Extraits pertinents : [1] Rossita Stoyanova (Stoyanova) est l’auteure d’un poème en bulgare[1] intitulé «Bonboni» et de la prestation vocale de celui-ci (OEuvre) enregistrée en juin 2010 avec son compagnon de l’époque, Nicolas Maranda. Remixée avec la musique du groupe Monitor, avec l’assentiment de Stoyanova (Chanson)[2], elle est d’abord diffusée dans un contexte restreint et exploratoire, sans entente écrite ni rémunération des artistes. [2] L’année suivante, le producteur Les Disques Mile-End inc. / Mile-End Records inc. (Mile-End) produit le disque Monitor, incluant la Chanson[3], ainsi que des albums de versions remixées de l’OEuvre et en autorise la diffusion mondiale, à l’insu de la demanderesse. [3] Stoyanova demande l’émission d’une injonction interlocutoire et permanente à l’encontre de Mile-End afin qu’il cesse toute reproduction et exploitation commerciale de son OEuvre et réclame solidairement aux défendeurs un montant de 26 986 $ en dommages-intérêts pour la violation de son droit d’auteur, la somme de 5 000$ en dommages punitifs ainsi que le remboursement de ses frais extrajudiciaires, au montant de 22 600 $. [5] En novembre 2012, Stoyanova ajoute un recours contre Maranda pour la violation intentionnelle et illicite à sa vie privée, sa dignité, son honneur et sa réputation. Elle déplore l’existence d’une version intime de la Chanson, mixée avec son cri de jouissance (Version intime), et lui reproche d’avoir fait un enregistrement de 96 minutes de leur vie privée à son insu, incluant des activités sexuelles survenues entre eux. Elle réclame les dommages moraux et punitifs afférents. [6] Maranda admet avoir fait l’enregistrement reproché à son insu, mais dans le contexte ludique, explicite et épanoui de leur sexualité, avec l’impression que son initiative ne déplairait pas à Stoyanova. Aussi, il fait valoir que la Version intime n’a été écoutée qu’une seule fois et qu’elle aurait fait sourire la demanderesse. Il nie ainsi toute atteinte à ses droits fondamentaux. [13] Stoyanova retrouve un poème en bulgare dont elle est l’auteure, écrit en 2008 et finalisé en 2010[8], qui s’inscrit dans une série d’œuvres sur des personnages féminins, vampires et délinquantes de la vie nocturne[9]. [14] Le 10 juin 2010, dans un contexte ludique et expérimental, ils enregistrent la voix de la demanderesse interprétant son poème, le tout constituant l’Œuvre. Les deux parties admettent l’ambiance «sex, drugs and rock n’roll» et la prise de «photos intimes[10]» de la demanderesse en sous-vêtement. [15] Le 28 juin 2010, elle lui donne instruction d’utiliser son pseudonyme Rossita Dove[11], comme crédit d’auteure. Maranda en informe immédiatement Jean-Michel Lapointe du groupe Monitor[12]. [16] Par la suite, Maranda mixe l’Œuvre avec la musique de Monitor et finalise la Chanson. Il la transmet à Stoyanova, qui lui répond : «ha, it sounds amazing. You did a good job with this», tout en lui faisant certaines suggestions[13]. [17] Le 14 juillet 2010, Maranda enregistre pendant 96 minutes[14] les bruits ambiants et les événements qui se passent dans son appartement en présence de Stoyanova, mais à son insu. Parmi les sons, les conversations et les appels téléphoniques, l’enregistrement capte une relation sexuelle survenue entre les parties, interrompue par la visite impromptue du fils de Maranda. [18] Par la suite, prétextant le contexte ludique et éclaté de leur relation, Maranda mixe 0,2 seconde d’un cri de jouissance de Stoyanova à la Chanson et lui fait entendre cette Version intime, en présence des musiciens du groupe Monitor. Elle se fâche ou elle sourit? Les versions des parties sont contradictoires et analysées dans la section qui se rapporte à l’atteinte à la vie privée. L’atteinte à la vie privée, la dignité, l’honneur et la réputation [102] Il est important de décrire d’abord le contexte lié à ce recours (i.), puis d’analyser les droits fondamentaux de Stoyanova à cet égard (ii.), pour enfin évaluer la réclamation de dommages-intérêts et de dommages punitifs, le cas échéant (iii.). La Version