Extraits pertinents : [1] La demanderesse Maria Pia Grillo (« Mme Grillo ou la demanderesse ») réclame des dommages-intérêts totalisant 7 000 $ à la société Google inc. (« Google ou la défenderesse »), après que cette dernière eut fait paraître une photo de sa maison sur le site Internet « Google Map ». [2] Sur la photo, la demanderesse y apparaît sans son consentement, d'une manière fort inconvenante, ajoute-t-elle, de même que son véhicule automobile, alors que la plaque d'immatriculation n'est aucunement camouflée ou floutée. Pour la demanderesse, il s'agit d'une violation flagrante de son droit à sa vie privée et à la protection de son image et de sa dignité. [5] Le ou vers le 8 mai 2009, alors en congé, elle est chez elle. Mme Grillo explique que la maison où elle habite se trouve dans un quartier résidentiel peu achalandé, une « private area » comme elle le décrit. Elle précise qu'elle accorde beaucoup d'importance à cet aspect de sa vie personnelle. [9] Cinq mois plus tard, le 9 octobre 2009, Mme Grillo, alors au travail, décide de consulter le site Internet « Google Maps » que la défenderesse exploite. Elle est curieuse de savoir de quelle façon sa maison est exposée. Elle clique sur l'onglet « Street View ». [11] À sa grande surprise, elle constate qu'elle figure sur la photo. Même si son visage est brouillé (« blurred »), elle est facilement reconnaissable, dit-elle, du moins dans son entourage et parmi ses collègues de travail. Sur la photo, elle apparaît à l'extérieur de la maison, assise sur la première marche de l'escalier, pieds nus et portant un vêtement sans manche de type débardeur où une partie de sa poitrine est exposée. [12] Mme Grillo constate que son véhicule automobile se trouve aussi sur la photo, sans pour autant que la plaque d'immatriculation soit camouflée. L'adresse postale de sa maison est également visible. [13] La demanderesse est fortement perturbée par cette situation. Elle relate qu'à la suite de l'apparition de cette photo sur le site Internet de la défenderesse, elle a fait l'objet au travail de plusieurs moqueries et commentaires désobligeants, en particulier au sujet de sa poitrine. [14] La demanderesse achemine une plainte le jour même auprès du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada (« Commissariat »). Par la suite, voulant suivre une recommandation du Commissariat, elle tente de retirer ou faire retirer les images dérangeantes ou inappropriées en cliquant sur l'onglet annoncé à cette fin par Google (« Report inappropriate image »). [15] Elle témoigne n'avoir jamais réussi à faire quoi que ce soit par elle-même, ni davantage à obtenir une réponse de la part de Google. Le procédé indiqué ou exposé ne fonctionnait pas ou ne semblait pas permettre une communication entre l'utilisateur et la défenderesse. [16] Quelques jours ou semaines plus tard, Mme Grillo envoie une lettre directement à Google. Le Tribunal estime utile de reprendre ici les principaux éléments de la lettre : […] [21] Le 8 juin 2011, soit un peu plus de deux ans après l'apparition de la photo litigieuse sur le site Internet « Google Map », la demanderesse, par l'entremise de son avocat, envoie une mise en demeure à Google. Non seulement réclame-t-elle des dommages-intérêts, qu'elle évalue alors à 45 000 $, mais elle exige aussi que Google « immediatly and permanently remove, block, blur, or otherwise make unidentifiable all photographs of our client, her breast, her car's license plate and her civic address ». [22] Le 23 juin 2011, par une télécopie envoyée à ses avocats, Mme Grillo est informée par la défenderesse que « [p]ursuant to your request, we have blurred all imagery that was appearing at this address ». La preuve documentaire confirme l'exactitude des représentations de Google. [23] Dans sa demande judiciaire, Mme Grillo allègue que l'indemnité à laquelle elle estime avoir droit est toujours de 45 000 $. Par contre, pour respecter la juridiction de la Cour du Québec lorsqu'elle siège en Division des petites créances, elle accepte de réduire sa réclamation à 7 000 $, renonçant en même temps à la différence. [27] Elle insiste sur le fait qu'elle est une personne réservée, qui tient à sa vie privée et préfère demeurer dans l'anonymat. Elle ajoute qu'elle n'utilise jamais les sites de réseautage interactifs ou en ligne et que la maison où elle habite se trouve dans un secteur « privé ». Bref, pour elle, le droit à la vie privée et le droit à l'anonymat sont des valeurs hautement importantes. ANALYSE ET MOTIFS [35] Le litige entre les parties, qui n'implique aucune autorité ni aucun agent ou représentant gouvernemental, doit être tranché en fonction des règles et principes juridiques se dégageant du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») et de la Charte des droits et libertés de la personne[1](la Charte des droits et libertés). Les principales règles de droit applicables [36] La protection de la vie privée et de l'image est prévue dans plusieurs dispositions du C.c.Q. : 3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée. 4. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée. Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise. 36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants: 1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit; 2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée; 3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés; 4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit; 5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l'information légitime du public; 6° Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels. (Le Tribunal souligne) [37] Par ailleurs, dans la Charte des droits et libertés se trouvent plusieurs dispositions pertinentes au litige : 3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association. 4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation. 5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée. 9.1 Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice. 49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte. En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages exemplaires. [38] La jurisprudence et la doctrine enseignent que la protection de l'image d'une personne est associée au respect du droit à sa vie privée et, dans certains cas, à la protection de sa dignité et à ses droits à l'honneur et la réputation[2]. Le droit à l'image s'inscrit dans les droits de la personnalité et, généralement, il est considéré comme une composante du droit à la vie privée. [39] Dans l'arrêt Aubry c. Éditions Vice-Versa inc[3], la Cour suprême écrit : 51 (…) À notre avis, le droit à l’image, qui a un aspect extrapatrimonial et un aspect patrimonial, est une composante du droit à la vie privée inscrit à l’art. 5 de la Charte québécoise. Cette constatation est conforme à l’interprétation large donnée à la notion de vie privée dans le récent arrêt Godbout c. Longueuil (Ville), et dans la jurisprudence de notre Cour. Voir R. c. Dyment, à la p. 427. (…) 53 Puisque le droit à l’image fait partie du droit au respect de la vie privée, nous pouvons postuler que toute personne possède sur son image un droit qui est protégé. Ce droit surgit lorsque le sujet est reconnaissable. Il faut donc parler de violation du droit à l’image, et par conséquent de faute, dès que l’image est publiée sans consentement et qu’elle permet l’identification de la personne. Voir Field c. United Amusement Corp. 54 Le droit au respect de la vie privée ne saurait se confondre avec le droit à l’honneur et à la réputation inscrit à l’art. 4 de la Chartequébécoise même si, dans certains cas, une publication fautive de l’image peut, à elle seule, entraîner une atteinte à l’honneur et à la réputation. Toute personne ayant droit à la protection de sa vie privée, et son image étant protégée à ce titre, les droits propres à la protection de la vie privée pourront être violés même si l’image publiée n’a aucun caractère répréhensible et n’a aucunement porté atteinte à la réputation de la personne. En l’espèce, les juges de première instance et d’appel ont conclu que la photographie ne revêtait aucun caractère répréhensible et ne portait pas atteinte à l’honneur ou à la réputation de l’intimée. La Cour d’appel a aussi conclu que la juxtaposition de la photographie au texte ne permettait pas une association des deux éléments, et que, de toute façon, le texte était sérieux et ne prêtait pas au ridicule. [40] De ces extraits, il découle que l'image d'une personne se trouvant dans un lieu privé ne peut être captée et encore moins diffusée sans son consentement. [41] Par ailleurs, l'image d'une personne photographiée alors qu'elle se trouve dans un lieu public ne peut être diffusée sans son consentement, exprès ou tacite, si elle est reconnaissable, sauf si le droit du public à l'information justifie que l'image soit reproduite ou diffusée ou, dans certains cas, si la personne représente uniquement un élément secondaire d'un lieu ou événement