Extraits pertinents :

Le pourvoi met en cause la constitutionnalité de la disposition sur l’écoute électronique en cas d’urgence, l’art. 184.4 du Code criminel.  En l’espèce, les policiers se sont fondés sur l’art. 184.4 pour intercepter des communications privées sans mandat ni autorisation lorsque la fille d’une présumée victime d’enlèvement a commencé à recevoir des appels de son père, qui affirmait être séquestré par des ravisseurs qui voulaient obtenir une rançon.  Environ 24 heures plus tard, les policiers ont obtenu une autorisation judiciaire, en application de l’art. 186 du Code, pour poursuivre l’interception des communications.  Le juge du procès a conclu que l’art. 184.4 portait atteinte au droit, garanti par l’art. 8 de la Charte, d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives, et qu’il ne s’agissait pas d’une limite raisonnable au sens de l’article premier.  Le ministère public a porté la déclaration d’inconstitutionnalité en appel directement à notre Cour.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté

On reconnaît, à l’art. 184.4, que les intérêts des particuliers au respect de leur vie privée doivent parfois être relégués temporairement au second rang pour le bien public — en l’occurrence, pour la protection de vies et de biens contre des dommages sérieux et imminents.  Les conditions strictes prévues par le législateur pour limiter le recours à cette disposition aux situations d’urgence permettent d’établir un juste équilibre entre l’attente raisonnable d’un particulier quant au respect de sa vie privée et l’intérêt de la société à la prévention des dommages sérieux.  Dans cette mesure, l’art. 184.4 est constitutionnel.  Dans sa forme actuelle, toutefois, l’art. 184.4 ne prévoit aucun mécanisme de reddition de compte permettant de surveiller l’exercice, par les policiers, du pouvoir qu’il leur confère.  Il n’exige pas qu’un avis soit donné « après coup » aux personnes dont les communications privées ont été interceptées.  À moins qu’une poursuite criminelle ne soit intentée, les cibles de l’interception risquent de n’être jamais informées de l’opération et ne pourront pas contester l’exercice de ce pouvoir par les policiers.  Aucune autre disposition du Code ne permet la surveillance de l’exercice du pouvoir conféré à l’art. 184.4.  Dans sa forme actuelle, cette disposition ne satisfait pas aux normes constitutionnelles minimales qui en assureraient la conformité avec l’art. 8 de la Charte.  Il est nécessaire d’adopter un mécanisme de reddition de compte pour protéger les importants intérêts relatifs à la vie privée qui sont en jeu et une disposition exigeant un avis suffirait à répondre à ce besoin, mais le législateur peut choisir une autre mesure pour assurer une reddition de compte.  L’absence de toute obligation de donner un avis ou d’autres mesures satisfaisantes vicie cette disposition sur le plan constitutionnel.  Faute d’un dossier suffisant, la question de savoir si l’art. 184.4 a une portée excessive du fait que le pouvoir qu’il confère peut être exercé par des agents de la paix autres que les policiers n’est pas tranchée.

Prévenir les dommages sérieux à une personne ou à un bien dans des situations d’urgence constitue un objectif urgent et réel qui a un lien rationnel avec le pouvoir conféré à l’art. 184.4.  C’est à l’étape de l’analyse de la proportionnalité décrite dans Oakes que la disposition échoue.  L’obligation d’aviser les personnes dont les communications sont interceptées n’entraverait aucunement l’action policière en cas d’urgence.  Elle permettrait en revanche d’accroître la capacité des personnes ciblées de déceler et contester les atteintes à leur vie privée et d’obtenir une véritable réparation.  L’article 184.4 du Code est inconstitutionnel.  L’effet de cette déclaration d’invalidité est suspendu pour une période de 12 mois afin de permettre au législateur d’édicter une nouvelle disposition conforme à la Constitution.

Vue d'ensemble

[3]  En l’espèce, les policiers se sont fondés sur l’art. 184.4 pour intercepter sans mandat ni autorisation des communications privées lorsque la fille d’une présumée victime d’enlèvement a commencé à recevoir des appels de son père, qui affirmait être séquestré par des ravisseurs qui voulaient obtenir une rançon.  Environ 24 heures plus tard, les policiers ont obtenu une autorisation judiciaire, en application de l’art. 186 du Code, pour poursuivre l’interception des communications.

