Extraits pertinents :

  1. Introduction

[1]           L'appelant se pourvoit à l'encontre d'un jugement rendu le 15 mai 2013 par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale (l'honorable juge Denys Noël), qui le déclarait coupable d'avoir conduit un véhicule à moteur (un bateau) alors que son alcoolémie dépassait 80 mg d'alcool par 100 ml de sang, soit 118 mg d'alcool par 100 ml de sang.

[2]           La principale question en litige concerne l'observation visuelle que les policiers ont effectuée à partir du terrain du voisin de l'appelant alors qu'il amarrait son bateau.

[3]           L'appelant prétend que les policiers n'ont pas respecté ses attentes raisonnables en matière de vie privée.

[6]           Quelles sont les attentes raisonnables d'un citoyen à l'égard de l'État lorsque celui-ci le surveille, à partir du terrain de son voisin, alors qu'il amarre son bateau à un quai situé au bout de son terrain et qui flotte sur un cours d'eau navigable?

[7]           Est-ce que l'article 8 de la Charte protège une attente raisonnable en matière de vie privée dans de telles circonstances? Si oui, quelle en est l'étendue?

[9]           Pour les motifs qui suivent, l'appel doit être rejeté.

[10]        L'appelant n'avait pas une attente raisonnable de vie privée dans les circonstances de l'intervention policière.

  1. Analyse

[24]        L'appelant reconnaît que, selon l'arrêt R. c. Edwards[3], l'existence d'une attente raisonnable de vie privée doit être déterminée eu égard à l'ensemble des circonstances.

[28]        Dans la présente affaire, il s'agit de déterminer si les policiers ont violé l'attente raisonnable de vie privée de l'appelant en observant sa conduite à partir du terrain de son voisin et à l'invitation de celui-ci. On se rappelle que le voisin de l'appelant avait communiqué avec la police pour signaler la commission d'une infraction criminelle.

[30]        Le cadre d'analyse est ainsi formulé par le juge Binnie dans l'arrêt Patrick :

  1.    Quel est l’objet ou la nature des éléments de preuve recueillis par la police?
  2.   L’intimé possédait-il un droit direct à l’égard du contenu?
  3.   L’intimé avait-il une attente subjectiveen matière de respect de sa vie privée relativement au contenu informationnel des ordures?
  4.    Dans l’affirmative, cette attente était-elle objectivement raisonnable? À cet égard, il faut se poser les questions suivantes :
  5.       De façon plus particulière, en ce qui concerne l’endroit où la « fouille ou perquisition » contestée a eu lieu, la police a-t-elle commis une intrusion sur la propriété de l’appelant et, dans l’affirmative, quelle est l’incidence de cette conclusion sur l’analyse relative au droit au respect de la vie privée?
  6.       Le contenu informationnel de l’objet était-il à la vue du public?
  7.       Le contenu informationnel de l’objet avait-il été abandonné?
  8.       Ces renseignements étaient-ils déjà entre les mains de tiers et, dans l’affirmative, ces renseignements étaient-ils visés par une obligation de confidentialité?
  9.       La technique policière avait-elle un caractère envahissant par rapport au droit à la vie privée en cause?
  10.       Le recours à cette technique d’obtention d’éléments de preuve était-il lui-même objectivement déraisonnable?
  11.       Le contenu informationnel révélait-il des détails intimes sur le mode de vie de l’intimé ou des renseignements d’ordre biographique le concernant?

[32]        Cette analyse n'est donc pas purement mécanique, car elle a un contenu normatif qui va au-delà du contexte factuel de l'affaire. L'analyse comporte inévitablement un jugement de valeurs à l'égard de la conduite de l'État susceptible de conduire à l'érosion de la protection de la vie privée des citoyens.

  1. Le droit de l'appelant à l'égard de la surveillance de sa vie privée

[35]        L'appelant a-t-il un droit à faire valoir à l'égard de la surveillance visuelle par son voisin ou les policiers?

