Extraits pertinents :

  La GRC a licitement intercepté des communications privées entre W et d’autres personnes. Ces communications ont révélé l’existence d’un complot en vue de faire passer de la drogue aux États-Unis d’Amérique. Les renseignements obtenus par écoute électronique ont été communiqués aux autorités américaines, qui les ont utilisés pour saisir une grande quantité de comprimés d’ecstasy à un poste frontalier. Les É.-U. ont demandé l’extradition de W. À l’audience d’extradition, W a soutenu que les dispositions législatives qui autorisent la divulgation violent les art. 7 et 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, et que les communications interceptées ne devraient donc pas être admises en preuve. La juge d’extradition a rejeté les arguments de W et prononcé une ordonnance d’incarcération. La Cour d’appel a rejeté l’appel.

 Arrêt (les juges Abella, Cromwell et Karakatsanis sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.

  Les juges LeBel, Rothstein et Moldaver : La capacité qu’ont les organismes d’application de la loi de se communiquer de l’information favorise la conduite d’enquêtes criminelles efficaces relevant du Canada et de plusieurs pays. Le législateur a voulu établir à la partie VI du Code criminel un régime exhaustif qui régit de manière exclusive l’interception et l’utilisation de communications privées aux fins d’application de la loi. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner la constitutionnalité de l’al. 8(2)f) de la Loi sur la protection des renseignements personnels. La disposition déterminante en l’espèce est l’al. 193(2)e) du Code criminel. Bien qu’il ne soit pas formulé comme une disposition expressément habilitante, l’al. 193(2)e) autorise implicitement la divulgation transfrontalière de renseignements obtenus licitement par écoute électronique. Les arguments présentés par W touchent donc à juste titre la constitutionnalité de l’al. 193(2)e).

L’article 8 de la Charte entre en jeu. Bien qu’une divulgation ne soit pas une fouille ou une perquisition au sens de l’art. 8, cet article protège les cibles d’écoute électronique à la fois au stade de l’interception et à celui de la divulgation sous le régime de la partie VI du Code criminel. Les interceptions par écoute électronique sont très envahissantes et suscitent des inquiétudes accrues en matière de respect de la vie privée. Une attente résiduelle, mais moindre, en matière de vie privée subsiste à l’égard des renseignements obtenus par écoute électronique après leur collecte licite. Il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments de W relatifs à l’art. 7. Ils relèvent de l’analyse fondée sur l’art. 8 de la Charte.

Pour qu’une fouille ou une perquisition ne soit pas abusive au sens de l’art. 8, elle doit être autorisée par la loi, la loi elle-même doit n’avoir rien d’abusif, et la fouille ou perquisition ne doit pas être effectuée d’une manière abusive. Le même cadre d’analyse s’applique, mutatis mutandis, aux divulgations faites en vertu de l’al. 193(2)e). Si l’on applique ce cadre aux faits de l’espèce, il n’y a pas de violation de l’art. 8. La divulgation en l’espèce a été licitement autorisée par l’al. 193(2)e) et la législation, prise dans son ensemble, est raisonnable. En outre, rien ne prouve que la divulgation a été faite de manière abusive.

I.      Introduction

[1] La capacité qu’ont les organismes d’application de la loi de se communiquer de l’information, y compris des renseignements obtenus licitement par écoute électronique, favorise la conduite d’enquêtes criminelles efficaces relevant tant du Canada que de plusieurs pays.  Ces enquêtes doivent toutefois se faire conformément aux droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés.  Le présent pourvoi porte principalement sur la constitutionnalité de la législation fédérale qui autorise la communication de renseignements obtenus licitement par écoute électronique entre des organismes d’application de la loi canadiens et étrangers.  Plus précisément, il s’agit de savoir si la législation ne respecte pas les normes constitutionnelles prévues par la Charte.

II.   Contexte

[2] Andrew Gordon Wakeling a fait l’objet d’une enquête canadienne en matière de stupéfiants.  Au cours de cette enquête, la GRC a licitement écouté et enregistré des communications entre M. Wakeling et d’autres personnes.  Ces communications ont révélé l’existence d’un complot en vue de faire passer de la drogue par la frontière canado-américaine.  Les autorités canadiennes ont fourni ces renseignements à leurs homologues américains (la « divulgation contestée »), qui les ont utilisés pour intercepter et saisir 46 000 comprimés d’ecstasy au poste frontalier d’International Falls, au Minnesota, le 5 avril 2006.

