Extraits pertinents :

[1] La demanderesse est une policière qui travaille pour le Service de police de la ville de Montréal ( SPVM ) depuis plus de 19 ans.  Elle poursuit les défendeurs pour obtenir une ordonnance d'injonction permanente pour interdire ou restreindre la diffusion d'un film pornographique qui porte atteinte à sa dignité et à sa vie privée et pour réclamer des dommages compensatoires et punitifs de 100 000 $.

LES FAITS

[3] La demanderesse est policière au SPVM; elle porte dans son emploi l'identification et le numéro matricule 728.  Elle est devenue célèbre, sans doute contre son gré, au cours de l'année 2012 en raison de divers incidents dans lesquels elle a été impliquée et qui ont fait l'objet d'une vaste couverture médiatique.

[9] Au cours du mois de novembre 2012, la compagnie défenderesse a fabriqué et produit un film qui portait le titre « 728 agente XXX » mettant en vedette l'autre défenderesse, qui est connue sous le nom de scène : Alyson Queen.  Sur son site Web, elle se décrit comme : « Actrice porno québécoise ».

[10] Le 21 novembre 2012, Alyson Queen accordait une entrevue radiophonique diffusée au poste 98.5 FM pour parler du lancement du film en question.  Dans cette entrevue avec Dutrisac, elle décrivait le film comme une « parodie » inspirée de faits réels mettant en vedette une policière à la chasse de « carrés rouges ».  […] Elle annonçait également que le ou vers le 18 décembre, le film deviendrait disponible sur une chaîne télévisée.

LES PROCÉDURES

[12] Peu après, la demanderesse soumettait au Tribunal la présente requête introductive d'instance pour injonction provisoire, interlocutoire et permanente et en dommages.  Le 26 novembre 2012, l'honorable Pierre Tessier homologuait une entente intervenue entre les parties intitulée « ordonnance de sauvegarde » qui ordonnait aux défendeurs de cesser la promotion du film ou de son lancement et de remettre à la procureure de la demanderesse une copie du film.  L'audition de la demande d'injonction interlocutoire était reportée au 10 décembre 2012.

[13] Le 7 décembre 2012, la compagnie défenderesse et André Grenier produisaient une requête en rejet de la requête introductive d'instance et en dommages pour abus de procédure, fondée sur l'article 54.1 C.p.c. présentable le 10 décembre 2012, date fixée pour l'audition de la requête pour injonction interlocutoire.  Ils demandaient le rejet de l'action, le remboursement de leurs honoraires extrajudiciaires, ainsi que des dommages-intérêts pour compenser les pertes subies et des dommages punitifs.

[14] Le 10 décembre 2012, la demanderesse produit une requête amendée pour préciser les conclusions recherchées au niveau interlocutoire.  Elle demande au tribunal d'interdire toute promotion du film « 728 agente XXX », d'ordonner que le titre du film soit modifié pour supprimer toute référence au chiffre 728 ou à l'un ou l'autre des chiffres composant ce numéro, d'enlever du film deux extraits sonores « où on entend la foule scander 728 » et de supprimer deux passages où la vedette du film prononce certaines paroles qui sont celles de la requérante et d'enlever tout visuel où on voit 728.

[16] L'affaire a été entendue le 1er février 2013.  Le Tribunal doit donc disposer de la requête introductive d'instance amendée et de la requête pour rejet fondée sur l'article 54.1 C.p.c.

[26] La demanderesse soutient que les défenderesses lui causent un grave préjudice en l'associant à un film pornographique.  De plus, ils utilisent sans autorisation son image et sa ressemblance à des fins commerciales et pour lui nuire, ce qui constitue une atteinte illicite à sa vie privée.

[30]        Il ne semble ni nécessaire ni utile de rappeler que le droit à la vie privée est garanti par la Charte des droits et libertés de la personne et que le droit à l'image est une composante essentielle de ce droit.  La publication de l'image d'une personne ou son utilisation à des fins commerciales sans autorisation est une atteinte à ce droit.  Certains auteurs ont parlé d'un « droit à l'anonymat ».

