Extraits pertinents :

[1] M… H… réclame à Groupe TVA inc. (" Groupe TVA ") la somme de 15 000,00$ en dommages suite à la diffusion d'un reportage télévisé le 10 novembre 2014. On y voit son nom inscrit sur une banderole accrochée au sommet d'une tour d'eau où s'était réfugié son ex-conjoint qui voulait ainsi dénoncer le fait qu'elle lui enlevait la garde de ses enfants.

[2] Elle reproche à Groupe TVA d'avoir violé son droit au respect de sa vie privée protégée par la Charte des droits et libertés de la personne[1] (" la Charte ") et son droit et celui de ses enfants à la protection de leur identité en vertu des dispositions législatives applicables en matière de litige familial.

Questions en litige

[4] Le reportage diffusé par Groupe TVA le 10 novembre 2014 a-t-il contrevenu aux dispositions du Code de procédure civile (" C.p.c. ") protégeant l'identité d'une partie et celle des enfants dans le cadre d'une procédure familiale?

[5]           Ce reportage a-t-il porté atteinte au droit au respect de la vie privée de M… H… ?

[6]           Dans l'affirmative, le montant réclamé est-il justifié?

Le contexte

[8]           Le 10 novembre 2014, une semaine avant ce procès, M… G… grimpe dans une ancienne tour d'eau de la ville de Louiseville, ce qui requiert l'intervention de la Sûreté du Québec (" S.Q. ").

[10]        Les images de M… G… dans la tour sont captées et diffusées en direct par Groupe TVA. On y voit un homme qui paraît agité. À un moment, il déploie une banderole sur laquelle on lit " M… H[2]… ses juste l'argent si j'ai pas les enfans " (sic). Le journaliste Jonathan Théberge commente les images filmées, notamment le contenu de la banderole au fur et à mesure que M… G… la déroule.

[12]        Elle n'a jamais parlé de cette affaire très personnelle à ses collègues de travail; seuls les membres de sa famille rapprochée sont au courant. Or, presque immédiatement après la diffusion du reportage, elle est assaillie de questions par des collègues de travail et des amis. Ceux-ci ont vu son nom dans le reportage diffusé par Groupe TVA qui est peu commun dans la région et l'ont facilement relié aux revendications de M… G…

[13]        Elle se sent humiliée, elle doit justifier sa demande de garde exclusive des enfants. Elle se sent jugée par les personnes de son entourage.

[15]        Elle plaide que le reportage a permis de l'identifier et d'identifier ses enfants alors impliqués dans le litige relatif à la garde exclusive, alors que ces informations doivent demeurer confidentielles selon les dispositions du Code de procédure civile alors applicables.

[16]        De plus, son droit au respect de sa vie privée a été brimé.

[17]        De son côté, Groupe TVA plaide qu'elle n'a commis aucune faute dans la réalisation et la diffusion du reportage, puisqu'elle agissait dans l'intérêt du public et son droit à l'information.

Droit applicable

[19]        Le droit d'une personne au respect de sa vie privée est protégé par certaines dispositions du Code civil du Québec (" C.c.Q. ") et de la Charte[3] :

Code civil du Québec

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise.

36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants:

(…)

5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l'information légitime du public;

(…)

Charte des droits et libertés de la personne

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée. 

[20]        La protection du droit à la vie privée englobe le droit à l'anonymat et couvre plusieurs aspects de la vie d'une personne :

" (…) la part de sa vie qu'elle désire conserver pour elle-même ou ne veut partager qu'avec un entourage restreint ». Sont en principe considérés comme rattachés à la sphère privée d'une personne : « l'intimité de son foyer, son état de santé, son anatomie et son intimité corporelle, sa vie conjugale, familiale et amoureuse, ses opinions politiques, philosophiques ou religieuses et l'orientation sexuelle[4]"

[21]        Le législateur a adopté des mesures particulières en vue de protéger la vie privée des parties et des enfants impliqués dans des procédures en matière familiale. Sous l'ancien Code de procédure civile[5] (ancien C.p.c.) applicable en l'instance, il s'agit des articles 13 et 815.4 :

13. Les audiences des tribunaux sont publiques, où qu'elles soient tenues, mais le tribunal peut ordonner le huis clos dans l'intérêt de la morale ou de l'ordre public.

Cependant, en matière familiale, les audiences de première instance se tiennent à huis clos, à moins que, sur demande, le tribunal n'ordonne dans l'intérêt de la justice, une audience publique. Tout journaliste qui prouve sa qualité est admis, sans autre formalité, aux audiences à huis clos, à moins que le tribunal ne juge que sa présence cause un préjudice à une personne dont les intérêts peuvent être touchés par l'instance. Le présent alinéa s'applique malgré l'article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C-12).

(…)

815.4. Aucune information permettant d'identifier une partie à une instance ou un enfant dont l'intérêt est en jeu dans une instance ne peut être publiée et diffusée, à moins que le tribunal ou la loi ne l'autorise ou que cette publication et cette diffusion ne soient nécessaires pour permettre l'application d'une loi ou d'un règlement.

En outre, le juge peut, dans un cas particulier, interdire ou restreindre, pour le temps et aux conditions qu'il estime justes et raisonnables, la publication ou la diffusion d'informations relatives à une audience du tribunal. "

[23]        Le droit à la vie privée n'est cependant pas absolu et peut être limité par d'autres droits fondamentaux dont le droit du public à l'information soutenu par le droit à la liberté d'expression également protégés par la Charte[8] :

3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association.