[3] Les États-Unis ont demandé que M. Wakeling soit extradé du Canada en raison de son implication dans l’envoi d’ecstasy.  À l’audience d’extradition, M. Wakeling a plaidé l’inconstitutionnalité de la législation qui autorise la divulgation contestée.  Plus précisément, il a soutenu que les dispositions en cause violent les art. 7 et 8 de la Charte, et que les renseignements obtenus par écoute électronique qui ont été fournis aux autorités policières américaines ne devraient donc pas être utilisés en preuve contre lui.

[4] La juge d’extradition, la juge Ross, a rejeté les arguments de M. Wakeling et a prononcé une ordonnance d’incarcération, qui a été confirmée par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique.  M. Wakeling demande à notre Cour d’annuler cette ordonnance et de décréter la tenue d’une nouvelle audience d’extradition.

[5] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi de M. Wakeling.

 

[8]  Enfin, les articles 7 et 8 de la Charte disposent :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

Question en litige 

[22]Dans le présent pourvoi, M. Wakeling conteste de nouveau la constitutionnalité de l’al. 193(2)e) du Code criminel et de l’al. 8(2)f) de la Loi sur la protection des renseignements personnels sur le fondement des mêmes arguments que ceux qu’il avait présentés devant les juridictions inférieures. Avec l’autorisation de la Cour, il plaide aussi pour la première fois l’inconstitutionnalité de l’al. 193(2)b) du Code.  Il soutient que toutes ces dispositions portent atteinte aux droits qui lui sont garantis par les art. 7 et 8 de la Charte et que ces atteintes ne sont pas justifiées en vertu de l’article premier.

V.Analyse 

[23] Je propose de commencer par expliquer pourquoi le présent pourvoi porte sur la constitutionnalité de l’al. 193(2)e) du Code criminel, et non sur celle de l’al. 193(2)b) de ce code ou de l’al. 8(2)f) de la Loi sur la protection des renseignements personnels.  J’examinerai ensuite les arguments de M. Wakeling fondés sur la Charte qui se rapportent à l’al. 193(2)e).

A.      La Loi sur la protection des renseignements personnels ne s’applique pas

[24] Le commissaire à la protection de la vie privée du Canada, qui a qualité d’intervenant, affirme que, contrairement à ce qu’ont statué les juridictions inférieures, la GRC doit respecter à la fois le Code criminel et la Loi sur la protection des renseignements personnels lorsqu’elle divulgue à un État étranger des communications privées qu’elle a interceptées, car [traduction] « [r]ien dans le Code criminel ne dispense la GRC de son obligation de respecter la Loi sur la protection des renseignements personnels » (mémoire, par. 13).  À son avis, l’al. 193(2)e) du Code criminel « limite la portée de l’interdiction criminelle » énoncée à l’art. 193, « [m]ais cette exception n’autorise pas une divulgation en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels ni ne peut, en soi, constituer la source d’un pouvoir policier » (par. 14).

[25] Avec égards, je ne suis pas d’accord avec lui.  La Loi sur la protection des renseignements personnels fédérale est une loi d’application générale.  Le paragraphe 8(2) de cette loi expose les situations dans lesquelles les renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale peuvent être communiqués.  La disposition précise expressément que l’autorisation est donnée « [s]ous réserve d’autres lois fédérales ».  Par conséquent, avant de se pencher sur la divulgation prévue au par. 8(2), il faut se demander si une autre loi fédérale traite de la divulgation particulière en cause. Dans la présente affaire, une autre loi fédérale — le Code criminel — porte expressément sur la divulgation contestée (qui met en jeu des communications privées licitement interceptées).

[27] L’alinéa 193(2)e) traite directement de la question qui nous occupe, à savoir la divulgation transfrontalière de renseignements obtenus par écoute électronique.  Certes, le par. 193(2) n’est pas formulé comme une disposition expressément habilitante.  Il revêt plutôt la forme d’une série d’exceptions à l’infraction criminelle prévue au paragraphe précédent.  Je suis néanmoins convaincu qu’il reflète la tentative du législateur de réglementer la divulgation des communications interceptées et de préciser les circonstances dans lesquelles pareille divulgation peut être licitement faite.  Bref, l’al. 193(2)e) autorise implicitement la divulgation, conforme aux conditions qu’il prescrit, de renseignements obtenus par écoute électronique.