[32] Dans le présent cas, il n'y a pas ici d'utilisation non autorisée de l'image ou du nom de la demanderesse.  Son nom n'est jamais mentionné, on ne montre pas sa photo et l'actrice qui tient le rôle principal ne lui ressemble en rien.  Ce fait n'est d'ailleurs pas contesté.

[33] La demanderesse soutient cependant que le « matricule 728 » lui est propre et qu'il a été couramment utilisé pour la désigner dans des reportages ou des commentaires de telle sorte que la seule référence au chiffre « 728 » permet de la désigner et de l'identifier.

[36] Il est certainement vrai que le chiffre « 728 » et « le matricule 728 » sont maintenant fort bien connus chez nous.  Doit-on conclure pour autant, comme le propose la demanderesse, que ce chiffre et ce numéro matricule font partie intégrante de son image, et donc de sa « personne », et qu'ils ne peuvent être utilisés sans son autorisation ?

[37] Le Tribunal ne peut tout simplement pas accepter cette proposition.

[38] Notons que le droit fondamental en cause ici est le « droit à la vie privée », qu'on a parfois décrit comme un droit à l'anonymat.  Or, le numéro matricule 728 ne fait pas partie de la vie privée de la demanderesse, mais bel et bien de sa vie publique.  Elle est une policière, une agente de la paix et c'est à ce titre qu'on lui a attribué le numéro matricule 728.  Dès qu'elle quittera ces fonctions, elle cessera d'être le numéro matricule 728.  C'est le service de police qui décerne le numéro matricule à un agent et qui le reprend à son départ.

[39] Il est vrai qu'elle est maintenant fort bien connue, célèbre même, de telle sorte que la référence au « matricule 728 » permet de la reconnaître mais ce phénomène est entièrement lié à ses faits et gestes comme policière.  Ces gestes n'ont pas été posés dans la sphère de la vie privée et ne relèvent pas de la vie privée.

[42] L'article 5 de la Charte des Droits et Libertés de la personne est formel :

« Toute personne a droit au respect de sa vie privée ».

Cela inclut bien sûr les hommes publics ou les artistes ou les fonctionnaires publics, mais, dans le cas de ces derniers, une partie importante de leurs activités ne relève pas de la vie privée mais de la vie publique :

« L'intérêt public ainsi défini est donc déterminant dans certains cas. La pondération des droits en cause dépend de la nature de l'information, mais aussi de la situation des intéressés. C'est une question qui est dépendante du contexte. Ainsi, il est généralement reconnu que certains éléments de la vie privée d'une personne exerçant une activité publique ou ayant acquis une certaine notoriété peuvent devenir matière d'intérêt public… »[4]

[43] On peut certainement comprendre que la demanderesse déplore le fait d'être associée à un film « pornographique » selon elle, « adulte » selon les défendeurs, mais cela ne l’autorise pas à exiger le retrait ou la modification du film qui a par ailleurs reçu l’aval de la Régie du cinéma.

[45] Dans la sphère publique, la liberté d'expression autorise et permet la critique, le commentaire, le débat, la contestation, par des procédures ou des manifestations ou par l'humour ou la caricature ou la parodie, des faits et gestes de ceux qui nous gouvernent ou qui, comme les policiers, se trouvent en position d'autorité.

[46] Le Tribunal conclut donc que, dans le présent cas, le recours de la demanderesse est mal fondé. Le présent cas est manifestement différent de ceux soumis à l'honorable Pierre Nollet qu'invoque la requérante[5].  En effet, dans ces affaires, on avait fait fi des termes d'une entente pour publier la photo de jeunes femmes dans la page centrale d'un magazine pornographique.  Il s'agissait purement et simplement de l'utilisation non autorisée de l'image de quelqu'un et la faute était aggravée par la nature de la publication.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[48] REJETTE la requête introductive d'instance ;

[49] AVEC dépens.


Dernière modification : le 2 décembre 2017 à 15 h 46 min.