protection psychologique, un refuge face aux agressions indiscrètes d'autrui41». Elle cite le doyen Savatier qui réfère à «un jardin clos où se cultive notre vie privée, cet enclos inviolable de la personne42».

91  En général, le droit de la personne sur son image est traité comme une prérogative particulière du droit au respect de la vie privée. Très peu lui reconnaissent une autonomie distincte. On considère souvent que le droit à la vie privée s'éteint dès que la vie publique commence.

94  Qu'en est-il, en effet, lorsque l'image d'une personnalité publique est utilisée sans son consentement? Est-il possible de rattacher l'utilisation non autorisée de la photographie d'une vedette à une atteinte à sa vie privée ou existe-t-il un droit autonome à l'image? L'artiste connu jouit-il d'une protection particulière de l'utilisation de son image?

95  Le Tribunal croit que oui.

97  Le professeur Molinari prend la même position47:

Nous croyons important de poser qu'à titre de caractéristique inhérente de la personnalité, l'image devrait bénéficier d'un statut juridique qui l'apparente à celui du droit au nom ou du droit à l'honneur.

Dès lors il ne serait plus requis de passer par le biais de l'atteinte à la vieprivée pour demander réparation des préjudices subis à la suite de la réalisation ou de la publication d'une photographie. Par ailleurs, dans l'état actuel du droit, rien, ni dans les ouvrages des auteurs ni dans la plupart des décisions judiciaires, ne permet de soutenir que la protection contre l'utilisation non-autorisée del'image d'autrui doit être recherchée nécessairement et uniquement par le biais du droit à la vie privée. (soulignements ajoutés)

112  Lors de l'utilisation non autorisée de la photographie d'une artiste connue, l'atteinte touche directement le droit à l'image sans nécessairement affecter le droit à la vie privée. Le recours au respect de la vie privée peut être nécessaire comme fondement de l'action de celui qui n'est ni artiste, ni vedette et dont on prend la photo sansautorisation. Mais la personnalité publique bénéficie aussi de la protection de son image, soit pour en empêcher la diffusion dans un contexte qui ne lui convient pas ou encore pour exiger une compensation monétaire pour le bénéfice commercial rattaché à sa notoriété et à sa réputation.

113  Linda Malo avait le droit de protéger son image et de l'utiliser selon son bon vouloir.

  1. Les dommages

119  Le Tribunal croit que Linda Malo a droit à une compensation de 10 000 $ pour utilisation sans droit de sa photo dans AFROPAGE.

123  L'UAD soumet des arguments percutants: en associant un artiste à un produit ou à une campagne publicitaire contre son gré, on lui nie le droit de mener sa carrière comme il l'entend et on lui impose des choix qui ne s'inscrivent pas dans son cheminement artistique. L'artiste devra vivre, possiblement pendant des années, avec les conséquences des choixqu'on a fait pour lui. Sa carrière pourrait s'en trouver irrémédiablement affectée.

124  Le Tribunal retient ces arguments.

125  La somme maximale réclamée par Linda Malo pour usurpation de son identité artistique et violation de son droit à l'image en tant qu'artiste connue lui est accordée, soit 15 000$.

128  Le Tribunal croit que Linda Malo a droit à une compensation pour l'anxiété qu'elle a vécue suite à cette publication non autorisée. Le Tribunal a noté la préoccupation constante et le souci minutieux que Linda Malo apporte au développement de sa carrière et n'a aucune hésitation à croire que ladécouverte d'une telle publication ait pu la bouleverser, plus particulièrement à l'époque cruciale de ses débuts comme artiste-interprète.

129  Une somme de 5 000 $ lui sera donc accordée à ce chapitre.

Pour ces Motifs, Le Tribunal:

137  CONDAMNE Antoine Laoun à payer à Linda Malo la somme de 30 000 $ avec intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec, à compter du 17 novembre 1997.

138  AVEC DÉPENS


Dernière modification : le 29 novembre 2017 à 12 h 48 min.