[28] Pour ces raisons, la disposition déterminante en l’espèce est l’al. 193(2)e) du Code criminel, et non l’al. 8(2)f) de la Loi sur la protection des renseignements personnels.  Je n’ai donc pas à me pencher sur la constitutionnalité de l’al. 8(2)f).

[29] En concluant que l’al. 193(2)e) est une disposition habilitante, je ne conteste pas la thèse de la Juge en chef voulant qu’en général, les policiers puissent chercher dans la common law le pouvoir d’utiliser les fruits d’une fouille ou perquisition licite à des fins légitimes d’application de la loi, notamment les divulgations aux organismes étrangers d’application de la loi.  Le fait d’adopter cette analyse dans le contexte de l’écoute électronique pose toutefois problème.  Si l’on conclut que l’al. 193(2)e) est non pas une disposition habilitante, mais simplement une exception à une infraction criminelle, cela suppose qu’aucun des sous-éléments du par. 193(2) ne constitue une disposition habilitante, et que l’autorisation de toutes les divulgations énumérées doit prendre sa source ailleurs.  Cette conclusion n’est toutefois pas conforme à notre récent arrêt Pétrolière Impériale c. Jacques, 2014 CSC 66 (CanLII), [2014] 3 R.C.S. 287, dans lequel les juges majoritaires ont décidé que les exceptions prévues au par. 193(2) « autorisent une personne à communiquer des enregistrements qui, autrement, ne pourraient l’être » (par. 43)[2].  J’estime donc que l’al. 193(2)e) est considéré à juste titre comme une disposition habilitante.

C.      La divulgation contestée viole-t-elle l’art. 8 de la Charte?

(1)     L’article 8 entre-t-il en jeu?

[32] On invoque généralement l’art. 8 lorsque les policiers effectuent des fouilles, des perquisitions ou des saisies et portent atteinte, par le fait même, à l’attente raisonnable d’une personne en matière de vie privée.  Il est assez évident que l’interception de communications par écoute électronique constitue une fouille ou une perquisition.  Toutefois, la divulgation de communications interceptées auparavant — ce que l’al. 193(2)e) autorise implicitement — n’est pas, à mon avis, une « fouille ou une perquisition » au sens de l’art. 8. Il est donc important de préciser, à titre préliminaire, la manière dont l’art. 8 entre en jeu dans la présente affaire, et je passe maintenant à cette question.

[33] M. Wakeling fait valoir que l’art. 8 entre en jeu parce que la divulgation de ses communications interceptées, conforme à l’al. 193(2)e), équivaut à une deuxième fouille ou perquisition, de sorte qu’il était nécessaire d’obtenir une deuxième autorisation judiciaire avant de faire la divulgation contestée.  Il soutient que les policiers ont violé les droits qui lui sont garantis par l’art. 8 vu l’absence d’une telle autorisation.

[34] Avec égards, je ne suis pas d’accord avec lui.  Comme le fait observer l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique (« ALCCB »), les mots « fouille » et « perquisition », dans leur sens ordinaire, ne visent pas la divulgation de renseignements par l’État.  La divulgation est simplement la communication à un tiers de renseignements déjà obtenus.

[35] En somme, d’après les faits de l’espèce, une seule fouille ou perquisition a déclenché l’application de l’art. 8 de la Charte : l’interception initiale licite des communications privées de M. Wakeling. Pour cette raison, l’appelant doit recourir à un autre cadre d’analyse s’il veut invoquer l’art. 8.

