Extraits pertinents :

Les policiers soupçonnaient P d’exploiter un laboratoire d’ecstasy dans sa maison.  À plusieurs reprises, ils ont pris des sacs d’ordures que P avait déposés, en vue de leur ramassage, à l’arrière de sa maison, qui est contiguë à une ruelle.  Les policiers n’ont pas eu à pénétrer sur la propriété de P pour s’emparer des sacs, mais ils ont toutefois dû allonger les bras au‑dessus des limites de sa propriété pour le faire.  Les policiers ont utilisé des éléments de preuve d’activités criminelles trouvés dans le contenu des ordures de P pour obtenir un mandat les autorisant à perquisitionner dans la maison et le garage de ce dernier.  Des éléments de preuve additionnels ont été saisis durant la perquisition.  Au procès, P a plaidé que la prise de ses sacs d’ordures par les policiers constituait une violation du droit contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives que lui garantit l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés.  Le juge du procès a conclu que P n’avait pas une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard des objets pris dans ses ordures et, par conséquent, que la saisie des sacs d’ordures, le mandat de perquisition et la perquisition de l’habitation de P étaient valides.  Le juge a admis les éléments de preuve et déclaré P coupable de production, de possession et de trafic illicites d’une substance désignée.  La Cour d’appel a, à la majorité, confirmé les déclarations de culpabilité.

Arrêt : Le pourvoi est rejeté.

La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Charron et Rothstein : Les policiers n’ont pas violé le droit de P à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives.  Si l’on apprécie objectivement la conduite de P, celui‑ci a renoncé à son droit au respect de sa vie privée quand il a déposé ses ordures en vue de leur ramassage à l’arrière de sa propriété, à un endroit où tout passant avait accès aux ordures en question.  P avait accompli tous les gestes nécessaires afin de se défaire des objets qui ont été recueillis comme éléments de preuve.  Ces gestes étaient incompatibles avec toute attente en matière de respect de la confidentialité.  Ni la fouille du contenu des ordures de P ni la perquisition subséquente de sa maison d’habitation n’ont contrevenu à l’art. 8 de la Charte.  Les éléments de preuve saisis à ces deux occasions étaient admissibles au procès de P.

En qualifiant des choses d’« ordures », on tend à présupposer la réponse à la question en litige, soit celle de savoir si P conservait un droit au respect de sa vie privée, de son intimité, relativement à ces choses.  Il semble que, bien qu’il ait cessé de se soucier de la possession physique des choses en question, il continuait (attente considérée subjectivement) de tenir à la préservation de la confidentialité des renseignements qu’elles contenaient.  Vu cette situation, il faut alors se demander si, eu égard à la façon dont P a agi à l’égard des objets qui avaient été sortis en vue de leur ramassage par les éboueurs, il a renoncé à toute attente raisonnable (objectivement parlant) quant à la préservation de la confidentialité de ces objets, c’est‑à‑dire s’il y a eu abandon.  [13]

L’attente en matière de respect de la vie privée est de nature normative.  L’analyse du droit au respect de la vie privée abonde en jugements de valeur énoncés du point de vue indépendant de la personne raisonnable et bien informée, qui se soucie des conséquences à long terme des actions gouvernementales sur la protection de ce droit.  [14]

Le tribunal appelé à apprécier le caractère raisonnable de la revendication d’un droit au respect de la vie privée doit considérer l’« ensemble des circonstances », et ce, que la revendication en question comporte des aspects touchant à l’intimité personnelle, à l’intimité territoriale ou à l’intimité informationnelle.  Dans bien des cas, les droits revendiqués se chevaucheront.  L’appréciation requiert toujours un examen attentif du contexte et porte d’abord sur l’objet ou la nature des éléments de preuve en cause.  En l’espèce, P et les policiers considéraient à juste titre que l’objet des éléments de preuve était les renseignements concernant les activités qui se déroulaient à l’intérieur de la maison de P.  Le tribunal doit ensuite se demander si l’intéressé possédait un droit direct à l’égard de l’élément de preuve et une attente subjective en matière de respect de sa vie privée relativement au contenu informationnel de cet élément.  Le « caractère raisonnable » de cette attente, eu égard à l’ensemble des circonstances d’une affaire donnée, est examiné seulement dans le cadre du second volet de l’analyse sur le droit au respect de la vie privée, qui porte sur l’aspect objectif.  [26-27] [36-37]