[36]        Dans l'arrêt Spencer, le juge Cromwell écrit que « que les cadres législatif et contractuel peuvent aussi être pertinents, mais pas nécessairement déterminants quant à la question de savoir s’il existe une attente raisonnable en matière de vie privée »[8].

[38]        Dans le présent dossier, il est pertinent d'examiner la protection qui est accordée à la vie privée par le Code civil du Québec. De plus, il faut prendre en compte que le lit des cours d'eau navigables est, selon l'article 919 C.c.Q., jusqu'à la ligne des hautes eaux la propriété de l'État.

[39]        L'article 36 C.c.Q. prévoit que la captation de l'image d'une personne lorsqu'elle se trouve dans un lieu privé peut être considérée comme une atteinte à sa vie privée tout comme la surveillance de sa vie privée par quelque moyen que ce soit.

[40]        Il est vrai que la Cour suprême a considéré dans Aubry c. Éditions Vice-Versa inc.[9] que le droit à l’image est une composante du droit à la vie privée inscrit à l’art. 5 de la Charte québécoise. Elle a aussi décidé que, dans la mesure où le droit à la vie privée cherche à protéger une sphère d’autonomie individuelle, il doit inclure la faculté d’une personne de contrôler l’usage qui est fait de son image. Le caractère public du lieu où une photographie est prise peut affecter cette protection.

[41]        Cela dit, même si on accepte la prétention selon laquelle l'appelant peut faire valoir certains droits, en certaines circonstances, à l'égard de la surveillance continue de sa vie privée[10], il est difficile de décrire son quai flottant sur une rivière qui est du domaine public comme étant un lieu privé au sens du Code civil du Québec, même si ce quai est l'extension de son terrain privé

[43]        La démarche du voisin de l'appelant était raisonnable et conforme au devoir social des citoyens d'aider les autorités policières[11]. Elle ne peut être considérée comme une atteinte à la vie privée de l'appelant au sens du C.c.Q., car les policiers devaient donner suite à ces informations tout en respectant les droits constitutionnels de l'appelant[12].

  1. L'appelant avait-il une attente subjective au respect de sa vie privée?

[45]        L'appelant a témoigné qu'il a répondu aux policiers qu'il était chez lui, qu'il était sur son bateau, sur son quai, sur son terrain et que les policiers n'avaient rien à faire là.

[46]        L'appelant avait donc une attente subjective au respect de sa vie privée[13].

  1. L'attente de l'appelant au sujet du respect de sa vie privée est-elle objectivement raisonnable?

[47]        Il convient maintenant de répondre aux sept questions formulées dans l'arrêt Tessling et appliquées dans l'arrêt Patrick.

  1. a) L'endroit où la perquisition a eu lieu

[48]        Les policiers ont pénétré sur le terrain de l'appelant pour se rendre chez son voisin à l'invitation de ce dernier. Ils n'ont fait aucune observation de l'appelant dans son entrée.

[52]        De plus, la présence des policiers dans l'entrée de l'appelant peut aussi être justifiée par la théorie de l'« invitation à frapper à la porte » que les citoyens sont réputés faire aux membres du public, y compris les policiers[16].

  1. b) La conduite de l'appelant était-elle à la vue du public

[56]        Dans le présent dossier, le bateau de l'appelant était sur un cours d'eau navigable public auquel il avait accès et sur lequel il pouvait circuler. Il était à la vue de son voisin et du public.

[57]        Dans l'arrêt Tessling, le juge Binnie écrit qu'il n'y a pas d'attente raisonnable de vie privée lorsqu'un citoyen expose celle-ci au public ou à une partie du public :

40        Il est vrai que nul ne saurait avoir d’attente raisonnable en matière de vie privée relativement à ce qu’il expose sciemment au public, ou à une partie du public, ou à ce qu’il abandonne dans un endroit public (R. c. Boersma1994 CanLII 99 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 488; Stillman, précité, par. 62, le juge Cory, par. 226, et la juge McLachlin (maintenant Juge en chef), dissidente; Evans, précité, par. 50, le juge Major, motifs concordants; Baron c. Canada1993 CanLII 154 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 416, p. 453; Dyment, précité, p. 435; R. c. Monney1999 CanLII 678 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 652, par. 45).