[38] Bien que j’attribue un certain fondement au cadre d’analyse proposé par l’ALCCB, ma conclusion suivant laquelle l’art. 8 protège les cibles à la fois au stade de l’interception et à celui de la divulgation sous le régime de la partie VI s’explique davantage par les dangers particuliers que présente l’écoute électronique.  Le législateur a reconnu que l’écoute électronique suscite, en matière de respect de la vie privée, des inquiétudes plus grandes que celles inhérentes aux autres fouilles ou perquisitions et saisies.  La juge Karakatsanis parle (par. 116) de l’incidence grave de la surveillance électronique sur la vie privée, citant la mise en garde de notre Cour selon laquelle « on peut difficilement concevoir une activité de l’État qui soit plus dangereuse pour la vie privée des particuliers » (Duarte, p. 43).  Étant donné ces conséquences, les mesures de protection que le législateur a jugé bon d’intégrer au régime régissant l’écoute électronique comprennent l’art. 193, lequel prévoit que, si elle ne vise pas l’un des objectifs définis, la divulgation de renseignements obtenus par écoute électronique est non seulement non autorisée, mais criminelle.

[39] La nature hautement envahissante de la surveillance électronique et les limites imposées par la loi à la divulgation de ses fruits militent en faveur d’une attente raisonnable accrue en matière de vie privée dans le contexte de l’écoute électronique.  Une fois que des communications ont été licitement interceptées et qu’elles sont entre les mains des forces de l’ordre, cette attente s’en trouve réduite, mais elle ne disparaît pas pour autant.  Cette attente accrue et continue en matière de vie privée dans le contexte de l’écoute électronique est une autre indication que l’art. 8 devrait s’appliquer aux divulgations visées à la partie VI. 

[40] En somme, bien que je prenne note du souci de la Juge en chef que l’al. 193(2)e) ne fait pas intervenir l’art. 8 du simple fait de la place qu’il occupe dans le régime régissant les fouilles et perquisitions établi à la partie VI, ce n’est pas la seule raison — ni même la principale raison — pour laquelle je conclus que l’art. 8 entre en jeu dans le présent contexte.  Comme je l’ai souligné plus haut, le législateur a reconnu que les interceptions par écoute électronique constituent une fouille exceptionnelle et envahissante, et il me semble donc tout à fait approprié que les garanties de l’art. 8 s’étendent aux divulgations, par les forces de l’ordre, de renseignements obtenus par écoute électronique.  De plus, une attente résiduelle et continue en matière de vie privée subsiste à l’égard de ces renseignements même après leur collecte licite.  D’ailleurs, la Juge en chef reconnaît qu’il reste des « droits résiduels à la vie privée » au moment de la divulgation et que l’art. 8 garantit le droit à la protection contre l’usage abusif des renseignements par les forces de l’ordre (par. 95).  Je suis donc convaincu que l’art. 8 entre bel et bien en jeu.

(3)     La divulgation contestée était-elle autorisée par la loi?

[44] Une divulgation est autorisée par la loi si elle est « effectuée conformément aux exigences procédurales et substantielles que la loi prescrit » (Caslake, par. 12).  L’alinéa 193(2)e) comporte deux exigences essentielles.  Premièrement, pour ce qui est des divulgations transfrontalières, le destinataire doit être « une personne ou un organisme étranger chargé de la recherche ou de la poursuite des infractions ».  Deuxièmement, la divulgation doit « vise[r] à servir l’administration de la justice au Canada ou ailleurs ».

[45] Selon la deuxième exigence, l’intention qui compte est celle de la partie qui fait la divulgation.  Pour que la divulgation soit autorisée par la loi, cette partie doit croire subjectivement que la divulgation servira l’administration de la justice au Canada ou dans l’État étranger.  Il doit s’agir d’une croyance sincère et véritable.  La crédibilité de l’intention exprimée par la partie qui fait la divulgation peut s’apprécier au regard de faits objectifs.

[46] En l’espèce, la divulgation était autorisée par la loi.  Personne ne prétend le contraire.  Les communications interceptées ont été transmises aux autorités américaines dans le but de déjouer une opération transfrontalière de contrebande de drogue.  En communiquant à leurs homologues américains des renseignements sur l’opération, les autorités canadiennes cherchaient à servir l’administration de la justice au Canada et aux États-Unis.  Les exigences de l’al. 193(2)e) ont donc été respectées.

(4)     L’alinéa 193(2)e) est-il une disposition législative raisonnable?

