Extraits pertinents :

L’APERÇU

[1]  Sysco Québec, division de Sysco Canada inc. pour le Québec, fait affaire dans la vente, le marketing et la distribution de produits alimentaires.

[2]  Sysco demande la révision d’une décision arbitrale rendue par l’arbitre Francine Beaulieu le 12 mai 2016 qui accueille un grief et ordonne à Sysco de retirer les caméras « DriveCam » installées dans ses camions.

[3]  Selon Sysco, l’arbitre interprète et applique erronément les articles 5 et 46 de la Charte des droits et libertés de la personne[1]. Plus spécifiquement, Sysco lui reproche d’avoir omis de procéder à l’analyse de l’expectative de vie privée des chauffeurs lorsqu’ils sont dans l’habitacle de leur camion, laquelle évaluation aurait dû amener l’arbitre à conclure à l’inexistence de violation au droit à la vie privée ou à une condition de travail injuste ou déraisonnable.

LES FAITS

[7]  En 2012, Sysco procède à l’installation de caméras de surveillance de type DriveCam à bord de ses camions. Cette mesure est prise tant pour le Canada que les États-Unis. Cette initiative vise deux objectifs : constituer une preuve en cas d’accident ou d’événement impliquant un chauffeur et améliorer la sécurité des employés en utilisant les caméras comme un outil de formation afin que les chauffeurs adoptent des comportements plus sécuritaires.

[8] Ces caméras, installées à l’intérieur de l’habitacle du camion, permettent de capter des images tant de l’extérieur que de l’intérieur de celui-ci. Elles filment de manière continue, toutefois les images sont constamment « écrasées » par les suivantes. Pour que celles-ci soient enregistrées et puissent être visionnées, les caméras doivent se « déclencher ». Cela se produit lors d’un événement subi, par exemple, lors d’un freinage anormal ou d’une collision. Le conducteur est alors averti par une lumière rouge qui s’allume et les images s’enregistrent pendant 12 secondes. Il s’agit des seules images qu’il est possible de revoir par la suite. Il se peut toutefois que l’enregistrement se déclenche par erreur, notamment en raison de la mauvaise qualité de la chaussée.

[9] Dès l’installation de ces caméras en novembre 2012, des chauffeurs de Sysco se plaignent de se sentir surveillés ou intimidés par le fait d’être continuellement filmés à l’intérieur même de la cabine de leur camion.

ANALYSE

  •     Norme de contrôle

[26] Bien que Sysco et le Syndicat s’entendent pour dire que la norme de la décision raisonnable s’applique, la détermination de celle-ci est une question de droit sur laquelle le Tribunal doit se prononcer[3].

[29] Le fait qu’en l’espèce la décision arbitrale interprète et applique les articles 5 et 49 de la Charte et, plus spécifiquement, le droit fondamental à la protection de la vie privée, ne rend pas applicable pour autant la norme de la décision correcte. En effet, il ne suffit pas, pour que celle-ci s’applique, qu’il ait été plaidé une question liée à la Charte ou un droit fondamental pas plus qu’il ne suffit que l’arbitre tranche sur une question de droit. L’exception « de la question de droit qui relève une importance capitale pour le système juridique et qui est étrangère au domaine d’expertise du décideur administratif », laquelle, selon l’arrêt Dunsmuir, appelle la norme de la décision correcte, doit être interprétée de manière restrictive.

[31] Il en a été de même dans l’arrêt Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée[8]. Sur ce point unanime, la Cour suprême du Canada a conclu à l’application de la norme de la décision raisonnable au contexte qu’une décision arbitrale en matière de travail a invoqué le droit à la vie privée.

[35] Conformément à ce qui précède et en accord avec ce qui est soumis en l’espèce, le Tribunal conclut que la norme de révision applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.

•        Application de la norme de révision à la décision arbitrale

[36]  Le Tribunal rappelle qu’aux termes des enseignements de l’affaire Dunsmuir[10], il doit rechercher :

[47] (…) si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité.  Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[37]  Il importe avant de faire l’application de la norme de révision d’exposer les grandes lignes de la décision qui conclut que Sysco n’a pas su établir un problème particulier, réel et continu justifiant l’installation de caméras DriveCam[11].