[8] La question clé dont nous sommes saisis est de savoir si le pouvoir conféré à l’art. 184.4 du Code établit un juste équilibre constitutionnel entre le droit d’un particulier d’être protégé contre les fouilles et perquisitions abusives et l’intérêt de la société à prévenir les dommages sérieux.  Les principales questions soulevées par les parties touchent : (1) la portée excessive de la définition d’« agent de la paix »; (2) la corrélation entre les art. 184.4 et 188; (3) l’absence d’avis à la personne dont les communications sont interceptées; et (4) l’absence d’obligation de faire rapport.

[10] Pour les motifs exposés ci‑après, nous sommes arrivés aux conclusions suivantes.  L’article 184.4 établit un certain nombre de conditions.  Correctement interprétées, ces conditions visent à faire en sorte que le pouvoir d’intercepter des communications privées sans autorisation judiciaire ne puisse être exercé qu’en cas d’urgence pour éviter des dommages sérieux.  Dans cette mesure, cet article établit un juste équilibre entre les droits garantis à un particulier par l’art. 8 de la Charte et l’intérêt de la société à prévenir des dommages sérieux.

Analyse 

[15] L’article 8 de la Charte prévoit : « Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. »

[16]  Notre Cour a décidé dans l’arrêt de principe Hunter c. Southam Inc.1984 CanLII 33 (CSC)[1984] 2 R.C.S. 145, qu’une fouille sans mandat est présumée abusive.  La norme de présomption de constitutionnalité qui s’applique aux fouilles, perquisitions et saisies en droit criminel est l’autorisation judiciaire préalable : un arbitre neutre et impartial agissant d’une manière judiciaire doit décider au préalable que la fouille, la perquisition ou la saisie est justifiée par des motifs raisonnables, établis sous serment (p. 160-162 et 167-168).  Voici ce que dit le juge Dickson à la p. 161 :

 Je reconnais qu’il n’est peut‑être pas raisonnable dans tous les cas d’insister sur l’autorisation préalable aux fins de valider des atteintes du gouvernement aux expectatives des particuliers en matière de vie privée.  Néanmoins, je suis d’avis de conclure qu’une telle autorisation, lorsqu’elle peut être obtenue, est une condition préalable de la validité d’une fouille, d’une perquisition et d’une saisie.

[17] L’autorisation judiciaire préalable revêt une importance encore plus grande lorsqu’il s’agit de l’interception secrète de communications privées, une atteinte grave au droit à la vie privée des personnes touchées.  Dans R. c. Duarte1990 CanLII 150 (CSC)[1990] 1 R.C.S. 30, le juge La Forest donne l’explication suivante, à la p. 46 :

 . . . si l’enregistrement clandestin de communications privées est une fouille, une perquisition ou une saisie au sens de l’art. 8 de la Charte, cela tient au fait qu’il est reconnu en droit qu’il y a atteinte abusive à la vie privée d’une personne chaque fois que l’État, sans avoir préalablement démontré à un officier de justice neutre l’existence d’une justification raisonnable, s’arroge le droit d’enregistrer subrepticement des communications dont l’auteur s’attend à ce qu’elles ne soient interceptées que par la personne à laquelle l’auteur les destine, pour reprendre les termes du Code.  [Soulignement dans l’original.]

Le juge La Forest y affirme « le principe général que la surveillance électronique d’un particulier par un organe de l’État constitue une fouille, une perquisition ou une saisie abusive au sens de l’art. 8 de la Charte » (p. 42-43).

(1)     Méthode d’interprétation

[21] En l’espèce, l’analyse constitutionnelle doit prendre en compte le droit à la vie privée de toute personne dont les communications peuvent être interceptées ainsi que les intérêts liés à la sécurité publique, notamment le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui risque de subir des dommages sérieux.  Le juge en chef Lamer a fait remarquer dans Godoy que le droit à la vie privée repose sur les valeurs « de dignité, d’intégrité et d’autonomie »; toutefois, l’intérêt de la personne qui a besoin de l’aide des policiers « ressortit davantage à la dignité, à l’intégrité et à l’autonomie que celui de la personne qui cherche à refuser l’entrée aux agents de police dépêchés sur les lieux pour répondre à un appel à l’aide » (par. 19)

(2)     L’économie de la partie VI du Code

[22] Selon l’article 184(1) de la partie VI du Code, intitulée « Atteintes à la vie privée », l’interception de communications privées constitue une infraction.  Les articles 185 et 186 contiennent les dispositions générales régissant la demande et l’octroi d’une autorisation judiciaire pour l’interception de communications privées.  L’article 188, quant à lui, permet à un juge spécialement désigné de délivrer des autorisations temporaires (d’une durée maximale de 36 heures) sur demande d’un agent de la paix, lui aussi spécialement désigné, si l’urgence de la situation exige l’interception de communications privées avant qu’il soit possible, avec toute la diligence raisonnable, d’obtenir une autorisation en vertu de l’art. 186.

