Extraits pertinents : 

Les faits 

2  Dans sa déclaration, la demanderesse dit apprendre fortuitement le 26 mars 1995 que sa photo était reproduite aux pages 8 et 9 de l'exemplaire du journal, les photos ayant été prises par un employé de la défenderesse, soit Marc Pigeon, sans avoir demandé, sollicité ou obtenu l'autorisation ou le consentement de la demanderesse. La demanderesse allègue que ces photographies sont publiées sans droit ni autorisation et portent atteinte à son droit à l'image. Elle ajoute que les photographies accompagnent un reportage empreint de sensationnalisme couvrant les accusations criminelles d'un individu que l'article qualifie de désaxé sexuel et où la demanderesse est identifiée comme la compagne, conjointe et partenaire de vie dudit individu. Elle reproche également au journal de mentionner son adresse résidentielle, toutes ces informations portant atteinte à son droit à la vie privée.

3  La demanderesse déclare que ces informations de nature privée l'obligent à éviter ou fuir son milieu social et familial ainsi qu'à déménager et que ces informations, sa photo mise en évidence et le caractère sensationnel du reportage ont contribué à l'humilier, à ternir sa réputation, à diminuer l'estime, le respect et la confiance dont elle jouissait avec ses pairs. D'où, dit-elle, elle est en droit de réclamer des dommages, soit 24 900 $ pour atteinte à l'image, à la vie privée et dommages moraux et 5 000 $ à titre de dommages exemplaires.

7  Boivin est visité par la police à son domicile et se rend. On lui reproche d'avoir distribué à différents endroits des photos de son pénis en érection, photos prises avec l'appareil que sa conjointe de fait, la présente demanderesse, lui a offert en cadeau. Il sera accusé. La demanderesse, à la demande des policiers, se rend également au poste de police où Boivin se confesse difficilement à elle. C'est ainsi qu'elle apprend les méfaits de son partenaire de vie.

8  Ces révélations lui donnent un choc. La vie de couple n'est plus pareille. Mais la demanderesse juge que Boivin est malade, qu'il a besoin d'aide et elle est prête à l'aider. Le couple a quand même une certaine stabilité.

9  Boivin comparaît sous 20 chefs d'accusation le 24 février 1995. Arrive le jour d'une comparution “pro forma” de Boivin au Palais de justice de Longueuil. La demanderesse choisit de l'accompagner parce qu'il avait besoin d'un soutien moral.

11  À la sortie du tribunal, ce 26 mars 1995, la demanderesse est tout près de l'accusé Boivin et le journaliste-photographe Pigeon prend quatre photos pour accompagner son article.

12  Pigeon sait qui est Boivin: il a assisté à la comparution dans la salle d'audience 1.28. Il précède le couple à l'extérieur et sort son appareil photo. L'accusé et la demanderesse passent devant lui. Le photographe est très repérable, seul sur le parvis de cette sortie du Palais. Il prend une première photo. Les deux conjoints continuent; il prend trois autres photos de dos, dont l'une (la dernière de cette séquence) où la demanderesse se retourne.

14  Survient la parution dans l'édition concernée: deux photos du couple accompagnent l'article. Sur chacune de ces deux photos la demanderesse est plus identifiable (de face et de côté) que l'accusé Boivin (de côté). L'article et les vignettes des photos identifient la demanderesse comme la “compagne” et la “conjointe” de Boivin. On y lit l'adresse de Boivin et, en conséquence, celle de la demanderesse.

16  Elle dira: “Jusque-là personne ne savait rien de la maladie de Gaston.” À compter de cette parution, le monde de la demanderesse vire à l'envers. Le couple n'ose plus sortir. La parenté veut bien recevoir la demanderesse, mais sans Boivin. Des amis s'éloignent. Elle cesse de s'adonner aux quilles. Les voisins savent. Certaines personnes se font sarcastiques et la demanderesse essuie les railleries.

17  Au surplus, le couple doit déménager, non seulement à cause des voisins et du fait d'être trop connu dans le quartier, mais aussi à cause de la peur: certains auraient proférer des menaces de couper les “couilles” à Boivin.