[59]        Dans l'arrêt R. c. Wise[17], le juge Cory note pour la majorité de la Cour que « la surveillance visuelle des véhicules à moteur exercée par la police [est] acceptable » et « qu'il est permis de l'améliorer à l'aide de jumelles »[18]. Il explique aussi que, lors de la surveillance des déplacements d'un suspect en automobile, la police n'exerce « aucune contrainte ni n’a recours à aucun subterfuge pour forcer [un suspect] à monter dans son automobile et la conduire »[19] car ce dernier « agi de plein gré »[20]. Le suspect décide « de conduire son automobile »[21], « de son itinéraire et de son comportement au volant »[22].

[62]        Malgré des divergences sur le fond de l'affaire dans l'arrêt Wise, le juge LaForest écrit au sujet de la surveillance policière :

Je n'ai aucun doute que les policiers ont le droit, comme tous les autres gens, d'observer nos allées et venues lorsque nous sortons en public, et je crois également qu'ils peuvent améliorer la qualité de leurs observations visuelles en se servant d'instruments comme des jumelles. Ce type d'observation ne constitue pas une menace grave ou fondamentale pour la vie privée de l'individu[24].

[64]        L'arrêt Wise révèle donc un consensus clair de la Cour suprême au sujet de l'observation des déplacements en automobile par les policiers. Il n'y a aucune raison de faire une différence s'il s'agit d'un bateau sur un cours d'eau navigable. Une patrouille nautique policière aurait aussi été à même de faire les mêmes observations.

[65]        La Cour suprême a bien établi que les policiers peuvent demander aux voisins leurs observations sur ce qui se passe autour d'une maison.

  1. c) L'information avait-elle été abandonnée par l'appelant

[68]        La question de l'abandon, similaire à celle des ordures laissées sur le bord d'un chemin public comme dans l'affaire Patrick, ne se pose pas.

  1. d) Ces renseignements étaient-ils déjà entre les mains de tiers et, dans l’affirmative, ces renseignements étaient-ils visés par une obligation de confidentialité?

[69]        Le voisin avait déjà fait les observations qui ont déclenchées l'intervention des policiers. Cependant, le voisin n'était visé par aucune obligation de confidentialité.

  1. e) La technique policière avait-elle un caractère envahissant par rapport au droit à la vie privée en cause?

[70]        L'observation visuelle n'est pas très envahissante.

[71]        La surveillance policière est régulièrement utilisée dans le cadre des enquêtes policières. La surveillance se distingue ici en ce qu'elle n'est pas appuyée ou aidée par un dispositif technologique pour améliorer la surveillance visuelle, ni n’est l'objet d'un enregistrement électronique permanent.

  1. f) Le recours à cette technique d’obtention d’éléments de preuve était-il lui-même objectivement déraisonnable?

[72]        Dans les circonstances, il est difficile de conclure que la surveillance de l'appelant par les policiers sur le terrain de son voisin à la suite d'une information fournie par celui-ci est objectivement déraisonnable.

  1. Conclusion au sujet de l'article 8de la Charte

[78]        La pondération de tous ces facteurs permet de conclure que l'appelant n'avait pas une attente raisonnable en matière de vie privée dans les circonstances de l'espèce.

[79]        Les citoyens n'ont pas la même attente de vie privée à l'égard du terrain situé à l'arrière de leur domicile, et qui est à la vue de leurs voisins, qu'à l'intérieur de leur domicile.

[80]        En l'espèce, les policiers n'ont pas violé l'article 8 de la Charte lorsqu'ils ont observé la conduite de l'appelant, alors qu'il amarre son bateau, à partir du terrain de son voisin et à l'invitation de ce dernier.

[98]        POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[99]        REJETTE l'appel.


Dernière modification : le 29 décembre 2017 à 11 h 47 min.