Extraits pertinents :

[1]  LA COUR : -Statuant sur le pourvoi de M. Jacques Ste-Marie contre le jugement du 6 juin 2003 par lequel la Cour supérieure, district de Montréal (l'honorable Roger A. Baker), a rejeté l'action en dommages-intérêts qu'il a intentée contre les intimés au motif que ces derniers auraient violé sa vie privée et attenté à sa réputation, lui causant ainsi un préjudice grave;

[2]  Nous sommes unanimement d'avis qu'il y a lieu de rejeter le pourvoi puisqu'il n'y a eu en l'espèce ni atteinte au droit de l'appelant au respect de sa vie privée ni atteinte à sa réputation.

1.         Résumé des faits

[3] Jean-Paul Marquis (« Marquis ») contrôle Placements J.P.M. Marquis Inc. qui, au cours de la période pertinente, fait construire, à Repentigny, un supermarché portant la bannière « Métro ». La construction est confiée à Dupéré Construction et Promotion Immobilière Inc. (« Dupéré »).

[4]  Jacques Ste-Marie (« Ste-Marie ») est le chef de chantier de Dupéré et, à ce titre, il gère les opérations quotidiennes qui se déroulent sur le site de la construction, assure la coordination des sous-traitants et voit de façon générale à l’organisation et à la bonne exécution des travaux. Pendant la plus grande partie des travaux, Ste-Marie occupe une roulotte installée sur le chantier. En septembre 1997, on enlève la roulotte, à la demande de Marquis (qui trouve qu’elle dépare les lieux), et Ste-Marie utilise son propre véhicule automobile (une minifourgonnette) comme « bureau ». Marquis met cependant à la disposition de Ste-Marie les lignes et appareils téléphoniques du supermarché puisque, dans l’exercice de ses fonctions, Ste-Marie doit faire grand usage du téléphone.

[6] Quelques semaines avant l’ouverture du supermarché et en prévision de celle-ci, Marquis retient les services de Marcel Chalifoux (« Chalifoux »), enquêteur privé et spécialiste de la sécurité, de façon à ce qu’il voie à l’installation des divers systèmes de sécurité du supermarché. Chalifoux note plusieurs problèmes qu’il tente, mais en vain, de régler ou de faire régler par Ste-Marie (portes qui, faute de serrures, ne peuvent être verrouillées; absence de portes dans certains locaux - dont le local de surveillance, impossibilité de procéder à l’installation du réseau de caméras et du système d’alarme à cause de l’absence de certaines portes, etc.).

[7] La preuve prépondérante révèle qu'apparemment exaspéré par la situation, Marquis, à la suggestion de Chalifoux, décide de faire mettre les lignes téléphoniques du supermarché sur écoute. Chalifoux, dans son témoignage, évoque la méfiance qu’il aurait ressentie à l’endroit de Ste-Marie (MA, vol. 2, p. 229) mais, dans l’ensemble, on comprend que la mise sur écoute était destinée à découvrir des éléments étayant les griefs de Marquis à l’endroit de Dupéré (témoignage de Marquis, MA. vol. 1, p. 86-89; vol. 3, p. 501), le premier ayant perdu toute confiance dans le second et espérant que les conversations téléphoniques de Ste-Marie, représentant de Dupéré, lui seraient utiles dans la dénonciation des défaillances de ce dernier.

[8] Chalifoux s’occupe de la mise en place du système d’interception, qui est fonctionnel le 4 septembre. Le 5 septembre, Chalifoux écoute les enregistrements des divers appels de la veille, dont celui d'une conversation entre Ste-Marie et un tiers alors inconnu, dont il sera révélé ultérieurement qu’il s’agit selon toute probabilité d’un perceur de coffre-fort bien connu de la police.  Le contenu de cette conversation, que retranscrit intégralement le jugement de première instance, est de nature à laisser croire que Ste-Marie prépare avec son interlocuteur le vol du coffre-fort du supermarché ou qu’à tout le moins il transmet des renseignements susceptibles de faciliter la perpétration d’un tel vol.