Le tribunal conclut qu’il y a eu abandon lorsqu’il juge, eu égard à la conduite de la personne invoquant le droit garanti par l’art. 8, que cette personne avait cessé d’avoir une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard de l’élément en cause au moment où celui‑ci a été pris la police ou une autre émanation de l’État.  Comme l’abandon est une conclusion tirée du comportement de la personne même qui revendique le droit, cette conclusion doit se rattacher au comportement de cette personne et non aux gestes qu’ont faits ou n’ont pas faits les éboueurs, les policiers ou toute personne participant au ramassage ultérieur et au traitement du « sac d’informations ». [22] [54]

Le caractère raisonnable de l’attente en matière de respect de la vie privée varie selon la nature de l’élément à l’égard duquel la protection est revendiquée, le lieu et les circonstances de l’intrusion de l’État, ainsi que l’objet de cette intrusion.  En l’espèce, les ordures de P ont été déposées à l’endroit habituel à la limite de la propriété ou à proximité de celle‑ci, en vue de leur ramassage, et aucun signe n’indiquait le maintien du contrôle sur les ordures ou de l’affirmation d’un droit au respect de la vie privée à leur égard.  L’intimité territoriale est en cause dans le présent pourvoi parce que les policiers ont étendu les bras au‑dessus de la limite de la propriété de P pour saisir les sacs; toutefois, l’intrusion physique de la police avait un caractère relativement périphérique et, prise dans son contexte, il est préférable de la considérer comme un aspect d’une revendication portant sur l’intimité informationnelle.  Ce qui intéressait P c’était le contenu dissimulé à l’intérieur des sacs d’ordures, contenu qui, contrairement aux sacs eux‑mêmes, n’était manifestement pas à la vue du public.  [38‑41] [45] [53]

Objectivement parlant, P a renoncé à son droit au respect de sa vie privée à l’égard des renseignements en cause au moment où il a déposé les sacs d’ordures en vue de leur ramassage à l’arrière de sa propriété, à la limite du terrain.  Il avait fait tout ce qu’il fallait pour confier ses ordures au système municipal de ramassage.  Les sacs n’étaient pas protégés et ils se trouvaient à la portée de quiconque circulait dans la ruelle, notamment les sans‑abri, les ramasseurs de bouteilles, les fouilleurs de poubelles, les voisins fouineurs et les galopins, sans oublier les chiens et autres animaux, ainsi que les éboueurs et les policiers.  Toutefois, jusqu’au moment où les ordures sont placées à la limite du terrain ou à la portée de quelqu’un se trouvant à cette limite, l’occupant conserve une part de contrôle sur la façon dont il en sera disposé.  On ne saurait dire qu’il les a abandonnées de façon certaine si elles se trouvent sur une galerie, dans un garage ou à proximité immédiate de la résidence.  En l’espèce, l’abandon est fonction à la fois du lieu et de l’intention de P.  [55] [62]

Comme P avait abandonné ses ordures avant qu’elles soient saisies par la police, il n’avait plus aucun droit au respect de sa vie privée à leur égard lors de la saisie.  La conduite des policiers était objectivement raisonnable.  Des détails sur le mode de vie et des renseignements d’ordre biographique de P ont été révélés, mais la cause véritable de leur découverte réside dans l’acte d’abandon de P, et non dans une atteinte de la part des policiers à un droit subsistant au respect de la vie privée.  [69-71]

  1.   Faits

[3]     Les enquêteurs de la police soupçonnaient l’appelant d’exploiter un laboratoire d’ecstasy dans sa maison située dans le sud‑est de Calgary.  À plusieurs reprises, ils ont pris des sacs dans des poubelles déposées (sans couvercle) sur un support installé juste à l’intérieur de la limite de la propriété.  La clôture, érigée à une distance d’environ 17 mètres de l’arrière de sa maison, était parallèle et contiguë à la ruelle.  Elle avait été construite de manière à ce que les ordures soient visibles de la ruelle, mais soustraites à la vue des personnes se trouvant dans la maison ou dans le jardin de l’appelant.  Le support ne comportait aucune porte.  Les policiers ont toutefois dû allonger les bras au‑dessus de la limite de la propriété pour s’emparer des sacs.  Parmi les articles saisis par la police se trouvaient des papiers déchirés contenant des recettes chimiques et des instructions, des gants, du ruban adhésif utilisé, des feuilles de papier essuie‑tout, des emballages de gants en caoutchouc, l’emballage d’une balance numérique, la notice descriptive d’une pompe à vide, un ballon de laboratoire, le reçu d’achat d’acide muriatique et un sac en plastique transparent vide comportant des résidus à l’intérieur.  On pouvait déceler une odeur d’essence de sassafras sur certains de ces articles et on a constaté la présence d’ecstasy sur quelques-uns d’entre eux.