27  En contre-interrogatoire, Pigeon dit n'avoir pas eu l'intention de faire connaître la demanderesse et admet qu'ordinairement on ne prend ou ne publie que la photo de l'accusé. Ici, il n'a pas eu le temps de cadrer et n'avait pas l'appareil requis pour “zoomer”. Il admet également qu'il eût été possible de couper la photo au montage, avant publication.

29  Le journaliste se justifie en disant que la demanderesse accompagne un prévenu qui est accusé publiquement et elle doit s'attendre qu'il puisse arriver qu'elle soit identifiée.

Analyse

I-Le droit 

56  Il y a ici affrontement entre deux droits garantis par la Charte des droits et libertés de la personne (L.R.Q., chap. 6), soit le droit au respect de sa vie privée, et le droit à l'information. La demanderesse soulève également le droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

58  Les arrêts récents Aubry et Valiquette de la Cour d'appel du Québec ont opté pour le chevauchement:

Ce litige est survenu avant l'entrée en vigueur du Code civil du Québec. On ne peut donc invoquer l'article 36 C.c.Q. pour le résoudre. Son cadre juridique est établi par le droit de la responsabilité civile, tel que l'ont développé la jurisprudence et l'interprétation doctrinale en vertu du Code civil du Bas-Canada, ainsi que par les dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.2

Le droit au respect de la vie privée, menacé par le modernisme de la technique et des moyens de communication de plus en plus performants, est désormais codifié aux articles 35 et s. C.c.Q. Antérieurement, l'article 5 de la Charte des droits et libertés le protégeait et, avant cela, le Code civil par ses dispositions générales sur la responsabilité [M. CARON, Le Code civil au Québec, instrument de protection des droits et libertés de la personne, (1978) 56 R. du B. can. 197. Auparavant, comme maintenant d'ailleurs, la sanction de ce droit n'est pas assurée par un régime structural indépendant résultant de sa consécration par la Charte, mais bien, à l'intérieur même du droit civil, par les normes générales de la responsabilité civile légale (anciennement 1053 C.c.B-C., désormais 1457 C.c.Q.).3

60  Le régime juridique est donc ici gouverné par la Charte québécoise et le Code civil du Québec, notamment les articles suivants:

Chartes des droits et liberté:

4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

44. Toute personne a droit à l'information, dans la mesure prévue par la loi.

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présenteCharteconfère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages exemplaires.

Code civil du Québec:

Art. 35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée a la vie privée d'une personne sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi l'autorise.

Art. 36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants:

1o Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;

2o Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;

3o Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés;

4o Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;

5o Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l'information légitime du public;

6o Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels.

Art. 1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde.

62  Il y a des affaires où l'intérêt public passe avant l'intérêt privé ou les droits privés6, mais tel n'est pas notre cas ici, il y a plutôt affrontement ou opposition de droits garantis, tous deux d'ordre supralégal.

63  D'une part:

Le droit à la vie privée étant désormais considéré comme une liberté fondamentale, il ne pourra être porté atteinte à ce droit que dans des limites raisonnables, qui se justifient dans le cadre d'une société libre et démocratique. En ce sens, avec les amendements de 1982 à la Charte des droits et libertés, le droit au respect de la vie privée a acquis un statut supralégal par rapport aux autres règles de droit qui devront être interprétées en fonction de ce principe.7

64  D'autre part:

Le caractère supralégal de la liberté d'information est d'une importance capitale pour les médias. Sans leur garantir une liberté absolue, il leur donne l'assurance que celle-ci ne pourra être restreinte, suivant l'article 1, que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Aussi, le caractère supralégal de la liberté d'information constitue une limite aux pouvoirs du législateur en matière de droit au respect de la vie privée, car afin de déterminer si ces règles sont compatibles avec la liberté d'information, il faudra se demander si une mesure visant à prévenir ou réprimer une atteinte à la vie privée fait partie, a priori, du champ protégé par cette liberté. Dans l'affirmative, il faudra ensuite se demander si l'atteinte à la vie privée constitue une limite raisonnable et justifiable à la liberté d'information.8