[9]  Chalifoux fait entendre l’enregistrement à Marquis et décide d’aller confier le tout à la police. Le 5 septembre, il va voir des policiers de Montréal, qui le renvoient aux policiers de Repentigny.

2.         Absence d'atteinte au droit à la vie privé

[18] Au chapitre de la violation de la vie privée, Ste-Marie reproche deux incidents aux intimés : d'abord la mise sur écoute des lignes téléphoniques du supermarché et l'interception d'une conversation téléphonique particulière, ensuite la fouille de son véhicule et la subtilisation de certains documents.

  1.       Mise sur écoute des lignes téléphoniques et interception d'une conversation

[19] Le droit au respect de la vie privée est protégé au Québec par une abondance de dispositions qui montrent l'importance que le législateur accorde à sa protection : articles 35 et s. C.c.Q., article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne[1]Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé[2]Loi sur l’accès à l’information et la protection des renseignements personnels[3].

  1.       Mise sur écoute des lignes téléphoniques et interception d'une conversation

[19] Le droit au respect de la vie privée est protégé au Québec par une abondance de dispositions qui montrent l'importance que le législateur accorde à sa protection : articles 35 et s. C.c.Q., article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne[1]Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé[2]Loi sur l’accès à l’information et la protection des renseignements personnels[3].

[20] En procédant à la mise sur écoute des lignes téléphoniques du supermarché et en interceptant la conversation téléphonique en cause, les intimés ont-ils violé la vie privée de Ste-Marie et violé les articles 35 C.c.Q. et 5 de la Charte des droits et libertés de la personne? La Cour ne le croit pas.

[21] En droit du travail, on a décidé déjà que l'interception de communications secrètes du salarié, lorsqu'elles ont lieu au travail, ne constitue pas toujours une violation de sa vie privée : ainsi le salarié qui manigance le détournement de la clientèle de son employeur vers une entreprise concurrente et qui a l’imprudence de manifester son intention dans une conversation téléphonique menée au bureau ne pourrait pas se plaindre de l'interception de cette conversation. Cette dernière ne relève pas en effet de sa vie privée et ne concerne pas des matières qui se rattachent à celle-ci mais porte plutôt sur l’exécution, ou plus exactement la non-exécution ou la violation de son contrat de travail (en l'occurrence sous l'aspect loyauté). La jurisprudence va généralement dans ce sens : voir par exemple les affaires Roy c. Saulnier[4]Compagnie d'assurances Standard Life c. Rouleau[5] et Srivastava c. Hindu Mission of Canada (Quebec) Inc.[6].

[22] Par ailleurs, ce dernier arrêt, qui traite de l'interception de conversations téléphoniques, propose que la question de la violation du droit à la vie privée garanti par l'article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne (et, pourrait-on ajouter, garanti également par l'article 35 C.c.Q.) soit examinée à la lumière d'une approche multifactorielle dont l'un des éléments importants est l'existence d'une attente subjective en matière de vie privée, attente qui dépend au premier chef de la nature de l'information en cause. Le juge Robert écrit ainsi que :

[71]      […] En effet, je crois que l'emphase doit être mise sur l'attente subjective de la personne face à la conversation, son caractère raisonnable, ainsi que sur la nature de celle-ci. À défaut de qui, il serait très difficile pour quelqu'un de prouver une expectative raisonnable de vie privée quant à tout élément intangible - ne pouvant être grevé d'un droit de propriété.

[72]      Il est possible dans ce cas d'assimiler la conversation téléphonique en cause à un échange d'information entre deux personnes. Dans un tel cas, la nature de l'information ainsi que celle des interlocuteurs deviennent des facteurs importants afin de déterminer si la conversation est protégée par l'article 5 de la charte québécoise. En l'espèce, il est évident que, subjectivement, dans le temple, Sharma s'attendait à pouvoir communiquer de manière privée avec Mme Srivastava au téléphone De plus, les conversations enregistrées étaient de nature privée. Les appelants étaient de bons amis qui partageaient leurs peines et succès par le biais du téléphone. En conséquence, il serait illogique d'affirmer que les appelants n'avaient pas une expectative raisonnable de vie privée quant aux conversations. La nature et le ton des conversations démontrent clairement le contraire[7].