[5]     Le juge du procès a conclu que l’appelant n’avait pas une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée à l’égard des objets saisis dans ses ordures, que le mandat de perquisition décerné par la suite était donc valide et que la perquisition de son domicile était légale.  Les éléments de preuve ont par conséquent été admis.  L’appelant a été déclaré coupable des infractions prévues à l’art. 7 et aux par. 5(2) et 5(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19.  Les déclarations de culpabilité ont été confirmées par la Cour d’appel de l’Alberta, la juge Conrad étant dissidente.

III.   Questions en litige

[12] Il s’agit en l’espèce de décider si les policiers ont violé le droit de l’appelant à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives qui lui est garanti par l’art. 8 de la Charte?  Plus précisément :

  1. a)               L’appelant avait‑il une attente raisonnable en matière de protection de son intimité territoriale relativement à sa maison d’habitation, au périmètre entourant celle‑ci et aux sacs d’ordures qui s’y trouvaient?
  2. b)               L’appelant avait‑il une attente raisonnable en matière de protection de son intimité informationnelle relativement aux sacs d’ordures et à l’information qu’ils contenaient?
  3. c)               Si les policiers ont violé le droit garanti à l’appelant par l’8de la Charte, les éléments de preuve saisis à la suite de la perquisition de la maison d’habitation et du garage de celui‑ci, et d’une seconde maison d’habitation, devraient‑ils être écartés en application du par. 24(2) de la Charte, au motif que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice?

IV. Analyse

[14] « L’attente en matière de vie privée est de nature normative et non descriptive » (Tessling, par. 42).  Un gouvernement qui fouine de plus en plus dans la vie des citoyens, suscitant ainsi leur méfiance et réduisant leurs attentes quant au respect de leur vie privée, ne parviendra pas de ce fait à restreindre unilatéralement le droit constitutionnel de ceux‑ci à la protection de leur vie privée.  En revanche, bien qu’un passager qui descend d’un avion à l’aéroport de Toronto puisse estimer avoir droit au respect de sa vie privée lorsqu’il va à la selle après un vol intercontinental, l’obligation qui est faite à certaines personnes d’utiliser une « salle d’évacuation des drogues » sous la surveillance des autorités a été jugée valide dans le contexte des formalités à la frontière dans l’arrêt R.  c. Monney1999 CanLII 678 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 652.  L’analyse du droit au respect de la vie privée abonde en jugements de valeur énoncés du point de vue indépendant de la personne raisonnable et bien informée, qui se soucie des conséquences à long terme des actions gouvernementales sur la protection du droit au respect de la vie privée.  Il s’agit là d’une caractéristique intrinsèque de « l’appréciation » préconisée par le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans Hunter c. Southam Inc.1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 159‑160 :

Cette limitation du droit garanti par l’art.  8, qu’elle soit exprimée sous la forme négative, c’est‑à‑dire comme une protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies « abusives », ou sous la forme positive comme le droit de s’attendre « raisonnablement » à la protection de la vie privée, indique qu’il faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi.

[20] Le concept de l’abandon concerne la question de savoir si une attente subjective présumée du propriétaire de la maison en matière de protection de sa vie privée à l’égard d’ordures sorties en vue du ramassage constitue une attente qu’un observateur indépendant et bien informé, examinant la question objectivement,  considérerait comme raisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances (Edwards, par. 45, et Tessling, par. 19), eu égard aux facteurs suivants : premièrement,  la nécessité de mettre en balance les « droits sociétaux à la protection de la dignité, de l’intégrité et de l’autonomie de la personne et l’application efficace de la loi » (R. c. Plant1993 CanLII 70 (CSC)[1993] 3 R.C.S. 281, p. 293); deuxièmement, la question de savoir si un accusé s’est comporté d’une façon incompatible avec le maintien raisonnable de l’affirmation d’un droit au respect de sa vie privée; troisièmement, les conséquences à long terme en ce qui concerne la protection appropriée des droits au respect de la vie privée dans notre société.