(…)

44. Toute personne a droit à l'information, dans la mesure prévue par la loi. "

[24]        Il n'y aura pas de violation illicite ou fautive du droit à la vie privée d'une personne dans les situations décrites ainsi par la Cour d'appel, dans l'affaire Gazette (The) c. Valiquette[9] :

" Le droit à la vie privée, par contre, n'est pas absolu. Il est balisé par une série de limites et sa mise en oeuvre appelle un équilibre avec d'autres droits fondamentaux dont le droit du public à l'information. On ne pourrait donc qualifier d'illicite ou fautive la violation du droit à la vie privée, s'il existe une justification raisonnable, une fin légitime ou encore si l'on peut conclure au consentement par la personne à l'intrusion dans sa vie privée"

[25]        Peu de temps après cet arrêt, la Cour suprême rend sa décision-clé dans l'arrêt Aubry c. Vice-Versa[10] :

Le droit du public à l’information, soutenu par la liberté d’expression, impose des limites au droit au respect de la vie privée dans certaines circonstances. Ceci tient au fait que l’expectative de vie privée est réduite dans certains cas. Le droit au respect de la vie privée d’une personne peut même être limité en raison de l’intérêt que le public a de prendre connaissance de certains traits de sa personnalité. L’intérêt du public à être informé est en somme une notion permettant de déterminer si un comportement attaqué dépasse la limite de ce qui est permis.

L’intérêt public ainsi défini est donc déterminant, dans certains cas. La pondération des droits en cause dépend de la nature de l’information, mais aussi de la situation des intéressés. C’est une question qui est dépendante du contexte. Ainsi, il est généralement reconnu que certains éléments de la vie privée d’une personne exerçant une activité publique ou ayant acquis une certaine notoriété peuvent devenir matière d’intérêt public. C’est le cas, notamment, des artistes et des personnalités politiques, mais aussi, plus globalement, de tous ceux dont la réussite professionnelle dépend de l’opinion publique. Il peut aussi arriver qu’un individu jusqu’alors inconnu soit appelé à jouer un rôle de premier plan dans une affaire qui relève du domaine public, par exemple, un procès important, une activité économique majeure ayant une incidence sur l’emploi de fonds publics, ou une activité qui met en cause la sécurité publique. L’on reconnaît également qu’il y a exonération de responsabilité du photographe et de ceux qui publient sa photographie lorsque par son action, même involontaire, un simple particulier se trouve accidentellement et accessoirement dans la photographie. La personne est alors, en quelque sorte, projetée sous les feux de la rampe. Nous n’avons qu’à penser à la photographie d’une foule durant un événement sportif ou une manifestation. "

[31]        Les journalistes de Groupe TVA qui assistent à la revendication publique de M… G… quant à la garde des enfants peuvent certainement déduire qu'il conteste le fait qu'il n'a pas les enfants, mais pas qu'il existe des procédures judiciaires formelles au sujet de leur garde.

[32]        M… H… a cependant prouvé que la diffusion de ce reportage constitue une atteinte à la protection de son droit à la vie privée.

[33]        Cette information l'a sortie, en quelque sorte, de l'anonymat dont elle bénéficiait jusque-là relativement au litige qui l'oppose à son ex-conjoint. Cet aspect de sa vie privée révélé a suscité des questions de la part de son entourage, elle s'est sentie gênée, critiquée, humiliée.

[34]         Elle n'a certes pas consenti à la diffusion du reportage qui dévoilait cet aspect de sa vie privée.

[35]        La défenderesse a-t-elle démontré que l'intérêt du public à l'information et que la liberté de presse justifiaient, dans les circonstances, la diffusion de ce reportage comportant la révélation de l'identité de la demanderesse?

[36]        Pour répondre à cette question, le Tribunal doit apprécier le contexte et pondérer les droits en cause tenant compte de la nature de l'information et de la situation des parties au litige, comme l'enseigne la Cour suprême dans l'affaire Vice-Versa[11].

[39]        Le public a certainement intérêt à savoir qui est l'homme en haut de la tour et ce qu'il revendique, notamment parce qu'il y a potentiellement une question de sécurité publique en jeu.

[40]        C'est dans ce contexte mais aussi pour connaître la nature des revendications du forcené que dans ce moment d'instantanéité, le caméraman de Groupe TVA capte l'image de la banderole sur laquelle on voit le nom de la demanderesse que le journaliste lit à haute voix, qu'il décrit ce qu'il voit et ce qu'il entend en provenance de la tour.

[44]        M… H… n'a pas démontré par preuve prépondérante que Groupe TVA aurait succombé à des " impératifs de sensationnalisme à saveur de voyeurisme ", conduite qui serait autrement condamnable comme l'enseigne le juge Wagner, alors juge à la Cour supérieure, dans l'affaire Girard c. Canadian Broadcasting Corporation[13] :

" [71] Le Tribunal reconnaît que le pouvoir des médias est énorme dans une société libre et démocratique. Il entraîne en corollaire l’obligation d’assurer un traitement rigoureux, impartial et complet de l’information sans succomber à des impératifs de sensationnalisme à saveur de voyeurisme, et ce, pour respecter la règle de droit et notamment le droit à la vie privée. "

[45]        Elle n'a pas démontré que Groupe TVA n'avait pas respecté les normes professionnelles, la norme applicable étant celle de la conduite du journaliste raisonnable[14].

[47]        Certes, M… H… a souffert de la diffusion de ce reportage comme elle en témoigne avec beaucoup d'émotion au procès. Mais vu ce qui précède, son action est rejetée sans frais, vu les circonstances.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[48]        REJETTE l'action de la demanderesse, sans frais.


Dernière modification : le 3 décembre 2017 à 13 h 55 min.