[47] Les observations des parties portent essentiellement sur la deuxième étape du cadre d’analyse fondé sur l’art. 8, à savoir le caractère raisonnable de l’al. 193(2)e).  Les parties font valoir, et la juge Karakatsanis est d’accord avec elles, que cette disposition est viciée sur le plan constitutionnel.  Je ne partage pas ce point de vue.  Comme je l’expliquerai, l’al. 193(2)e) est une disposition législative raisonnable.

a)      Aperçu des arguments des parties fondés sur la Charte

(i)      Portée excessive

[49] Le principal moyen invoqué par l’ALCCB est que l’al. 193(2)e) permet une divulgation presque [traduction] « illimitée » des communications privées interceptées.  En n’imposant aucune limite raisonnable ni même, d’ailleurs, de limite quelconque à la divulgation, la disposition confère effectivement aux policiers un pouvoir discrétionnaire sans entrave, ce qui peut donner lieu à des abus de la part des autorités tant canadiennes qu’étrangères.  Cet argument m’apparaît très semblable à celui de M. Wakeling selon lequel l’al. 193(2)e) est inconstitutionnel pour cause de portée excessive et contrevient donc aux principes de justice fondamentale en violation de l’art. 7 de la Charte.  Je suis d’avis que l’on peut examiner ensemble ces deux arguments selon le cadre d’analyse du caractère abusif de la fouille ou perquisition visé à l’art. 8. Pour dire les choses simplement, une disposition législative ayant une portée excessive est nécessairement abusive.

(ii)      Imprécision

[50] M. Wakeling soutient que l’al. 193(2)e) est impossible à appliquer tellement son libellé est imprécis.  Il fonde cet argument sur l’art. 7 de la Charte, affirmant que l’expression « servir l’administration de la justice » n’a pas un sens constant et établi.  J’estime que cet argument peut, à l’instar de celui concernant la portée excessive, être tranché sur le fondement de l’art. 8.  Une disposition inconstitutionnelle pour cause d’imprécision est nécessairement abusive.

(iii)     Mécanismes de reddition de compte

[51] M. Wakeling et l’ALCCB affirment que l’al. 193(2)e) est inconstitutionnel puisqu’il ne prévoit aucun dispositif de reddition de compte.  Ils s’inquiètent tout particulièrement du fait que la disposition ne prévoit pas de garanties suffisantes, notamment une autorisation judiciaire préalable, des obligations de donner un avis et de conserver un dossier, la présentation d’un rapport au Parlement ainsi que l’adhésion à des protocoles internationaux et la formulation de mises en garde limitant l’utilisation des renseignements divulgués.

[52] L’argument de M. Wakeling concernant la reddition de compte va un peu plus loin que celui de l’ALCCB.  L’appelant fait valoir que cette reddition de compte ainsi que la valeur connexe de la transparence sont des principes de justice fondamentale au sens de l’art. 7.  J’estime qu’il n’est pas nécessaire de trancher définitivement cette question.  Il vaut mieux analyser sur la base de l’art. 8 les préoccupations exprimées par M. Wakeling et l’ALCCB quant à la reddition de compte.  Comme notre Cour l’a souligné dans R. c. Tse, 2012 CSC 16 (CanLII)[2012] 1 R.C.S. 531, la reddition de compte joue dans l’analyse du caractère abusif fondée sur l’art. 8.

[53] Ayant exposé les trois catégories d’oppositions à l’al. 193(2)e), j’examinerai maintenant chacune d’entre elles plus en détail.

b)      La divulgation autorisée par l’al. 193(2)e) est-elle inconstitutionnelle pour cause de portée excessive?

[55] Avec égards, je crois que M. Wakeling et l’ALCCB surestiment la nature et l’étendue de la divulgation prévue à l’al. 193(2)e).  Une loi peut être générale sans avoir une portée excessive.  La disposition autorise un vaste éventail de divulgations, mais elle ne permet pas une divulgation « quasi illimitée » des communications interceptées licitement.  Au contraire, elle limite le type de renseignements qui peuvent être divulgués, l’objectif de leur divulgation et les personnes à qui ils peuvent être divulgués.

[57] Avec égards, je ne partage pas cet avis. La collaboration entre les forces de l’ordre de différents pays sert l’administration de la justice de tousles pays concernés.  Il ne faut pas oublier que le Canada est souvent celui qui reçoit des renseignements précieux des forces de l’ordre étrangères.  Le libellé de l’al. 193(2)e) exprime comme il se doit la réciprocité inhérente à cette pratique.