66  En somme, on recherche un équilibre entre deux droits protégés, la Cour d'appel l'exprimant comme suit:

Cependant, la protection de l'image ne s'arrêterait pas à l'intérieur du cadre de la stricte vie privée, au domicile ou dans le milieu familial. On reconnaît que ce droit à l'image protège certaines activités publiques. Cette protection de l'anonymat viserait parfois la capture et l'utilisation de l'image dans des lieux publics, à moins qu'un intérêt légitime à l'information ne soit en cause (voir Deleury et Goubau, op. cit., p. 143). Parce qu'on se trouve dans un lieu public, on ne renonce pas pour autant à son droit à l'anonymat.10

68  Plus récemment encore, le juge en chef Michaud donnait les éléments à considérer dans cette recherche d'équilibre:

Le droit à la vie privée, par contre, n'est pas absolu. Il est balisé par une série de limites et sa mise en oeuvre appelle un équilibre avec d'autres droits fondamentaux dont le droit du public à l'information. On ne pourrait donc qualifier d'illicite ou fautive la violation du droit à la vie privée, s'il existe une justification raisonnable, une fin légitime ou encore si l'on peut conclure au consentement par la personne à l'intrusion dans sa vie privée.12

71  Ainsi, le droit au respect de la vie privée est un droit de la personnalité qui découle de la simple existence de l'être humain:

La vie privée est une notion plus large que l'honneur et la réputation; elle peut être brimée par toute diffusion injustifiée de données personnelles même si elles sont sans effet sur la réputation.16

74  Différents auteurs ont élaboré sur ces notions, que ce soit le droit à l'anonymat21, et la distinction avec la volonté d'anonymat22, le droit à la solitude23, le droit à l'intimité24, le droit à l'image25.

76  En opposition à ce droit à la vie privée, et plus précisément à ce droit à l'image, il y a dans notre présente cause, comme dans bien d'autres, le droit à l'information ou le droit du public d'être informé. La mesure en étant l'intérêt public, après l'avoir sommairement défini comme le “juste motif”, Vallière ajoute:

Cette notion abstraite est difficile à cerner et il n'existe pas, à notre connaissance, de définition de l'intérêt public appliquée à la presse dans la jurisprudence québécoise. Les tribunaux procèdent plutôt au cas par cas, se limitant à reconnaître telle ou telle matière comme étant d'intérêt public.27

II-Responsabilité 

84  Comme il l'a dit au Tribunal, Pigeon sait très bien que les gens ne consentent habituellement pas: il ne leur demande pas la permission, se place à l'écart, conscient que s'il demandait la permission il ne l'obtiendrait évidemment pas. Il dit n'avoir pas eu l'intention de faire connaître madame Thomas, mais qu'il ne pouvait cadrer mieux puisqu'il n'avait pas l'appareil requis. Il reconnaît ainsi qu'il eut dû mieux cadrer. Il avoue qu'ordinairement on ne publie que la photo de l'accusé, mais ici il n'a pas eu le temps de cadrer; il admet encore qu'il eut dû cadrer. À défaut d'avoir l'appareil requis pour mieux cadrer (appareil qu'il n'avait pas ce jour-là), il admet également qu'il eut été possible de couper la photo, au moment de la mise en page ou de la publication.

85  En admettant tout cela, Pigeon nous montre qu'il sait très bien que ce qu'il eut été permis, utile et normal de publier, c'est la photo de Gaston Boivin, et Gaston Boivin seul. En ne cadrant pas mieux, en ne coupant pas avant l'impression ou au moment du montage, on fait montre de négligence.