[21] Comme l’a souligné le procureur général de l’Ontario, la pratique policière constituant à fouiller dans les ordures s’est avérée, dans le passé, une importante source d’éléments de preuve probants pour les tribunaux dans la recherche de la vérité — par exemple des documents se rapportant à un meurtre qui ont été trouvés dans des sacs d’ordures laissés devant un immeuble d’habitation et mêlés aux sacs des autres occupants (R. c. Kennedy[1992] O.J. No. 1163 (QL) (Div. gén.), conf. par (1996), 95 O.A.C. 321 (sub nom. R. c. Joyce and Kennedy)); un bâton de baseball brûlé ayant été utilisé pour battre à mort une personne et trouvé dans une benne à ordures sur une propriété résidentielle (R. c. Papadopoulos[2006] O.J. No. 5407 (QL) (C.S.J.), par. 4 et 62‑63); des canettes, des verres, des pailles jetés dans des poubelles ainsi que sur un terrain public et à partir desquels on a prélevé de l’ADN (R. c. Paul (2004), 2004 CanLII 28946 (ON SC)117 C.R.R. (2d) 319 (C.S.J. Ont.), p. 323; R. c. Briere[2004] O.J. No. 5611 (QL) (C.S.J.), par. 179‑197, et R. c. Marini[2005] O.J. No. 6197 (QL) (C.S.J.)); les gants d’une personne décédée trouvés dans des ordures déposées derrière une résidence (R. c. Rodney1990 CanLII 81 (CSC)[1990] 2 R.C.S. 687); un corps jeté dans une benne à ordures commerciale et ensuite trouvé dans un dépotoir (R. c. Sherratt (1989),49 C.C.C. (3d) 237 (C.A. Man.), p. 245, conf. par 1991 CanLII 86 (CSC)[1991] 1 R.C.S. 509, p. 513‑514); un sweat‑shirt trouvé dans une poubelle près des lieux où avaient été commis un meurtre et des agressions sexuelles, sur lequel se trouvait une preuve génétique importante (R. c. Kinkead[1999] O.J. No. 1458 (QL) (C.S.J.), par. 32, conf. par (2003), 2003 CanLII 52177 (ON CA)67 O.R. (3d) 57 (C.A.)); un papier‑mouchoir jeté dans une poubelle de la chambre d’hôtel que l’accusé avait quittée définitivement (R. c. Love (1995), 1995 ABCA 448 (CanLII)102 C.C.C. (3d) 393 (C.A. Alb.), p. 409); des boîtes trouvées dans une poubelle de la salle de lavage commune adjacente à l’appartement de l’accusé, qui reliaient celui‑ci à un vol (R. c. Leaney1989 CanLII 28 (CSC)[1989] 2 R.C.S. 393, p. 401).

[22] Dans R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (CSC)[1988] 2 R.C.S. 417, le juge La Forest a considéré l’abandon comme fatal pour l’existence d’une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée.  Le juge a conclu que lorsqu’un accusé abandonne une chose, il est « préférable de reprendre les termes de la Charte, en affirmant qu’il ne [peut] plus raisonnablement s’attendre à ce qu’on en préserve le caractère confidentiel » (p. 435).

[25] L’abandon est donc une question de fait.  Il faut se demander si la façon dont la personne qui revendique la protection de l’art. 8 s’est comportée à l’égard de la chose faisant l’objet de sa revendication amènerait un observateur raisonnable et indépendant à conclure qu’il est déraisonnable pour cette personne, eu égard à l’ensemble des circonstances, de continuer à revendiquer le droit au respect de la vie privée.

1)   L’intimé avait‑il une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée?

[27]  Vu les faits en l’espèce, il faut répondre aux questions suivantes :

  1.             Quel est l’objet ou la nature des éléments de preuve recueillis par la police?
  2.             L’intimé possédait‑il un droit direct à l’égard du contenu?
  3.          L’intimé avait‑il une attentesubjective en matière de respect de sa vie privée relativement au contenu informationnel des ordures?
  4.             Dans l’affirmative, cette attente était‑elleobjectivement raisonnable? [...]
  1. L’appelant avait‑il une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée en l’espèce?