intime La position de Stoyanova [105] Stoyanova témoigne que Maranda lui fait entendre cette Version intime devant Jean-Michel Lapointe. Maranda les informe et elle découvre son propre cri de jouissance sur cette nouvelle version. Elle affirme avoir été immédiatement bouleversée, choquée par cet enregistrement et avoir réagi vivement en disant : «Les gars, je vais vous poursuivre!» Elle leur interdit toute utilisation future de l’Œuvre[90]et témoigne au procès que cet événement marque la rupture de la relation amoureuse des parties. [106] Depuis, Stoyanova prétend vivre en continu une perturbation psychologique importante[91], être envahie par la honte et la peur que soit diffusée la Version intime de la Chanson et d’être enregistrée à nouveau. [107] Stoyanova soumet qu’elle n’a pas eu le courage de dire à ses amis et à ses proches que Maranda «avait fixé sans son consentement des activités sexuelles en vue d’échantillonnage[92] [108] Elle tente de reprendre contact avec Maranda en avril 2011 pour le confronter à l’égard de la Version intime, mais prétend que ce dernier ignorait tous ses messages. Elle conclut que Maranda «était passé à autre chose et, elle espérait ne plus jamais entendre parler de l’Œuvre[93]». Jusqu’en juin 2012. La position de Maranda [109] Maranda explique plutôt qu’il lui présente la Version intime en studio avec Jean-Michel Lapointe, mais aussi les autres membres du groupe Monitor, sans préciser de quoi il s’agit[94] et sans que personne ne remarque le caractère intime du cri ajouté dans l’enregistrement. Après l’écoute, seul avec Stoyanova, il lui demande si elle a reconnu son cri. Devant son ignorance, il lui dit : «C’est toi. C’est nous!» Elle aurait souri, sans plus, selon lui. [110] Il affirme qu’il n’a jamais plus été question de cette Version intime, que la demanderesse ne lui pose aucune question ou n’exprime aucune restriction. Comme pour les photos intimes de juin 2010, cela faisait partie de leurs jeux, de leur sexualité libérale, tout simplement. [111] Selon lui, les parties continuent d’être ensemble. Ils assistent au premier lancement d’album Moniteur[95] le 20 août 2010, où ils quittent tôt, préférant passer des moments intimes chez lui[96]. Ils voyagent également à Québec pour participer à une soirée organisée par la fondation One Drop, dorment chez la mère de Stoyanova et à l’hôtel. [112] Il affirme que leur rupture survient plutôt à la fin septembre 2010, et qu’ils demeurent en contact jusqu’en décembre 2010. [113] Ensuite, il prend ses distances. Stoyanova le relance une fois au printemps, dans un texto explicite l’invitant à avoir une relation sexuelle. Alors en couple, il ne répond pas. [114] Le Tribunal constate que la preuve corrobore la version crédible de Maranda sur ces évènements. [125] Au cours de son interrogatoire après défense, le 13 décembre 2012, il s’explique. Il admet ne pas avoir obtenu la permission de Stoyanova pour l’enregistrer lors «d’une session de sexe» et précise qu’«[i]l y a eu un échantillon [de 0,2 seconde] de votre voix qui a été dans une version qu’on a écoutée en studio, et puis ça s’est arrêté là[102]». Il est clair que la version n’a jamais été diffusée. Stoyanova ne demande pas à Maranda de lui fournir l’enregistrement des moments intimes comme engagement[103]. [130] En droit, la Cour supérieure nous le rappelait récemment dans l’affaire L.D. c. J.V.[109], l’enregistrement d’une personne dans le contexte de sa vie privée et de ses ébats sexuels touche la dignité, l’honneur, la réputation et la vie privée de celle-ci, des droits fondamentaux protégés tant par la Charte des droits et libertés de la personne que par le Code civil du Québec[110], lesquels prévoient : Charte des droits et libertés de la personne 4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation. 5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée. 49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnus par la présente Charteconfère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte. En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs. Code civil du Québec 3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tel le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée. 35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée. Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise. 36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privéed’une personne les actes suivants: 1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit; 2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée; 3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu’elle se trouve dans des lieux privés; 4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit; 5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l’information légitime du public; 6° Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels. [131] Maranda plaide le consentement implicite de Stoyanova lorsqu’elle sourit après avoir entendu la Version intime en août 2010 et puisqu’elle ne dit plus rien par la suite. Cependant, il n’en demeure pas moins que l’enregistrement de 96 minutes, plus distinctif et significatif qu’un cri de 0,2 seconde, est fait à son insu et demeure inconnu de la demanderesse jusqu’en janvier 2016. Maranda ne peut donc invoquer ou inférer de quelque façon que ce soit un consentement ou une renonciation de la part de Stoyanova pour cet enregistrement qu’elle ne connaissait pas jusqu’alors. [132] De toute évidence, Stoyanova avait une expectative raisonnable de vie privée à tout moment de l’enregistrement, et surtout dans le cadre de ses relations intimes avec Maranda. Ces rapports se veulent nécessairement privés et privilégiés, protégés par l'article 5 de laCharte québécoise, ainsi que 3 et 35 C.c.Q. Cet enregistrement constitue une atteinte au droit à la vie privée, à l’honneur et à la dignité de la demanderesse. iii. Les dommages-intérêts et dommages punitifs [133] En l’espèce, Stoyanova réclame initialement un montant de 15 000 $ à titre de réparation de l’atteinte à la vie privée et à la dignité, ce qui en soi ne suffit pas. En effet, dans l’arrêt Aubry c. Éditions Vice‑Versa, la Cour suprême nous rappelle le principe voulant que «l’on ne puisse imputer un préjudice au seul fait qu’il y a eu atteinte à un droit garanti par la Charte[111].» Ainsi, «la preuve d'une atteinte à un droit garanti par la Charte québécoise, de même que celle d'un dommage et du lien de causalité, doivent être établies avant de pouvoir conclure à la responsabilité civile du défendeur[112]». [144] Le Tribunal croit que Stoyanova est réellement perturbée par l’avènement de l’enregistrement de 96 minutes. Il y a une différence appréciable entre 0,2 seconde d’un cri de jouissance et l’enregistrement complet de la vie et des ébats sexuels d’une personne. Même en étant très libéral, il est tout à fait compréhensible que cela puisse éveiller un bouleversement chez elle. [146] D’abord, les faits de l'affaire L.D. c. J.V.[122] dépassent largement en gravité les circonstances en l’espèce, notamment du fait que les parties avaient eu une discussion concernant les enregistrements vidéo que possédait le défendeur de ses ébats sexuels avec d’autres partenaires, la demanderesse s’était alors assurée auprès de ce dernier qu’il ne filmerait pas leurs relations intimes. Il n’a pas respecté sa promesse, elle s’est sentie trahie. Le Tribunal lui octroie 20 000 $. [147] Ensuite, dans l'arrêt Srivastava c. Hindu Mission of Canada (Quebec) Inc.[123], la Cour d’appel prononce une condamnation de 10 000 $. Dans cette affaire, les interceptions de conversations privées avaient été nombreuses et leur diffusion importante, ce qui contraste et se distingue avec les faits limités en l’espèce. [148] Enfin, le dossier Pelletier c. Ferland[124] accorde un montant de 7 000 $ en dommages moraux à la demanderesse, filmée à son insu à l’âge de 17 ans à la résidence du défendeur, âgé de 18 ans, alors qu’elle enlevait son maillot de bain et remettait ses vêtements. Lorsqu’informée de l’existence de la vidéo, elle s’est sentie trahie par son meilleur ami. Elle a, de plus, été profondément blessée et humiliée d’apprendre