[59] Encore une fois, je ne partage pas cet avis.  Selon l’al. 193(2)e), c’est l’intention de la partie qui fait la divulgation qui importe.  Cette disposition exige que la partie en question croie subjectivement que la divulgation servira l’administration de la justice au Canada ou dans l’État étranger.  La croyance doit être sincère et véritable. Lorsque la croyance subjective de la partie qui fait la divulgation est remise en question, le juge peut tenir compte d’indicateurs objectifs pour décider s’il faut croire cette partie. Évaluer la crédibilité de la croyance exprimée en fonction de faits objectifs est un moyen reconnu de distinguer les croyances sincères et véritables de celles qui ne le sont pas.

c)      L’alinéa 193(2)e) est-il inconstitutionnel pour cause d’imprécision?

[62] Comme la juge d’extradition et la Cour d’appel, je suis d’avis de ne pas retenir ces arguments.  Dans R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society1992 CanLII 72 (CSC)[1992] 2 R.C.S. 606, notre Cour a déclaré qu’« une loi sera jugée d’une imprécision inconstitutionnelle si elle manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire » (p. 643).  Ce n’est pas le cas de l’al. 193(2)e), lequel indique qui doit souhaiter que la divulgation serve l’administration de la justice (la personne qui divulgue les renseignements) et à qui les renseignements peuvent être divulgués (à un agent de la paix ou à un poursuivant au Canada ou à une personne ou un organisme étranger chargé de la recherche ou de la poursuite des infractions).  Par ailleurs, bien que « l’administration de la justice » soit un concept large, il ne s’agit pas d’un concept qui manque de précision au point de ne pas constituer un guide suffisant pour un débat judiciaire. Ainsi que l’a expliqué le juge Borins, de la Cour de comté, dans R. c. Samson (1982), 1982 CanLII 1899 (ON SC)37 O.R. (2d) 237 :

[traduction] . . . « l’administration de la justice », plus particulièrement en droit pénal, est une expression succincte qui vise l’ensemble des activités exercées pour que le droit substantiel en matière pénale soit opposable ou non aux personnes qui sont soupçonnées d’avoir commis des crimes.  Cette expression renvoie aux règles de droit qui régissent la détection, les enquêtes, l’arrestation, les interrogatoires et le procès des personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes ainsi qu’aux personnes chargées d’appliquer ces règles.  L’administration de la justice ne se limite pas aux tribunaux; elle vise les officiers de justice ainsi que ceux dont les fonctions sont nécessaires à la bonne marche des tribunaux.  Elle cherche à assurer le respect des droits avec équité, justice et impartialité et à punir les actes répréhensibles, conformément à la primauté du droit.  [p. 246-247]

Dans le contexte de l’al. 193(2)e), l’emploi de l’expression « l’administration de la justice » signifie que la divulgation doit avoir un but légitime d’application de la loi, comme la prévention du trafic transfrontalier de drogues.  Cette expression n’est pas inconstitutionnelle pour cause d’imprécision.

d)      L’alinéa 193(2)e) est-il inconstitutionnel pour cause d’absence de mécanismes de reddition de compte?

[65] À mon avis, l’affaire Tse peut être distinguée de la présente espèce.  Premièrement, le régime législatif en cause dans Tse ne prévoyait aucune mesure de reddition de compte.  Comme je l’expliquerai, ce n’est pas le cas de l’al. 193(2)e).

[66] Deuxièmement, la disposition attaquée dans Tse prévoyait la possibilité de faire des fouilles, des perquisitions et des saisies sans mandat.  Les mesures de reddition de compte, notamment les obligations de donner un avis après coup et de faire rapport, sont particulièrement importantes dans ce contexte.  De par sa nature même, la disposition sur l’écoute électronique en cas d’urgence permet aux policiers d’effectuer des fouilles ou perquisitions sans mandat en situation d’urgence.  Il n’y a aucune mise en balance d’intérêts par un juge.  À l’inverse, les communications privées de M. Wakeling ont été interceptées en vertu d’une autorisation judiciaire.  Avant d’accorder cette autorisation, le juge devait mettre en balance les droits de M. Wakeling à la vie privée et l’intérêt à assurer l’application de la loi.  Toute une série de garanties procédurales ont été respectées.  Contrairement à la situation d’écoute électronique en cas d’urgence, les droits de M. Wakeling à la vie privée ont bénéficié d’une protection importante lors de l’interception de ses communications.