(1)   L’objet de la « fouille ou perquisition » contestée

[29]  Au départ, il est essentiel de définir l’objet de la fouille ou perquisition contestée : Tessling (par. 34 et 58).  Dans R. c. Kang‑Brown2006 ABCA 199 (CanLII), 210 C.C.C. (3d) 317, la Cour d’appel de l’Alberta a accepté l’argument du ministère public selon lequel l’objet de la fouille effectuée à l’aide d’un chien renifleur était l’espace public entourant le sac d’un voyageur.  Notre Cour a plutôt conclu que la fouille avait pour objet le contenu du sac, et plus particulièrement la présence de stupéfiants (2008 CSC 18 (CanLII), [2008] 1 R.C.S. 456).  Cette différence de points de vue a contribué dans une large mesure au résultat différent auquel notre Cour est arrivée.

(2)   Dissimulation d’objets illicites

[32]  Au paragraphe 35, les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Alberta semblent dire que, comme les objets qu’avait trouvés la police et qui présentaient un intérêt pour elle révélaient la participation à une activité criminelle, ils ne pouvaient [TRADUCTION] « constituer des détails intimes sur le mode de vie ni des renseignements d’ordre biographique auxquels la protection en matière de respect de la vie privée devrait s’étendre ».  Avec égard pour l’opinion contraire, j’aurais plutôt pensé que le « mode de vie » criminel de l’appelant se trouvait à l’épicentre de ce que la police voulait savoir et de ce que l’appelant désirait cacher.  Il s’agit de savoir non pas si l’appelant avait un mode de vie valorisé par la société, mais plutôt si — et à quelle étape du processus d’élimination des ordures — des citoyens innocents n’ont plus d’attentes raisonnables que le contenu de leurs ordures conservera son caractère privé.  Le débat devrait porter sur le caractère privé du lieu ou de l’objet visé par la fouille, ainsi que sur les conséquences potentielles de la fouille pour la personne qui en fait l’objet, et non sur la nature ou l’identité de la chose dissimulée (A.M., par. 72).  Dans Kang‑Brown, nous avons conclu qu’un voyageur avait droit au respect de sa vie privée à l’égard du sac fourre‑tout qu’il transportait, même s’il s’est avéré que le sac en question contenait des drogues.  Dans A.M., nous avons jugé qu’un élève n’avait pas renoncé au droit au respect de sa vie privée à l’égard de son sac à dos, même si le sac avait été laissé sans surveillance dans le gymnase de l’école et qu’il contenait de la marihuana.  Comme je l’ai signalé plus tôt, notre Cour a conclu, dans Wong, que les personnes qui « se retirent dans une chambre d’hôtel et qui ferment la porte derrière elles peuvent raisonnablement s’attendre au respect de leur vie privée » (p. 50) même si elles y commettent des actes illégaux une fois à l’intérieur.  Il ne s’agit pas de savoir si l’appelant possédait un droit légitime au respect de sa vie privée à l’égard de la dissimulation de matériel servant à la fabrication de drogues, mais plutôt de savoir si, d’une manière générale, les citoyens ont un droit au respect de leur vie privée à l’égard du contenu dissimulé d’un « sac d’informations » opaque et hermétiquement fermé.  Je suis d’avis que oui.  L’analyse est axée « sur la personne, sur le lieu ou sur l’objet visés par la fouille ainsi que sur le but de celle‑ci » (A.M., par. 72).  La découverte d’éléments de preuve d’un crime ne saurait justifier après coup une perquisition faite sans mandat dans un lieu privé.

(3)   Une attente subjective en matière de respect de la vie privée

[36]  Le juge du procès a déclaré que, malgré [TRADUCTION] « l’absence de preuve directe d’une attente subjective en matière de vie privée à l’égard des ordures » (par. 29), il était disposé à présumer « que les occupants d’une résidence considèrent comme privés les renseignements concernant ce qui se passe à l’intérieur de la résidence » (par. 27), sous réserve « du concept de l’abandon et des règles de droit applicables » (par. 29).  Le juge Ritter de la Cour d’appel a quant à lui indiqué que [TRADUCTION] « [q]uel que soit le critère retenu, l’attente en matière de respect de la vie privée est nettement moins élevée à l’égard d’ordures qu’à l’égard de choses qui sont laissées sur un terrain mais sans être abandonnées, et la différence est encore plus grande relativement à des choses trouvées à l’intérieur d’une résidence.  Monsieur Patrick n’avait aucune attente en matière de respect de sa vie privée à l’égard des ordures abandonnées » (par. 38).

