Extraits pertinents :

[1]   Plusieurs raéliens réclament des dommages de 7 000 $ chacun parce que le Journal de Montréal et le Journal de Québec ont publié sans autorisation leur photo portant atteinte à leur vie privée. À l’exception d’une seule, toutes les demandes sont rejetées parce que les publications répondent à la nécessité de procurer au public une information légitime ; de plus, les dommages sont inexistants. Ce jugement possède une portée bien limitée ; il ne constitue pas une appréciation de la qualité et de la rigueur du travail journalistique ni une évaluation des pratiques et politiques du mouvement raélien.

[3]   Du lundi 6 octobre au lundi 13 octobre 2003, le Journal de Montréal et le Journal de Québec publient une série d’articles d’environ 33 pages chacun sur le mouvement raélien. Selon la pratique journalistique habituelle de ces quotidiens, les articles sont souvent accompagnés de plusieurs photos destinées à illustrer le contenu des textes. Cela est conforme à une tendance nord-américaine, renforcée par les nouveaux procédés technologiques. L’écrit se complète par l’image selon l’adage « Une image vaut mille mots »[2].

  1.       LES QUESTIONS EN LITIGE

[16] Le Tribunal doit disposer de ces recours où chaque partie invoque des droits protégés par les chartes et le Code civil du Québec.

[17] Les raéliens demandent au Tribunal d’intervenir en leur faveur en invoquant les articles 335 et 36 du Code civil, de même que les articles 58 et 49 de la Charte des droits et libertés de la personne[14] : [...]

3.4      La pondération des droits et l’étude du contexte

[21] Tout au long des débats devant le Tribunal, chaque partie tente de bénéficier de l’arrêt de la Cour suprême, rendu en 1998 dans Aubry c. Éditions Vice Versa[21]. Le Tribunal cite les passages les plus pertinents de cet arrêt :

51  […] À notre avis, le droit à l’image, qui a un aspect extrapatrimonial et un aspect patrimonial, est une composante du droit à la vie privée inscrit à l’art. 5 de la Charte québécoise.  Cette constatation est conforme à l’interprétation large donnée à la notion de  vie privée dans le récent arrêt Godbout c. Longueuil (Ville)1997 CanLII 335 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 844, et dans la jurisprudence de notre Cour.  Voir R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 417, à la p. 427.

52   Dans l’affaire Godbout c. Longueuil (Ville), la Cour suprême a décidé que la protection accordée à la vie privée vise à garantir une sphère d’autonomie individuelle relativement à l’ensemble des décisions qui se rapportent à des «choix de nature fondamentalement privée ou intrinsèquement personnelle» (par. 98).  Dans la mesure où le droit à la vie privée consacré par l’art. 5 de la Charte québécoise cherche à protéger une sphère d’autonomie individuelle, ce droit doit inclure la faculté de contrôler l’usage qui est fait de son image puisque le droit à l’image prend appui sur l’idée d’autonomie individuelle, c’est-à-dire sur le contrôle qui revient à chacun sur  son identité.  Nous pouvons aussi affirmer que ce contrôle suppose un choix personnel.  Notons enfin que l’art. 36 du nouveau Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, qui ne trouve cependant pas application en l’espèce, confirme cette interprétation puisqu’il reconnaît comme atteinte à la vie privée le fait d’utiliser le nom d’une personne, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l’information légitime du public.

53   Puisque le droit à l’image fait partie du droit au respect de la vie privée, nous pouvons postuler que  toute personne possède sur son image un droit qui est protégé. Ce droit surgit lorsque le sujet est reconnaissable.  Il faut donc parler de violation du droit à l’image, et par conséquent de faute, dès que l’image est publiée sans consentement et qu’elle permet l’identification de la personne.  Voir Field c. United Amusement Corp.,[1971] C.S. 283.

54   Le droit au respect de la vie privée ne saurait se confondre avec le droit à l’honneur et à la réputation inscrit à l’art. 4 de la Charte québécoise  même si, dans certains cas, une publication fautive de l’image peut, à elle seule, entraîner une atteinte à l’honneur et à la réputation.  Toute  personne ayant droit à la protection de sa vie privée, et son image étant protégée à ce titre,  les droits propres à la protection de la vie privée pourront être violés même si l’image publiée n’a aucun caractère répréhensible et n’a aucunement porté atteinte à la réputation de la personne. […]

55   Le droit au respect de la vie privée se heurte, en l’instance,  à un autre droit protégé par la Charte québécoise, à l’art. 3,  le droit à la liberté d’expression. […]

56   Le droit au respect de la vie privée comme la liberté d’expression doivent recevoir une interprétation conforme aux dispositions de l’art. 9.1de la Charte québécoise.  Pour y parvenir, il faut décider de la pondération de ces deux droits.

57   Le droit du public à l’information, soutenu par la liberté d’expression, impose des limites au droit au respect de la vie privée dans certaines circonstances.  Ceci tient au fait que l’expectative de vie privée est réduite dans certains cas.  Le droit au respect de la vie privée d’une personne peut même être limité en raison de  l’intérêt que le public a de prendre connaissance de certains traits de sa personnalité. L’intérêt du public à être informé est en somme une notion permettant de déterminer si un comportement attaqué dépasse la limite de ce qui est permis.