87  Il ne fait pas de doute que le public a droit à l'information et avait droit de savoir que le maniaque ou désaxé sexuel Boivin avait été arrêté et avait comparu. Surtout dans un cas comme celui-là, il était même d'intérêt public que sa photo soit montrée, dans le but d'éviter une possible répétition. Or, curieusement, on ne montre Boivin que de côté, alors que la demanderesse est montrée de face et de côté. Ce n'est pas elle l'accusée; elle est plutôt une victime. Quel est l'intérêt du public à savoir qui est la compagne de Boivin? Le Tribunal ne trouve aucune justification. C'est une erreur, et de la part de Pigeon de prendre telle photo, et de la part du journal de la publier.

88  Non seulement ce n'est pas d'intérêt public, mais encore faut-il faire la différence entre le droit du public à l'information et la curiosité et le mauvais goût, le Tribunal reprenant les propos de Jean-Louis Baudouin:

Le public a le droit de savoir et d'être informé, le nier est nier la liberté d'expression démocratique. On oublie cependant de dire que souvent le soi disant intérêt public se résume à l'intérêt commercial et financier du moyen d'information. Nombre de journaux, pour s'assurer d'un tirage rentable ont besoin d'informations spectaculaires à la une. On mélange et on confond bien souvent avec beaucoup de facilité intérêt public et curiosité du public.32

91  Il est clair, dans notre cas, que la captation et la diffusion de son image n'ont pas été autorisées par dame Thomas, et elle n'est pas un personnage public. Ne resterait donc que la justification de la présence dans un lieu public.

106  De tous les éléments de preuve, le Tribunal tire la conclusion que c'est bel et bien la publication de la photo, la violation du droit à l'image et la négation du droit à l'anonymat qui viennent causer les dommages sérieux qu'a subis la demanderesse.

107  Il est difficile d'établir un quantum quand un dommage est, comme ici, psychologique. Cependant, le Tribunal a pour le guider les critères posés dans Fabien c. Dimanche-Matin 40 (bien que ce soit en matière de diffamation et non d'atteinte à l'image) de même que ceux suivis par le juge Viau dans l'affaire Valiquette41, ce dernier rappelant l'affaire Snyder42, où la Cour suprême fixe, en dollars de 1988, un plafond de 100 000 $ en réparation pleine et entière d'un préjudice moral43.

109  Le psychologue Lemieux confirme sa dépression situationnelle et nous parle des séquelles, non seulement de celles qui ont suivi la parution, mais aussi de celles qui demeurent au moment où il la voit, avant le procès, soit au 18 septembre 1996, lesquelles séquelles sont relatées ci-avant. Il s'agit d'un état sérieux. Dans l'affaire Valiquette, la Cour d'appel a confirmé l'octroi d'une somme de 30 000 $ alors que l'on sait que Valiquette n'avait pas à vivre et supporter le préjudice très longtemps après la publication (de fait, au moment de l'audience, Valiquette était décédé). Le juge Viau avait accordé 30 000 $, c'est cette somme que confirme la Cour d'appel, quoiqu'elle la qualifie de peu généreuse44.

110  La demanderesse a été et continue d'être sérieusement atteinte. La demanderesse a été humiliée, elle a subi et continue de subir une dépression sérieuse, elle a vu l'estime de ses proches diminuée au point où certains l'ont écartée, elle a subi des railleries, elle a perdu le respect.

111  Le Tribunal n'a aucune hésitation à lui octroyer la somme demandée, soit 24 900 $.

114  Ni Pigeon ni le Journal n'ont eu ce désir ou cette volonté de causer les conséquences de leur conduite fautive; le témoignage de Pigeon et leur défense le laissent voir: ils n'ont pas prévu ces conséquences. Ils ont l'un et l'autre commis une erreur, ils ont été négligents, mais en publiant ces photos de la demanderesse et leurs vignettes, ils n'ont pas eu l'intention de lui nuire.

Par ces Motifs, Le Tribunal:

115  ACCUEILLE partiellement l'action de la demanderesse;

116  CONDAMNE la défenderesse à payer à la demanderesse la somme de 24 900 $, avec intérêts au taux légal plus l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 C.c.Q. depuis la mise en demeure du 3 avril 1995;

117  LE TOUT avec les entiers dépens, y compris les frais d'expertise.


Dernière modification : le 6 janvier 2018 à 11 h 07 min.