[37]  À l’étape du volet subjectif de l’analyse, la question ne porte pas selon moi sur le « caractère raisonnable » de l’attente.  Il s’agit plutôt de déterminer si l’appelant avait — ou était présumé avoir — une attente en matière de respect de sa vie privée à l’égard du contenu informationnel des sacs.  Ce critère n’est pas très exigeant.  Comme il a été mentionné plus tôt, dans le cas de renseignements sur des activités se déroulant dans la maison, il existe une présomption favorable à l’appelant quant à l’existence d’une telle attente.  Il est possible que l’appelant (qui n’a pas témoigné sur ce point) n’ait jamais cessé d’avoir une attente subjective, raisonnable ou non.  Le « caractère raisonnable » de l’attente de la personne concernée, eu égard à l’ensemble des circonstances d’une affaire donnée, est examiné dans le cadre du second volet de l’analyse sur le droit au respect de la vie privée, qui porte sur l’aspect objectif.

(4)   L’attente de l’appelant en matière de respect de sa vie privée était‑elle objectivement raisonnable?

[38]  L’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée « peut varier selon la nature de ce qu’on veut protéger, les circonstances de l’ingérence de l’État et l’endroit où celle‑ci se produit, et selon les buts de l’ingérence » : R. c. Colarusso1994 CanLII 134 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 20, p. 53; voir aussi R. c. Buhay2003 CSC 30 (CanLII), [2003] 1 R.C.S. 631, par. 22, 23 et 24.

[40]  Je reconnais toutefois que, mis à part la question clé de l’abandon, les circonstances jouent en faveur de l’appelant dans la présente affaire.  La police essayait de savoir ce « qui se pass[ait] à l’intérieur du lieu privé par excellence qu’est une habitation privée » (Plant, p. 302).  Le contenu des sacs opaques fermés n’était pas à la vue du public.  Rien n’indique que les renseignements se trouvaient déjà entre les mains de tiers.  En recueillant le contenu des sacs, la police a pu se faire une idée de ce qui se passait dans la vie privée de l’appelant.

(5)   L’endroit où la « perquisition » contestée a eu lieu

[42]  La distinction entre le droit à l’intimité personnelle, territoriale ou informationnelle s’avère certes un outil d’analyse utile, mais, comme il a été mentionné plus tôt, dans bien des cas ces aspects se chevauchent.  Je n’établirais pas une distinction aussi stricte que celle de la juge Conrad entre le droit à l’intimité territoriale et le droit à l’intimité informationnelle.  Je considère que le fondement essentiel de la plainte de l’appelant est l’immixtion de la police dans des activités se déroulant à l’intérieur de sa maison, et non le fait que la police a envahi l’espace surplombant l’extrémité de son jardin en étendant les bras au-dessus de la limite de la propriété dans le but de prendre les sacs.  Si, par exemple, l’appelant avait été en train de décharger des sacs fermés de son camion dans la ruelle, les plaçant temporairement sur un terrain public, je ne crois pas que les policiers auraient pu s’en emparer au motif qu’ils ne se trouvaient pas encore dans le sanctuaire d’une propriété résidentielle.  C’est pourquoi la protection de la vie privée est axée sur « les personnes et non les lieux ».  En cas de déchargement d’un véhicule, on ne saurait prétendre qu’il y a abandon.

[43]  Je ne crois pas non plus que la protection constitutionnelle devrait dépendre du fait que les sacs aient été placés à quelques pouces à l’intérieur ou à l’extérieur de la limite de la propriété.  Le fait est que les ordures se trouvaient à la limite de la propriété et que les passants y avaient accès.

[45]  Le point qu’il faut retenir me semble‑t‑il est que, bien que le droit à l’intimité territoriale soit en cause en l’espèce, l’intrusion physique de la police avait un caractère relativement périphérique et que, prise dans son contexte, il convient de la considérer comme faisant partie de l’ensemble des circonstances d’une revendication qu’il est préférable d’aborder sous l’angle du droit à l’intimité informationnelle.

(7)   L’objet de la perquisition contestée était‑il à la vue du public?

