Extraits pertinents :

[6]           Sur le fond, l’employeur demande principalement de reconnaître que la lésion professionnelle du travailleur est consolidée depuis le 8 septembre 2014 sans atteinte permanente ni limitations fonctionnelles et de déclarer que le droit à l’indemnisation s’est éteint à la date de consolidation.

[7]           De façon subsidiaire, il cherche à établir que le travailleur était redevenu capable d’exercer son emploi au début juillet 2014.

[8]           Toutefois, l’employeur demande pour le moment de déclarer recevable une preuve obtenue au moyen d’une filature et il est convenu de régler cette question avant d’examiner le fond de l’affaire.

[10]        Le 9 janvier 2014, le travailleur est victime d’une lésion professionnelle en exerçant l’emploi de camionneur pour l’employeur. En effectuant l’inspection d’une remorque, il chute au sol en se frappant la tête. En lien avec l’événement, la CSST accepte d’abord les diagnostics de contusion à la tête, de dérangement intervertébral mineur (DIM) cervical et de traumatisme craniocérébral (TCC). Après un avis du Bureau d'évaluation médicale, ce sont les diagnostics d’entorse cervicale et de TCC léger qui seront retenus. Incidemment, ceux d’entorse lombaire et de dépression seront jugés étrangers à l’accident du travail.

[17]        Le 20 juin 2014, monsieur Carbonneau affirme recevoir un appel téléphonique d’une dame qui refuse de s’identifier. Après s’être fait confirmer qu’il était à son emploi, le directeur général de l’employeur indique que la dame raconte avoir vu le travailleur laver des roulottes au Camping de Compton. Cette affirmation faite, il dit qu’elle raccroche la ligne. Or, puisqu’il sait que le travailleur possède l’équipement commercial nécessaire pour effectuer des opérations de lavage à haute pression, monsieur Carbonneau expose que cet appel téléphonique le laisse perplexe.

[18]        Un peu plus tard, pour tirer les choses au clair, monsieur Carbonneau choisit de se rendre au Camping de Compton. Arrivé sur place, il dit faire le tour des installations sans apercevoir la camionnette du travailleur ni la remorque contenant son matériel de lavage. À la sortie du camping, il explique questionner un préposé sur la présence du travailleur. Monsieur Carbonneau déclare alors apprendre que quelqu’un possédant le même genre d’équipement que le travailleur est venu au camping hier pour laver six roulottes. À une question du travailleur, le directeur général de l’employeur dit ne pas avoir fait préciser au préposé du camping si l’individu venu faire le travail était seul.

[19]        À son retour au bureau, alors convaincu que c’est le travailleur qui est allé laver les roulottes, monsieur Carbonneau communique avec ses supérieurs pour relayer l’information. Après des échanges avec la direction des ressources humaines et un conseiller de la Mutuelle de prévention dont l’employeur est membre, le directeur général rapporte que l’idée de procéder à une filature est retenue.

[22]        Le 5 juillet 2014, pour le compte de la firme d’investigation retenue par l’employeur, monsieur Morris commence une filature. Le témoin précise être un ancien enquêteur de la Sûreté du Québec et connaître les limites à respecter dans ce domaine. À compter de 6 h, monsieur Morris dit donc se stationner sur la voie publique de façon à observer la résidence du travailleur. À 11 h, puisque rien ne se passe, il déclare abandonner la surveillance.

[23]        Les 7, 9, 10 et 11 juillet 2014, le même scénario se répète. Le premier jour, monsieur Morris allègue que la surveillance cesse à 14 h alors qu’elle se poursuit jusqu’à 17 h les trois autres journées. Il précise prendre soin d’observer le travailleur de son véhicule en circulant sur la voie publique ou en étant garé sur un emplacement accessible au public, soit en bordure d’une rue ou à partir d’un stationnement commercial. Au cours des quatre journées en cause, le témoin dit avoir particulièrement l’occasion de suivre quelques déplacements du travailleur. Il explique notamment le voir aller à une caisse populaire, effectuer un plein d’essence et se rendre à un CSSS. Avec une caméra, toujours à partir de son véhicule, monsieur Morris ajoute en profiter pour capter des images.

[24]        Son mandat s’étant terminé le 11 juillet 2014, monsieur Morris produit ensuite son rapport, lequel est remis à l’employeur par la firme d’investigation dont il a retenu les services.