que trois ou quatre autres personnes avaient pu visionner la vidéocassette et la voir complètement nue et que, par ailleurs, la plupart de ses amis lui en avaient caché l’existence durant plusieurs années bien qu’ils le savaient. [149] En l’instance, les faits sont différents. Sans tous les répétés, soulignons que Maranda ne prend pas d’image des ébats sexuels, qu’il n’existe qu’un seul enregistrement, celui de 96 minutes qui n’a jamais été diffusé, sauf dans la Version intime, sans lendemain. Maranda fait cet enregistrement dans l’esprit ludique de la relation amoureuse des parties et avec l’intention que cela demeure privé, entre eux. [151] Par conséquent, à la lumière de l’ensemble de la preuve et des circonstances en l’instance, le Tribunal accorde un montant de 5 000 $ à titre de dommages moraux à la demanderesse. [152] Quant à l’atteinte à la réputation, le Tribunal retient qu’au moment de l’unique diffusion de la Version intime, les musiciens n’ont pas réalisé qu’il s’agissait d’un cri de jouissance de Stoyanova sur cette version de 0,2 seconde. Aucune preuve ne permet de conclure qu’il y a eu une atteinte à la réputation et à la dignité de Stoyanova à cet égard. [153] La demanderesse qui diffuse subséquemment sur son propre blogue les informations relatives à cet enregistrement ne peut se plaindre ultimement de l’opinion publique ou l’atteinte à la réputation qu’elle aurait elle-même provoquée, le cas échéant. [154] Enfin, Stoyanova réclame des dommages punitifs, en vertu de l’article 49(2) de la Charte québécoise précité, qui permet l’attribution lorsqu’il y a atteinte illicite à un droit protégé par la Charte québécoise et que de plus cette atteinte est intentionnelle[126], soit lorsque «la mauvaise conduite du défendeur est si malveillante, opprimante et abusive qu’elle choque le sens de dignité de la Cour[127]». [155] Dans l’arrêt Montigny c. Brossard (Succession), la Cour suprême explique que «[l]’intentionnalité, à cette étape, s’attache non pas à la volonté de l’auteur de commettre la faute, mais bien à celle d’en entraîner le résultat[128]». [156] Dans l’affaire L.D. c. J.V., le juge note que «le défendeur aurait dû savoir, compte tenu de la relation existant entre les parties et surtout du visionnement antérieur de l’autre enregistrement vidéo de nature sexuelle, quelle serait la réaction de la demanderesse à cet égard[129]». Tel n’est pas le cas en l’espèce. [157] A contrario, dans l’arrêt Srivastava précité, la Cour d’appel conclut «que le comité exécutif savait qu'il était extrêmement probable que les conversations personnelles de Sharma allaient être enregistrées. Cependant, la preuve ne nous permet pas d'affirmer, selon la prépondérance des probabilités, que le comité exécutif voulait causer des dommages moraux à Sharma et Mme Srivastava ou qu'il ait agi en toute connaissance de cause, sachant que leur faute causerait ce genre de dommage[130]». Elle n’accorde pas les dommages exemplaires. [158] Tenant compte de l’ensemble des faits et circonstances, et à la lumière de la jurisprudence, le Tribunal conclut que les motifs invoqués[131] par Stoyanova ne justifient pas sa réclamation de dommages punitifs. [159] Plus particulièrement, le Tribunal est d’avis que Maranda n’a pas volontairement porté atteinte à la vie privée de la demanderesse. Leur relation libérale et explicite l’amène honnêtement à croire que Stoyanova ne s’y opposera pas[132]. Bien que son geste et le fait de procéder à l’enregistrement à l’insu de sa partenaire soient déplorables, on ne peut conclure à la trahison ou à l’intention malveillante. [176] POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL : [177] ACCUEILLE en partie la Demande introductive d’instance modifiée en injonction permanente et en dommages de la demanderesse Rossita Stoyanova; […] [184] CONDAMNE le défendeur Nicolas Maranda à payer à la demanderesse Rossita Stoyanova la somme de 5 000$ avec intérêt au taux légal, plus l’indemnité additionnelle depuis le 1er novembre 2012; Dernière modification : le 3 décembre 2017 à 17 h 04 min.