[24] Lorsque la première loi canadienne complète en matière d’écoute électronique, la Loi sur la protection de la vie privée, S.C. 1973-74, ch. 50, est entrée en vigueur en 1974, il n’existait aucune disposition relative à l’écoute électronique en cas d’urgence analogue à l’art. 184.4.  L’écoute électronique sans autorisation judiciaire n’était permise qu’avec le consentement d’une partie, en vertu de ce qui était à l’époque l’al. 178.11(2)a) du Code.  En 1993, à la suite de la contestation constitutionnelle de cette disposition dans Duarte et dans R. c. Wiggins1990 CanLII 151 (CSC)[1990] 1 R.C.S. 62, le législateur a adopté la partie VI actuelle, ainsi que des dispositions supplémentaires autorisant l’interception de communications dans des situations particulières (L.C. 1993, ch. 40).

[27]  L’article 184.4, qui confère le pouvoir d’intercepter une communication privée en cas d’urgence, est la seule disposition n’exigeant ni le consentement d’une partie, ni une autorisation préalable.  Par contre, il n’est manifestement possible d’y avoir recours qu’en cas d’urgence pour prévenir des dommages à la fois sérieux et imminents.  Bien que l’art. 184.4 ne fixe aucune limite temporelle, chaque interception ne peut être effectuée que dans une situation d’urgence où il faut y procéder immédiatement pour prévenir des dommages sérieux et où il est impossible d’obtenir une autorisation judiciaire préalable avec toute la diligence raisonnable.  Comme nous le verrons, ces conditions créent intrinsèquement des limites temporelles strictes.

[32]  Selon l’alinéa 184.4a), un agent de la paix ne peut exercer le pouvoir que lui confère l’art. 184.4 que s’il a des « motifs raisonnables » de croire que l’« urgence de la situation » est telle qu’une autorisation ne peut, avec « toute la diligence raisonnable », « être obtenue sous le régime de la [partie VI] » du Code.

                  a)      « Motifs raisonnables »

[33]  La croyance fondée sur des « motifs raisonnables » comporte à la fois un élément subjectif et un élément objectif.  L’agent doit croire subjectivement en l’existence de motifs justifiant les mesures prises, et ces motifs doivent être objectivement raisonnables dans les circonstances.  L’équilibre constitutionnel entre l’attente raisonnable en matière de vie privée et les besoins légitimes de l’État de déceler et de prévenir le crime appelle une norme objective — la probabilité fondée sur la crédibilité : Hunter c. Southam, p. 166‑168; R. c. Kang‑Brown2008 CSC 18 (CanLII)[2008] 1 R.C.S. 456, par. 75-79.

b)      « Urgence de la situation »

c)      « Diligence raisonnable »

d)      « Une autorisation [. . .] sous le régime de la présente partie »

e)      « Une interception immédiate est nécessaire »

[80]  Les questions soulevées sont notamment les suivantes :

(i)          l’absence d’obligation de donner un avis;

(ii)         l’absence d’obligation de faire rapport au Parlement;

(iii)        l’absence d’obligation de conserver un dossier;

(iv)        la nécessité de restreindre l’utilisation des communications interceptées.