(Les italiques sont dans le texte original, les soulignements sont des soussignés.)

[24]  En l'espèce, la nature de l'information en cause ne se rattache pas à la vie privée de Ste-Marie mais bien à l'exécution de ses fonctions comme chef de chantier de Dupéré chez le client Marquis. La conversation survient à l'occasion de l'exécution des fonctions en question. Sans aucun doute Ste-Marie souhaitait-il que cette conversation reste secrète, mais il ne pouvait entretenir à cet égard une expectative raisonnable fondée sur le respect de sa vie privée. Si, plutôt que d'être enregistrée, cette conversation avait été surprise par un salarié de Marquis, qui l'avait rapportée à ce dernier, Ste-Marie n'aurait pu alléguer violation de sa vie privée. Le fait que la conversation ait, plutôt, été enregistrée ne change rien à ce constat, qui découle de la nature de la conversation en cause et de son rattachement aux fonctions de Ste-Marie ou, plus exactement, de son rattachement à la violation des obligations lui incombant de par ces fonctions.

[26]  Ce n'est toutefois pas le cas en l'espèce : la conversation interceptée a eu lieu sur les lieux du travail, pendant les heures de travail. Les expectatives légitimes de vie privée de l'individu sont forcément moins élevées dans ce contexte et, en pareil cas, le contenu de la conversation peut être pertinent à la détermination de l'existence de la violation de la vie privée. Or, la conversation en cause ici, comme on l'a vu précédemment, ne se rattache pas à la vie privée de Ste-Marie.

[27]  Certes, l'existence d'un contrat de travail ne signifie pas que le salarié abandonne toute expectative de vie privée au regard de son emploi, comme le reconnaît d'ailleurs notre Cour dans Syndicat des travailleurs(euses) de Bridgestone-Firestone de Joliette (CSN) c.Trudeau[9], mais son droit, bien sûr, doit être concilié avec le cadre du contrat en question et avec les obligations du salarié envers l'employeur. Le droit au respect de la vie privée est un droit d’application et d’interprétation contextuelles et le fait de l'exécution du travail dans des lieux contrôlés par l'employeur ou contrôlés par le client chez qui l'employeur a dépêché le salarié a un effet réducteur sur les expectatives légitimes de vie privée d'un individu, dans l'exercice de ses fonctions (encore que ces expectatives doivent être appréciées au regard de l'ensemble des circonstances et puissent varier selon les espèces, comme le rappelle l'affaire Srivastava). Et même lorsque ces expectatives sont importantes et réelles, l'employeur peut tout de même, dans certains cas, s’immiscer dans la vie privée d’un salarié sans pour autant violer l'article 35 C.c.Q. ou l'article 5 de la Charte québécoise. De façon générale, une telle intrusion sera permise lorsque la loi le prévoit ou lorsqu’elle répond aux critères suivants : 1) l’employeur cherche à atteindre par ce moyen un objectif légitime et important; 2) la mesure est rationnellement liée à l'objectif recherché; 3) il n'y a pas d'autres moyens raisonnables d'atteindre l'objectif, l’intrusion ou l’immixtion devant par ailleurs être la plus restreinte possible[10]. On peut, par analogie, appliquer le même test à une intrusion pratiquée par le client de l'employeur, dans un contexte de travail comme celui de l'espèce.

[28] Cela dit, encore faut-il, pour qu'on applique ce test, qu'il y ait atteinte ou menace d'atteinte réelle ou potentielle à la vie privée de l'individu. Or, ce n'est pas le cas dans la présente affaire.

[30] Pour ces raisons, la Cour est d'avis que l'interception, compte tenu des circonstances très particulières de l'espèce, ne constitue pas une violation de la vie privée de Ste-Marie.

[40] POUR CES RAISONS,

[41] REJETTE l'appel, avec dépens.


Dernière modification : le 2 décembre 2017 à 15 h 30 min.