3.5      Le sommaire des conclusions du Tribunal

[23] Pour les raisons qui suivent, le Tribunal rejette toutes les réclamations en dommages relatives aux photographies publiées en octobre 2003 et en novembre et décembre 2004. La nature du rôle des raéliens dans leur organisation fait en sorte qu’aucun d’entre eux ne peut prétendre bénéficier, quant aux photos publiées, d’une expectative raisonnable de protection de sa vie privée reliée à son appartenance au mouvement. Le Tribunal estime que, dans tous ces cas, les dommages sont inexistants. Par contre, le Tribunal accueillera en partie la demande de Denise Castonguay dont la photo a été publiée dans un contexte différent, en avril 2004.

17.1     Analyse de la réclamation de Denise Castonguay

[144] Denise Castonguay est raélienne depuis plusieurs années. De niveau 2 dans la structure, elle peut s’adresser à un groupe de douze personnes maximum. Devenue une ange depuis un an ou deux, aucune intervention publique ne peut lui être attribuée ; sa photo n’apparaît pas sur des sites Internet ni dans des publications du mouvement raélien accessibles au public.

[145]  Elle prétend avoir été choquée de constater que les engagements de ne pas prendre de photo n’avaient pas été respectés. Elle indique avoir éprouvé de l’insécurité et de l’inconfort parce que deux ou trois personnes lui ont dit l’avoir reconnue. Elle joint à sa réclamation une lettre du 30 avril 2005 d’une thérapeute en relation d’aide. Cette lettre a peu de valeur probante parce qu’elle n’est pas produite à titre de déclaration écrite pour valoir témoignage selon l’article 980 du Code de procédure civile[55]. De plus, le Tribunal doit ignorer tous les faits relatés par la thérapeute dont Denise Castonguay n’a pas parlé elle-même dans son témoignage.

[146]  La publication de la photo de raéliens près de la table à pique-nique complète l’article de la journaliste sur une soirée « travestie » de juillet 2003. La photo répond à un besoin d’information légitime du public. Toutefois, le Journal de Montréal n’a pas jugé à propos de brouiller le visage de Denise Castonguay permettant, ainsi, son identification à la différence des autres raéliens circulant près de la même table à pique-nique.

[147] Son implication plus restreinte dans le mouvement et l’absence d’accomplissement de fonctions de relations publiques ou de recrutement dans les rassemblements amènent le Tribunal à constater que le Journal de Montréal a commis une faute portant atteinte à la vie privée en ne brouillant pas le visage de Denise Castonguay sur une photo qui était, par ailleurs, d’intérêt public.

[148] Le témoignage de Denise Castonguay fait état d’insécurité et d’inconfort. L’insécurité est toutefois davantage reliée à la connaissance de l’existence d’autres photos en possession du Journal de Montréal mais dont aucune n’avait encore été publiée. Le rôle du Tribunal n’est pas de spéculer sur un dommage éventuel causé par une photo non encore publiée. Aussi, le Tribunal accorde des dommages moraux, limités à 1 500 $, pour tenir compte de l’ensemble des circonstances et de sa nécessaire connaissance d’actions provocatrices du mouvement pour susciter la curiosité et l’intérêt des médias.

  1.    Conclusion

POUR CES MOTIFS, le Tribunal :

REJETTE les demandes de Véronique Rhodet et Daniel Chabot dans le dossier 500-32-079816-049 et les condamne à rembourser à Sun Média les frais judiciaires de contestation de 171 $ ;

REJETTE la demande de Stiv Leboeuf dans le dossier 500-32-079793-040 et le condamne à rembourser à Corporation Sun Média les frais judiciaires de contestation de 171 $.

REJETTE la demande de Sophie de Niverville, Shizue Kaneko et de Marc Rivard dans le dossier 500-32-079758-043 et les condamne à rembourser à Corporation Sun Média les frais judiciaires de contestation de 171 $.

REJETTE la demande de Brigitte Desgagné et Joseph Kollar dans le dossier 500-32-079826-048 et les condamne à rembourser à Corporation Sun Média les frais judiciaires de contestation de 171 $.

REJETTE la demande de Nicole Bertrand, Pierre Bolduc, Gérard Jeandupeux, Alda Pires et de Michel Chabot dans le dossier 500-079840-049 et les condamne à rembourser à Corporation Sun Média les frais judiciaires de contestation de 171 $.

REJETTE la demande de Marcus Wenner dans le dossier 500-32-079858-041 et le condamne à rembourser à Corporation Sun Média les frais judiciaires de contestation de 171 $.

ACCUEILLE en partie la demande de Denise Castonguay dans le dossier 500-32-083469-041 et,

CONDAMNE Corporation Sun Média à lui payer, à titre de dommages moraux, la somme de 1 500 $ avec l’intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec, depuis le 6 mai 2004, plus les frais judiciaires de 140 $.

CONDAMNE Corporation Sun Média à lui payer, à titre de dommages punitifs, la somme de 1 000 $ avec l’intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec, depuis la date du présent jugement.

REJETTE la demande de Daniel Chabot dans le dossier 500-32-088650-058 et le condamne à rembourser à Corporation Sun Média les frais judiciaires de contestation de 174 $.


Dernière modification : le 16 novembre 2017 à 20 h 28 min.