                  (1)     L’absence d’obligation de donner un avis

[81]   Il se peut que les personnes ciblées par l’application de l’art. 184.4, qu’elles soient des victimes ou des suspects, ne sachent jamais que leurs communications privées ont été interceptées.  Dans sa forme actuelle, l’art. 184.4 n’oblige pas à aviser l’intéressé après coup.  Cela distingue les cas d’urgence visés à cette disposition des autres situations d’urgence où l’absence d’autorisation judiciaire préalable n’a pas été jugée fatale au regard de l’art. 8 de la Charte.  Le juge Davies a reconnu cette distinction, à bon droit selon nous, au par. 218 de ses motifs :

[traduction] L’interception de communications privées en cas d’urgence se distingue des situations comme les prises en chasse, l’entrée dans une résidence en réponse à un appel au service 9‑1‑1 ou les fouilles ou perquisitions accessoires à une arrestation dans les cas où la sécurité publique est menacée.  Dans ces situations, la personne qui est visée par une fouille ou une perquisition connaît immédiatement les circonstances et les conséquences de l’action policière.  Par contre, la personne dont les communications privées sont interceptées n’a aucun moyen de détecter, de connaître ni de découvrir cette atteinte à sa vie privée à moins que l’État ne décide de fonder une poursuite ultérieure sur le résultat de ses activités intentionnellement secrètes.

[82] Pour l’application de l’art. 8 de la Charte, il est important que la police rende des comptes lorsqu’elle recourt à l’écoute électronique sans autorisation judiciaire.  Dans l’arrêt Hunter c. Southam, le juge Dickson a expliqué : « Une disposition autorisant un [. . .] pouvoir non susceptible de révision serait manifestement incompatible avec l’art. 8 de la Charte. » (p. 166).  Dans le contexte de la partie VI du Code, sauf dans le cas des interceptions autorisées par l’art. 184.1[7], les mécanismes de reddition de compte établis sont la communication d’un avis après coup et la production d’un rapport.

[83]  Il ne faut pas minimiser l’importance ni la pertinence de l’avis donné après coup pour l’application de l’art. 8 de la Charte.  À cet égard, nous retenons les observations suivantes de l’intervenante la Criminal Lawyers Association (Ontario) :

 [traduction] . . . l’avis n’est ni dénué de pertinence pour la protection des droits garantis par l’art. 8, ni une mesure de protection « faible » de ces droits simplement parce qu’il intervient après l’atteinte à la vie privée.  L’obligation d’aviser l’intéressé après coup braque rétrospectivement sur l’intrusion autorisée par la loi un éclairage important sur le plan constitutionnel.  Le droit à la vie privée s’entend non pas seulement de la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives, mais également de la capacité de les déceler, de les contester et d’obtenir une véritable réparation.  La communication de l’avis sert l’ensemble de ces intérêts.  En cas d’écoute électronique menée secrètement sans mandat, l’avis à la personne qui en a fait l’objet constitue pratiquement sa seule protection externe.  [Italiques dans l’original; note de bas de page omise; mémoire, par. 31.]

IV.   Conclusion

[94] L’article 184.4 vise les situations d’urgence.  Il permet la prise de mesures extrêmes dans des circonstances extrêmes.  Le législateur y reconnaît que les intérêts des particuliers au respect de leur vie privée doivent parfois être temporairement relégués au second rang pour le bien public — en l’occurrence, pour la protection de vies et de biens contre des dommages sérieux et imminents.  Le législateur a prévu des conditions strictes pour limiter le recours à cette disposition aux situations d’urgence.  À notre avis, ces conditions permettent d’établir un juste équilibre entre l’attente raisonnable d’un particulier quant au respect de sa vie privée et l’intérêt de la société à la prévention des dommages sérieux.  Dans cette mesure, l’art. 184.4 est constitutionnel.

[95] Cependant, dans sa forme actuelle, l’art. 184.4 n’inclut aucun mécanisme de reddition de compte.  À notre avis, cette lacune lui est fatale et constitue une violation de l’art. 8 de la Charte.

[98] C’est à l’étape de l’analyse de la proportionnalité que la disposition échoue.  L’obligation d’aviser les personnes dont les communications sont interceptées n’entraverait aucunement l’action policière en cas d’urgence.  Elle permettrait en revanche d’accroître la capacité des personnes ciblées de déceler et contester les atteintes à leur vie privée et d’obtenir une véritable réparation.  L’objectif du législateur de prévenir les dommages sérieux appréhendés pour des motifs raisonnables pourrait être atteint, même si un tel mécanisme de reddition de compte était mis en place. 

[99] Étant donné que l’art. 184.4 ne respecte pas le second volet du test établi dans l’arrêt Oakes, nous concluons qu’il est inconstitutionnel.


Dernière modification : le 27 décembre 2017 à 9 h 50 min.