public photographié légitimement[4]. [44] En l'espèce, aux fins de résoudre le litige opposant les parties, trois questions essentielles doivent être discutées et tranchées : a) La demanderesse se trouvait-elle dans un endroit privé ou public lorsque son image a été captée ? b) Pouvait-elle réellement être reconnue lorsque la photo de sa maison a été diffusée sur le site Internet exploité par Google ? c) La diffusion de son image était-elle ou non justifiée par le droit du public à l'information ? L'application des principes juridiques à la présente affaire [47] La distinction entre un lieu public et un lieu privé est habituellement faite en fonction de leurs aspects matériels ou territoriaux. Par contre, cette approche n'est pas toujours adéquate pour déterminer correctement la portée de la protection accordée par le Code civil du Québec et la Charte des droits et libertés. D'autres critères doivent aussi être considérés. [49] Une personne qui ne se trouve plus dans un endroit privé, au sens matériel ou généralement entendu de cette expression, ne se retrouve pas forcément dans un endroit public, à tous égards, de telle sorte que l'on puisse, de ce seul fait, utiliser son image sans aucune retenue ou limite. [51] En l'espèce, le Tribunal n'accepte pas la thèse selon laquelle la demanderesse, parce qu'elle était assise sur une marche extérieure de sa maison, et donc qu'elle était visible de la rue publique, avait nécessairement ou tacitement, de ce seul fait, renoncé à la protection de sa vie privée et de son image. [54] Le Tribunal, de toutes ces circonstances, conclut que, même si elle était assise sur une marche extérieure de sa maison et qu'elle était visible d'une rue où le public pouvait librement circuler, la demanderesse était en droit de continuer à s'attendre à ce que sa vie privée et son image demeurent protégées et respectées. Pour qu'une photo d'elle soit prise et diffusée, elle devait en principe donner son consentement au préalable. [56] Le Tribunal est plutôt d'avis qu'une personne ne devient pas méconnaissable du seul fait que son visage a été brouillé. Les autres informations ou données se trouvant dans l'image peuvent tout aussi conduire à son identification. En accord avec l'approche européenne[7], le Tribunal estime que ces autres informations ou données doivent aussi être considérées comme étant des informations personnelles. [58] Le Tribunal conclut que, bien que son visage ait été brouillé, la demanderesse demeurait reconnaissable, certainement à tout le moins parmi son entourage et des collègues de travail. Partant, juste du point de vue du droit à l'anonymat dont elle se réclame, la protection à laquelle la demanderesse avait droit n'a pas été respectée par la défenderesse. [59] Finalement, la défenderesse avait le fardeau de démontrer que la diffusion de l'image de la demanderesse se justifiait par l'intérêt public ou le droit du public à l'information. [60] Cette démonstration n'a pas été faite en l'espèce. Les éléments invoqués ne convainquent pas le Tribunal que la protection de la vie privée et de l'image à laquelle la demanderesse avait droit doit être mise de côté pour ces motifs. [62] En droit canadien et québécois, contrairement au droit américain, le fait que la publication ou la diffusion d'une image soit socialement utile n'est pas suffisant pour justifier ou excuser une violation du droit à la vie privée ou à l'image. Ce n'est pas le critère retenu par nos tribunaux. La Cour suprême l'a ainsi décidé dans Aubry[9] : 61 Aux États-Unis la liberté d’expression et d’information du public prévaut sur le droit à la vie privée sauf lorsque l’information ne sert qu’aux fins commerciales. Tout comme l’intervenante, nous croyons que cette notion du «socialement utile» réfère simplement au fait que l’information en question a une valeur économique, politique, artistique, culturelle, sportive ou autre. La photographie d’une seule personne peut être «socialement utile» parce qu’elle sert à illustrer un thème. Cela ne rend cependant pas acceptable sa publication si elle porte atteinte au droit à la vie privée. Au plan de l’analyse juridique, nous ne voyons pas l’utilité de retenir la notion du «socialement utile». La distinction fondée sur le but commercial n’est pas compatible avec l’art. 9.1 de la Charte québécoise. Une seule question se pose: c’est celle de la pondération des droits en cause. Il y a donc lieu de décider si le droit du public à l’information peut justifier la diffusion d’une