[40]        Le membre issu des associations syndicales retient que la filature de juillet 2014 s’est faite de façon précipitée. Avant de porter atteinte au droit à la vie privée du travailleur, il considère que l’employeur n’avait pas épuisé ses autres moyens, dont le droit d’obtenir une expertise par un médecin de son choix.

[42]        Pour le moment, il s’agit de décider de la recevabilité de l’ensemble de la preuve obtenue par l’employeur à partir de la filature qu’a faite monsieur Morris du 5 au 11 juillet 2014.

[43]        Dans l’affaire Fonderie Shellcast et Alvarado[2], la Commission des lésions professionnelles résume les principes qui encadrent la question qui nous occupe :

[122]   Les articles de loi pertinents en la matière sont issus de la Charte des droits et libertés de la personne (la Charte) et du Code civil du Québec6(C.c.Q.).

[123]   Les articles 5 et 9.1 de la Charte se lisent comme suit :

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

9.1 Les libertés et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.

La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l'exercice.

[124]   Les articles 33536 et 2858 du Code civil du Québec sont les suivants :

3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.

Ces droits sont incessibles.

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise.

36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants:

1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;

2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;

3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés;

4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;

5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l'information légitime du public;

6° Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels.

  1. Le tribunal doit, même d'office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l'utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.

Il n'est pas tenu compte de ce dernier critère lorsqu'il s'agit d'une violation du droit au respect du secret professionnel.

[127]   Aux fins de déterminer si la preuve a été obtenue en violation d’un droit fondamental, dont le droit à la vie privée, il importe de référer aux principes établis par la Cour d’appel dans l’affaire Bridgestone.  La Cour d’appel établit des principes dans les questions d’admissibilité d’une preuve par filature.

[128]   La Cour d’appel rappelle que le concept de vie privée n’est pas limité géographiquement aux seuls lieux privés, mais aussi aux lieux publics.  Ce droit à la vie privée comporte le droit à l’anonymat et à l’intimité.  Ce droit n’est donc pas limité aux lieux, mais suit et se rattache à la personne selon la Cour d’appel qui référait sur ce point à une décision de la Cour suprême dans l’affaire Vice-Versa c. Aubry8.

[129]   Selon la Cour d’appel, une procédure de surveillance et de filature représente, à première vue, une atteinte à la vie privée.

[44]        Quant à savoir si les conditions dans lesquelles la preuve que cherche à introduire l’employeur porte atteinte aux droits et libertés fondamentaux du travailleur, il est acquis qu’une filature constitue, à première vue, une atteinte à la vie privée. Néanmoins, une telle preuve peut être admissible si elle s’avère nécessaire, c’est-à-dire si elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables.

[46]        Par contre, sur le choix du moyen retenu pour chercher à obtenir le portrait réel de la capacité physique du travailleur, la Commission des lésions professionnelles juge que l’employeur a précipité les choses en optant d’emblée pour une filature. Avant de porter ainsi atteinte au droit à la vie privée du travailleur, il aurait dû utiliser un autre procédé. Par exemple, en vertu de l’article 212 de la loi, il était en droit d’exiger que le travailleur subisse un examen médical par un médecin de son choix :

[48]        La filature du 5 au 11 juillet 2014 ayant été effectuée de façon précipitée plutôt qu’en dernier recours, la Commission des lésions professionnelles conclut que la preuve qui en découle a été obtenue en contravention du droit à la vie privée du travailleur.

[53]        Pour ces raisons, le droit du travailleur au respect de sa vie privée doit céder le pas à la recherche de la vérité pour ainsi permettre une saine gestion du régime public d’indemnisation prévu par la loi. Ainsi, sous réserve de la nécessité de démontrer l’authenticité et la fiabilité de la vidéo que souhaite produire l’employeur, la preuve colligée par monsieur Morris durant la filature du travailleur des 5, 7, 9, 10 et 11 juillet 2014 est déclarée recevable et pourra être présentée lors de l’audience portant sur le fond de l’affaire.

 

PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :

DÉCLARE, sous réserve d’une preuve démontrant l’authenticité de la vidéo que souhaite produire l’employeur, l’ensemble de la preuve obtenue à partir de la filature réalisée les 5, 7, 9, 10 et 11 juillet 2014 recevable;

CONVOQUERA à nouveau les parties à une audience sur le fond des contestations déposées par l’employeur, Location Rgc inc.


Dernière modification : le 13 décembre 2017 à 13 h 49 min.