[53]  Il va de soi que les sacs d’ordures étaient bien en vue, mais l’appelant n’invoque aucun droit au respect de sa vie privée à l’égard de la surface externe des sacs.  Ce qui l’intéressait, et ce qui intéressait la police, c’était le contenu dissimulé à l’intérieur des sacs, contenu qui n’était manifestement pas à la vue du public.

(8)   L’objet de la « fouille ou perquisition » contestée avait‑il été abandonné?

[54]  De toute évidence, l’appelant avait l’intention de renoncer à son droit de propriété sur les objets matériels eux‑mêmes.  La question à laquelle il faut répondre est de savoir s’il continuait raisonnablement de jouir d’un droit au respect de sa vie privée relativement à l’information que le contenu des sacs a révélée à la police.  On a soutenu, à l’audience, que le droit à la vie privée ne s’éteint qu’au moment où les ordures deviennent « anonymes », mais comme l’a souligné la juge Conrad de la Cour d’appel, beaucoup d’ordures ne le deviennent jamais, notamment les enveloppes adressées, les lettres personnelles, etc.  En l’espèce, il y avait dans les ordures des factures se rapportant à l’achat de produits chimiques utilisés dans la préparation de l’ecstasy.  L’idée que l’art. 8 protège le droit à la vie privée d’une personne à l’égard de ses ordures jusqu’à ce que la dernière facture impayée ait été réduite en poussière ou que les lettres incriminantes se soient décomposées et ne soient plus déchiffrables est, à mon sens, trop extravagante pour être envisagée.  Il faudrait pour cela considérer l’ensemble du système municipal d’élimination des ordures comme un prolongement — sur le plan du respect de la vie privée — de la maison d’habitation.  Mais s’il doit exister un point de démarcation raisonnable, où devrait‑il se situer?  Il faut qu’il soit facilement compréhensible pour la police comme pour les propriétaires de maison.  Logiquement, comme l’abandon est une conclusion tirée du comportement de la personne revendiquant le droit garanti par l’art. 8, le point de démarcation raisonnable doit se rapporter au comportement de cette personne et non aux gestes qu’ont faits ou n’ont pas faits les éboueurs, les policiers ou toute personne participant au ramassage ultérieur et au traitement du « sac d’informations ».

[55]  Dans Stillman (par. 62) et Tessling (par. 40-41), les ordures ont été considérées comme un cas « classique » d’abandon.  En l’espèce, l’abandon a eu lieu selon moi au moment où l’appelant a placé ses sacs d’ordures, en vue de leur ramassage, dans le contenant ouvert situé à l’arrière de sa propriété et adjacent à la limite du terrain.  Il avait alors fait tout ce qu’il fallait pour confier ses ordures au système municipal de ramassage.  Les sacs n’étaient pas protégés et ils se trouvaient à la portée de quiconque circulait dans la ruelle, notamment les sans‑abri, les ramasseurs de bouteilles, les fouilleurs de poubelles, les voisins fouineurs et les galopins, sans oublier les chiens et autres animaux, ainsi que les éboueurs et les policiers.  Cette conclusion est, d’une manière générale, conforme à la jurisprudence.

[61]  Dans California c. Greenwood, 486 U.S. 35 (1988), la Cour suprême des États‑Unis a conclu que, en mettant les ordures dans des sacs opaques en bordure du trottoir afin qu’elles soient ramassées par les éboueurs, les occupants d’une maison n’avaient conservé aucune attente raisonnable en matière de respect de leur vie privée à l’égard des objets inculpatoires dont ils se défaisaient.  Certains tribunaux d’État sont arrivés à la conclusion opposée : People c. Krivda, 486 P.2d 1262 (Cal. 1971), p. 1268; State c. Morris, 680 A.2d 90 (Vt. 1996).

[62]  Néanmoins, jusqu’au moment où les ordures sont placées à la limite du terrain ou à la portée de quelqu’un se trouvant à cette limite, l’occupant conserve une part de contrôle sur la façon dont il en sera disposé et on ne saurait dire qu’il les a abandonnées de façon certaine, surtout si elles se trouvent sur une galerie, dans un garage ou à proximité immédiate de la résidence, où s’appliquent les principes énoncés dans les arrêts portant sur les « perquisitions périphériques », tels KokeschGrant et Wiley.

(9)   Les renseignements étaient‑ils déjà entre les mains de tiers?  Dans l’affirmative, ces renseignements étaient‑ils visés par une obligation de confidentialité?