[67] L’alinéa 193(2)e) doit être situé dans son contexte.  À mon avis, il ne convient pas [traduction] « d’analyser des articles précis [du régime d’écoute électronique] pour voir si, pris isolément, ils contreviennent aux dispositions de la Charte » (R. c. Finlay (1985), 1985 CanLII 117 (ON CA)52 O.R. (2d) 632 (C.A.), p. 653).  La démarche appropriée consiste plutôt à examiner les « dispositions et garanties prévues par le régime dans leur ensemble » (ibid.).  L’alinéa 193(2)e) fait partie d’un régime législatif unique qui prévoit de nombreuses garanties en matière de vie privée, dont les obligations de donner un avis et de faire rapport.  Selon le par. 196(1) du Code criminel, la personne mise sous écoute doit être avisée de celle-ci par écrit dans les trois mois qui suivent le moment où l’autorisation a été donnée ou renouvelée, sous réserve de prolongations autorisées par un juge.  Ces prolongations peuvent être autorisées, par exemple, lorsque la remise d’un avis au suspect risque de faire avorter une enquête policière en cours.

[72] Contrairement à ce que prétendent M. Wakeling et l’ALCCB, l’al. 193(2)e) prévoit des mesures de reddition de compte.  En fait, la reddition de compte a été intégrée au régime régissant la divulgation des communications interceptées par écoute électronique.  Le paragraphe 193(1) incite fortement les autorités canadiennes à respecter les impératifs de l’al. 193(2)e), car leur inobservation peut entraîner le dépôt d’accusations criminelles contre la partie qui a fait la divulgation ou donner lieu, dans le cadre de procédures judiciaires ultérieures au Canada, à l’exclusion des preuves communiquées abusivement.  Le risque de sanction criminelle ou de perte d’éléments de preuve importants a pour effet d’inciter les autorités à conserver des registres indiquant les renseignements qui ont été divulgués, le nom des destinataires de la divulgation et le but de la divulgation.  En fait, selon le témoignage rendu par le commissaire adjoint de l’Ouest du Canada, Gary David Bass, concernant certaines pratiques et procédures de la GRC, cette dernière dispose de plusieurs politiques internes en matière de conservation de dossiers qui s’appliquent à la communication transfrontalière de renseignements.

[75]  On ne peut faire abstraction de certaines réalités lorsqu’on se penche sur les différents mécanismes de transparence et de reddition de compte que le législateur pourrait créer.  Même dans le cas des renseignements communiqués à un État étranger dont le système juridique ressemble au nôtre, leur utilisation échappe pour l’essentiel à notre contrôle une fois qu’ils se retrouvent entre les mains de l’État étranger.  C’est là une caractéristique déterminante de la souveraineté des États.  Des mises en garde concernant la divulgation et des protocoles de communication des renseignements peuvent être des mesures souhaitables, et de telles mesures peuvent être utiles pour déterminer si une divulgation vise à servir l’administration de la justice (tel qu’il est prescrit à la première étape de l’analyse fondée sur l’art. 8) ou si elle a été effectuée de manière raisonnable (tel qu’il est prescrit à la troisième étape).  Toutefois, elles ne sont pas requises par la Constitution dans tous les cas et, même si elles l’étaient, elles ne seraient pas non plus une panacée — certainement pas les accords types ou les mises en garde systématiques en cas de divulgation qui résulteraient vraisemblablement de la proposition de la juge Karakatsanis.  Le risque que l’organisme étranger d’application de la loi fasse mauvais usage des renseignements qui lui ont été communiqués en vertu de l’al. 193(2)e) est toujours présent.  Ce risque ne peut jamais être entièrement éliminé, peu importe la nature et la portée des garanties procédurales en vigueur au Canada, et on ne doit pas permettre qu’il mine les intérêts vitaux servis par la détection des crimes et les poursuites criminelles relevant de plusieurs pays.  À cet égard, je souligne à nouveau que le Canada est souvent celui qui reçoit de telles divulgations, et la sécurité des Canadiens et des Canadiennes s’en trouve accrue.