photographie prise sans autorisation. [63] En l'instance, Google n'a pas démontré qu'il existait un intérêt dominant du public à prendre connaissance de l'image de la demanderesse par rapport à la protection à laquelle elle avait droit. [64] L'utilité (ou la valeur) informationnelle des services rendus par Google n'est pas à ce point déterminante ou dominante ici qu'elle justifie un empiètement sur les droits de la personnalité en litige ou une violation de l'un d'entre eux. De même, la gratuité du moteur de recherche ou des services offerts par Google ne constitue ni une excuse recevable ni un élément pertinent en droit canadien et québécois [78] Enfin, de la preuve, il ressort que la demanderesse a attendu un peu plus de deux ans après l'apparition de la photo en litige sur le site Internet de la défenderesse, c'est-à-dire jusqu'au 8 juin 2011, avant de faire valoir ses droits auprès de cette dernière par l'entremise d'un avocat. [79] Cette période de temps est beaucoup trop longue et demeure inexplicable. L'inaction de la demanderesse pendant deux ans environ, quoique dans une mesure difficilement quantifiable, a certainement contribué au préjudice quelle affirme avoir subi. Cet aspect du dossier joue donc en sa défaveur, d'autant plus que, dès la réception de la mise en demeure, Google, sans aucun délai, a immédiatement fait ce qui devait être fait pour satisfaire les demandes. [82] Elle a témoigné, en pleurs à un certain moment, sur les moqueries et les commentaires désobligeants dont elle a été victime par ses collègues de travail et sur le choc profond qu'elle a ressenti en constatant que sa « vie privée » n'avait pas été respectée. Pour elle, cet épisode a été fort éprouvant. [83] Ces éléments, clairement, suffisent pour que la demanderesse reçoive une indemnité. Dans Aubry[13], la Cour suprême écrit en effet ce qui suit : 69 Les dommages doivent, par conséquent, être prouvés. Comme le souligne le doyen Nerson dans sa thèse Les droits extrapatrimoniaux (1939), à la p. 384 (citée dans Potvin, op. cit., à la p. 272), le dommage «peut consister simplement dans le déplaisir qu’éprouve la personne à devenir une “figure connue”». La publication de l’image d’une personne qui divulgue une scène de sa vie privée porte atteinte au sentiment de pudeur «éminemment respectable» de la victime et peut lui causer un préjudice moral considérable. Monsieur J. Ravanas décrit ainsi, dans sa thèse intitulée La protection des personnes contre la réalisation et la publication de leur image(1978), no 347, aux pp. 388 et 389 (cité dans Potvin, op. cit., à la p. 274), les éléments du préjudice moral: Un tel sentiment risque d’être froissé chaque fois que le photographe s’immisce dans la vie privée des personnes ou la livre en pâture au public. L’objectif photographique saisit un moment humain dans ce qu’il y a de plus intense, et, par la vertu de l’instantané, ce moment est «profané». L’instant privilégié de la vie personnelle devient «cette image-objet offerte à la curiosité du plus grand nombre». Celui qui est surpris dans sa vie intime par le chasseur d’images est dépouillé de sa transcendance et de sa dignité d’homme car il est alors réduit à l’état de «spectacle» pour autrui . . . Cette «indécence de l’image» prive les personnes représentées de leur substance la plus secrète. [84] De l'avis du Tribunal, bien que la preuve présentée par la demanderesse ne permette pas de lui octroyer une indemnité à la hauteur de celle qu'elle recherche (7 000 $), la preuve révèle quand même qu'elle a subi un préjudice moral ne se limitant pas à un simple inconfort et quelques tracas ressentis. [85] En fait, en plus des commentaires malveillants et l'humiliation qu'elle a subis au travail, la demanderesse, de façon particulière, a ressenti une atteinte importante à sa pudeur et sa dignité, deux valeurs auxquelles elle tenait et qui sont «éminemment respectable[s]». [86] En définitive, prenant en compte l'ensemble des éléments qui sont favorables et défavorables à la demanderesse, le Tribunal arbitre l'indemnité à laquelle elle a droit à la somme de 2 250 $. POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL : ACCUEILLE en partie la réclamation de la demanderesse ; CONDAMNE la défenderesse à payer à la demanderesse la somme de 2 250 $, avec les intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 C.c.Q., à compter de la demeure, le 8 juin 2011 et les frais judiciaires de 159 $. Dernière modification : le 3 décembre 2018 à 9 h 37 min.