[66]  Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de repousser le moment où l’on peut conclure à l’abandon des sacs jusqu’à l’étape de leur ramassage par les éboueurs : cette étape ultérieure ne dépend en effet d’aucun acte de celui qui invoque l’abandon.  De plus, cela n’accroîtrait pas vraiment la protection, parce que l’éboueur pourrait être accompagné d’un agent de police à qui il remettrait simplement les sacs immédiatement après les avoir ramassés, un type de collaboration évident dans Krist.

[67]  La Criminal Lawyers’ Association cherche à rendre applicable à la collecte d’ordures la thèse selon laquelle des renseignements privés ne devraient rester connus que des personnes (en l’occurrence les éboueurs) à qui on entendait les communiquer, et qu’ils ne devraient être utilisés qu’aux fins pour lesquelles ils ont été communiqués, citant R. c. Mills1999 CanLII 637 (CSC)[1999] 3 R.C.S. 668, par. 108, et Dyment, p. 431‑432.  On peut facilement accepter cette thèse dans le contexte, par exemple, de la relation entre le médecin et son patient.  Mais vouloir en étendre l’application à la relation entre l’éboueur et le propriétaire ou l’occupant d’une maison, comme c’est le cas en l’espèce, c’est pousser les choses un peu trop loin.  Non seulement l’éboueur ne s’engage pas à préserver la confidentialité des renseignements que contiennent les ordures, mais toute attente en ce sens que pourrait avoir la personne déposant ses ordures pour le ramassage serait carrément déraisonnable.

(10) La conduite de la police avait‑elle un caractère envahissant par rapport au droit à la vie privée?

[69]  Puisque l’acte d’abandon a eu lieu avant que la police s’empare des sacs d’ordures, il n’existait aucun droit au respect de la vie privée lors de l’intervention policière, laquelle ne constitue donc pas une atteinte à un droit subsistant au respect de la vie privée.

(11) La technique utilisée par la police était‑elle objectivement déraisonnable?

[70]  Il a beaucoup été question, dans les affaires portant sur le droit au respect de la vie privée, des techniques policières qui sapent ce droit et sont susceptibles de rendre intolérable la vie en société dans notre pays (mentionnons par exemple l’utilisation de l’enregistrement électronique de conversations privées dans R. c. Duarte1990 CanLII 150 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 30).  Nous ne sommes pas en présence d’une telle affaire.  Comme il a été établi dans Hunter c. Southam, il faut dans chaque cas trouver un équilibre réaliste entre le droit au respect de la vie privée et les besoins légitimes en matière d’application de la loi et d’enquêtes criminelles.  En l’espèce, le comportement de l’appelant était selon moi incompatible avec la préservation du droit en cause, ce qui faisait pencher la balance en faveur des besoins susmentionnés.

(12) L’obtention de ces éléments de preuve a‑t‑elle révélé des détails intimes sur le mode de vie de l’appelant ou des renseignements d’ordre biographique le concernant?

[71]  Des détails sur le mode de vie et des renseignements d’ordre biographique ont été révélés, mais la cause véritable de leur découverte réside dans l’acte d’abandon de l’appelant, et non dans une atteinte de la part des policiers à un droit subsistant au respect de la vie privée.

D. Si l’appelant avait une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée en l’espèce, a‑t‑elle été violée par la conduite de la police?

[72]  Comme aucun droit au respect de la vie privée ne subsistait lorsque la police a pris les sacs, il faut répondre à cette question par la négative.

Conclusion

[73]  En résumé, je souscris à la conclusion du juge du procès et des juges majoritaires de la Cour d’appel selon laquelle l’appelant avait renoncé à son droit au respect de sa vie privée à l’égard du contenu des sacs d’ordures recueillis par la police quand il a déposé ceux‑ci dans le réceptacle accessible par la ruelle en vue de leur ramassage.  La prise des sacs par les policiers ne constituait pas une perquisition et une saisie visées par l’art. 8, et les éléments de preuve (de même que les fruits du mandat de perquisition obtenu sur la base de ces éléments) étaient à juste titre admissibles.

[74]  Dans les circonstances, il n’est pas nécessaire d’analyser la question de l’utilisation des éléments de preuve au regard du par. 24(2).

[75]  Le pourvoi est rejeté.

 


Dernière modification : le 29 décembre 2017 à 11 h 48 min.