[77] Il importe de souligner que notre Cour n’a pas pour tâche de décider s’il est possible d’instaurer des mesures de reddition de compte meilleures ou additionnelles, ou si la loi peut être rédigée en des termes plus stricts, quant à la divulgation transfrontalière de communications interceptées par écoute électronique. Toute tentative en vue de dicter au législateur sa conduite dans ce contexte doit être faite avec beaucoup de prudence.  Il nous faut en l’espèce décider si l’al. 193(2)e) résiste au contrôle constitutionnel.  Comme nous l’avons vu, la partie VI et l’al. 193(2)e) lui-même prévoient un certain nombre de mesures de reddition de compte, et l’étendue de la divulgation envisagée à cet alinéa me semble tout à fait raisonnable.  Pour ces raisons, je conclus que les dispositions législatives attaquées respectent les normes constitutionnelles prévues à l’art. 8 de la Charte.

(5)     La divulgation contestée a-t-elle été effectuée de manière raisonnable?

[80] Lorsque la partie qui fait une divulgation sait ou aurait dû savoir que les renseignements pourraient être utilisés dans des procès inéquitables, pour faciliter la discrimination ou l’intimidation politique, pour pratiquer la torture ou pour commettre d’autres violations des droits de la personne — préoccupations exprimées à juste titre par la juge Karakatsanis — l’art. 8 exige que la divulgation, si elle est un tant soit peu acceptable, ne soit pas effectuée de manière abusive.  Dans les cas les plus graves, où rien ne peut être fait pour atténuer le danger, l’art. 8 interdit toute divulgation.  Je tiens à souligner que cet examen de la manière dont la divulgation est faite se distingue de celui de la question de savoir si la divulgation serait autorisée par l’al. 193(2)e), bien que, dans les faits, les deux examens puissent se chevaucher.  Par exemple, lorsque les risques sont tellement importants qu’aucune forme de divulgation ne serait objectivement raisonnable, la partie qui a fait la divulgation trouverait difficile de prouver qu’elle croyait que la divulgation visait à « servir l’administration de la justice » d’après n’importe quelle acception plausible de cette expression.

[81] Dans d’autres cas, une divulgation pourrait être effectuée de manière raisonnable lorsque le recours à des protocoles de communication de renseignements ou la formulation de mises en garde sont susceptibles d’atténuer suffisamment les risques.  Il serait utile de donner un exemple à titre d’illustration.  Supposons que les autorités canadiennes savent, ou devraient savoir, qu’un gouvernement étranger à qui elles envisagent de divulguer des renseignements pourrait communiquer à son tour ces renseignements à un pays tiers qui pourrait les utiliser pour s’en prendre à un citoyen canadien.  Dans ce contexte, l’absence d’une mise en garde limitant l’utilisation subséquente des renseignements divulgués, même lorsque la partie qui fait la divulgation cherchait à favoriser l’administration de la justice, pourrait rendre la divulgation abusive au sens de l’art. 8.  Par conséquent, dans de tels cas, l’existence de garanties appropriées jouera un rôle crucial dans la détermination du caractère constitutionnel de la divulgation contestée.  C’est en requérant des garanties appropriées au cas par cas, plutôt qu’en les exigeant de façon rigide dans toutes les situations, qu’on atteindra un juste équilibre entre, d’une part, la protection contre les divulgations abusives de communications privées et, d’autre part, la facilitation d’enquêtes criminelles efficaces relevant du Canada et de plusieurs pays.

VI.      Conclusion

[82] La collaboration entre organismes est essentielle à la prévention, à la détection et à la sanction des crimes transfrontaliers.  Compte tenu de ce fait, le législateur a autorisé la transmission transfrontalière de communications interceptées par écoute électronique à l’al. 193(2)e) du Code criminel.  La divulgation en l’espèce a été licitement autorisée par cette disposition, et la législation, prise dans son ensemble, ne viole pas l’art. 8 de la Charte.  En outre, rien ne prouve que la divulgation a été faite de manière abusive.  Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.

 


Dernière modification : le 7 janvier 2018 à 12 h 55 min.