[40Se référant aux principes établis par la jurisprudence[14], l’arbitre précise que l’employeur doit rencontrer un double critère de rationalité, c’est-à-dire l’existence de motifs raisonnables justifiant l’atteinte à la vie privée et de proportionnalité du moyen mis en place, soit l’atteinte minimale dans les circonstances.

[41] Une fois ces principes posés, l’arbitre s’attarde à les appliquer aux faits en l’espèce :

[259] Dans notre dossier, je crois aussi que l’Employeur n’a pas installé le système DriveCam pour sanctionner ses chauffeurs et qu’il voulait davantage (voir le paragraphe 203 de la présente) protéger ces derniers de fausses déclarations ou identifier les comportements à risque des chauffeurs avant qu’ils ne provoquent un accident.

(…)

[262] Évidemment qu’on ne peut être contre la mise en place d’un outil qui favoriserait la prévention et la sécurité des chauffeurs de camion chez Sysco, mais encore faut-il, comme le dit la Cour suprême, dans l’affaire Papier Irving ltée, en se référant aux décisions des tribunaux inférieurs, que l’employeur prouve l’existence de risques accrus pour la sécurité, comme des indices d’un problème généralisé d’alcoolisme ou de toxicomanie en milieu de travail.

[42] De ces constats, l’arbitre conclut que l’employeur a fait défaut d’établir des motifs raisonnables justifiant l’installation des caméras. Pour cela, selon elle, il fallait établir une problématique particulière concernant la sécurité ou les pratiques de conduite des chauffeurs. De plus, elle distingue la présente situation de celle de l’affaire Teamsters Québec, section locale 106 et Linde Canada ltée[15] invoquée par l’employeur et dans laquelle l’arbitre confirme le droit de l’employeur d’installer des caméras DriveCam pour des chauffeurs transportant des produits dangereux, tel l’hydrogène liquide ou gazeux[16]. Pour l’arbitre, le caractère dangereux des produits justifie, dans ce cas, une telle mesure.

[43] L’arbitre souligne aussi que le moyen utilisé par Sysco se révèle particulièrement intrusif puisque la caméra filme en continu les chauffeurs, même s’il demeure vrai que les images ne s’enregistrent que lors d’un incident, et ce, pour un laps de temps de 12 secondes seulement.

[44]  L’arbitre écrit :

[267]     On peut, dès lors, comprendre que les chauffeurs se sentent épiés même si la caméra ne se déclenche qu’en présence d’un incident. L’installation d’une caméra dans l’habitacle d’un camion ne peut certes se comparer à celle faite dans une usine. J’estime que les motifs de l’Employeur pour agir ainsi devaient être plus significatifs que celle de la prévention, alors qu’il n’y a pas de preuve de problématique d’accidents, ou celle de la sécurité de ses travailleurs, alors qu’il s’agit de transport alimentaire.

[45] Elle précise également qu’elle accorde peu de force probante à la preuve statistique sur l’efficacité de la mesure déposée par l’employeur, notamment parce que cette preuve provient de la compagnie qui installe les caméras DriveCam[17].

[46] Pour ces raisons, l’arbitre conclut que le critère de la rationalité de la mesure n’est pas rencontré. Elle ajoute ensuite que l’atteinte en l’espèce n’apparaît pas proportionnée à l’objectif en ce que l’employeur pouvait envisager d’autres solutions. Elle écrit ainsi :

[271]  Un autre élément que l’Employeur aurait pu examiner pour faire de la prévention est de faire plus de formation auprès de ses chauffeurs ou encore de les obliger, du moins ceux à risque, c’est-à-dire impliqués dans des incidents ou accidents, à travailler en tandem pour un certain temps ou les obliger à suivre une ou des formations bien précises. Pourquoi, et cela aurait certainement été moins intrusif, les caméras n’ont pas été installées qu’à l’extérieur des camions? Une autre alternative aurait pu être de faire des vérifications surprises en cours de journée.

[47]   Pour ces raisons, l’arbitre retient le grief et ordonne le retrait des caméras.

[50]  Dans son texte classique sur le droit à la vie privée face à la surveillance de l’employeur[18], la professeure Veilleux pose la prémisse qu’en matière de droit du travail « le droit à la vie privée se heurte au droit de direction de l’employeur sur ses biens et sur les personnes qu’il emploie ». Dans la conclusion de son texte, elle énonce :

Dans le cadre des relations de travail, l’existence d’un droit à la vie privée se pose face au pouvoir de surveillance de l’employeur. Pour reconnaître l’existence d’un tel droit, il est nécessaire de dépasser les jugements de valeurs fondés sur la subordination juridique et de s’interroger sur l’attente subjective raisonnable de vie privée dont peut justifier un salarié face au pouvoir de surveillance de l’employeur, sans égard au fait que la restriction à ce droit soit une condition de travail ou une politique de l’employeur.[19]

[51] Tel que la professeure Veilleux l’expose, la protection du droit à la vie privée participe à la fois d’une conception individuelle et collective. La première dimension réfère à l’étendue de la protection alors que la seconde réfère aux limites qu’on peut lui apporter.

[52] Dans sa conception individuelle, il apparaît nécessaire d’établir l’existence d’une expectative subjective raisonnable de vie privée en fonction des circonstances de l’espèce. Certes, lorsqu’un employé se trouve sur les lieux de son travail, celle-ci apparaît plus restreinte et ne peut être la même que lorsqu’on se trouve à l’intérieur de sa résidence et donc ne peut l’exclure totalement[20]. Celle-ci s’analyse donc dans un spectre continu et gradué. En ce sens, si le droit à la vie privée demeure lié à la personne et non pas à un lieu, ce dernier peut toutefois en conditionner la protection.

[55]  Ainsi, si, comme le soutient Sysco, le chauffeur dans l’habitacle du camion sait qu’on peut le voir par les fenêtres de celui-ci, il n’en découle pas pour autant qu’il s’attende à ce qu’on le filme directement et de manière continue.

[56]  À cet égard, la professeure Veilleux écrit :

Ainsi, dans l’affaire Aubry, la question en litige porte sur la publication de la photographie de l’étudiante et non sur la prise de cette photographie. Concernant la prise de la photo, l’étudiante se trouvait sur le perron de sa porte lorsqu’elle a été photographiée. Dans les circonstances, l’attente subjective raisonnable de vie privée n’existait pas parce qu’elle ne pouvait éviter le regard des passants. Elle demeurait néanmoins quant à la publication de sa photographie.[21]

[64] En l’espèce, l’inexistence de problématique spécifique de sécurité amène l’arbitre à conclure que la mesure prise par l’employeur ne se justifie pas. Cette conclusion n’implique pas que l’arbitre ne met pas en balance la vie privée des chauffeurs avec leur sécurité, mais simplement que cette dernière ici n’imposait pas une telle atteinte.

[65] Quant au critère de la proportionnalité, l’arbitre conclut qu’il existe d’autres moyens moins attentatoires, notamment l’installation de caméras captant seulement des images à l’extérieur du camion[29]. Sa conclusion répond également au reproche que lui adresse l’employeur à l’effet qu’elle ne distingue pas les caméras filmant vers l’extérieur de celles dirigées vers l’intérieur de l’habitacle.

[67] Cela est d’autant plus vrai que l’analyse sous les articles 5 et 49 de la Charte découle du même test de rationalité et de proportionnalité[30]. En définitive, le rapport entre ces deux dispositions apparaît étroitement lié en ce que le fondement de l’éventuel caractère injuste et déraisonnable de l’installation d’une caméra aux termes de l’article 46 de la Charte repose essentiellement sur la violation de la vie privée des employés.

[71] Il ressort donc que l’arbitre analyse le grief en fonction du droit applicable, de la jurisprudence arbitrale et judiciaire ainsi que des circonstances particulières de l’espèce, notamment le lieu de la surveillance, le motif et la nature de la mesure prise par Sysco.

[72] En considération de tout ce qui précède, la démarche que l’arbitre emprunte apparaît transparente et intelligible et appartient, tant dans son raisonnement que dans ses conclusions, à l’une des issues possibles acceptables pouvant se justifier aux termes du droit et des faits.

[73] Même si le Tribunal pouvait diverger d’opinion avec les conclusions de l’arbitre, ce sur quoi il ne se prononce pas, celui-ci ne peut substituer ses conclusions à celles de l’arbitre lorsque, comme ici, la norme de la décision raisonnable s’applique.

[74] Il n’existe donc aucune raison pour le Tribunal d’intervenir.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[75] REJETTE le pourvoi en contrôle judiciaire;

[76] Avec frais de justice

 


Dernière modification : le 3 janvier 2018 à 11 h 13 min.