Extraits pertinents :

L'appelante se pourvoit contre une décision de la Cour supérieure [l'honorable Jean-Pierre Plouffe, le 30 novembre 1998, district de Hull) qui émettait une injonction interlocutoire prohibant à l'appelante, ses employés, représentants ou mandataires, dans le cadre de l'émission «La Facture» de mentionner, diffuser, mettre en circulation ou autrement utiliser directement ou indirectement:

-   le numéro de téléphone et l'adresse personnelle du demandeur;

-   tous les renseignements, documents ou faits de nature à identifier les dossiers, la clientèle et les noms des clients du demandeur, sauf en ce qui a trait à monsieur Médard Allard;

-   tous les enregistrements téléphoniques, visuels ou autres, pris à l'intérieur de l'étude du demandeur puisqu'ils sont susceptibles d'identifier les dossiers de la clientèle et les noms des clients du demandeur;

-   tous les enregistrements visuels ou autres, pris à l'extérieur de la résidence du demandeur pouvant identifier celle-ci ou des biens s'y trouvant.

Après étude du dossier, audition et délibéré;

Pour les motifs exprimés à l'opinion écrite du juge Robert Pidgeon à laquelle souscrivent, en partie, les juges Pierre A. Michaud, J.C.Q. et André Forget ainsi que pour les motifs exprimés à l'opinion du juge André Forget à laquelle souscrit, en partie, le juge Pierre A. Michaud, J.C.Q.

ACCUEILLE en partie l'appel, avec dépens, aux fins d'annuler la partie de l'ordonnance du premier juge qui vise:

-   Tous les renseignements, documents ou faits de nature à identifier les dossiers de la clientèle et le nom des clients du demandeur, sauf en ce qui a trait à Médard Allard;

-   Tous les enregistrements téléphoniques, visuels ou autres, pris à l'intérieur de l'étude du demandeur puisqu'ils sont susceptibles d'identifier les dossiers de la clientèle et les noms des clients du demandeur;

-   les numéros de téléphone (455-1115) et adresse personnels du demandeur (153 Bord de l'eau, Luskville, Québec, J0X 2G0

REJETTE l'appel incident sans frais.

 

LES FAITS

Le 20 août 1998, Isabelle Richer, une journaliste à l'emploi de Radio-Canada, affectée à une émission d'affaires publiques [«La Facture»] consacrée aux questions de consommation, contacte l'avocat à la suite d'une plainte d'un de ses clients relative à un compte d'honoraires trop élevé.       Elle souhaite obtenir une entrevue.  L'avocat refuse, étant en convalescence à la suite d'une délicate intervention chirurgicale, et ce, jusqu'en novembre 1998.  Malgré quelques tentatives subséquentes de la journaliste, il maintient sa position.

Le 1er septembre 1998, la journaliste, en compagnie du client et d'une équipe de tournage, se rend, sans rendez-vous, au cabinet de l'avocat afin d'obtenir une copie du dossier du client.  Elle sait que l'avocat est absent.

Après communication avec son patron, la secrétaire informe le client qu'on lui fournira une copie de son dossier dans les prochaines 24 heures, ce qui fut fait.

Des images de la salle d'attente du cabinet sont tournées tout au long de la visite.

La même journée, l'équipe de tournage filme la résidence de l'avocat, ses alentours ainsi que son petit voilier.  Selon l'avocat, pour se rendre à son domicile la journaliste et les membres de son équipe ont dû emprunter un chemin privé clairement identifié comme tel, d'une longueur d'un kilomètre:

Analyse et discussion 

Bien que Radio-Canada ait allégué que la Charte canadienne des droits et libertéss'appliquait au présent litige, elle n'a pas soulevé devant nous que le juge avait erré en appliquant la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, étant d'avis que la solution demeurait la même que l'on applique l'une ou l'autre.

Le droit à la vie privée

Le second volet de l'ordonnance a trait au respect du droit à la vie privée de l'avocat.  Il soulève la délicate question de la pondération de deux droits garantis par les chartes:  le droit à la liberté d'expression et le droit au respect de la vie privée. Discutant de cette question lors d'une conférence qu'il prononçait, en 1988, le professeur Patrick Molinari[3] exprimait l'opinion que le droit au respect de la vie privée avait une limite soit l'intérêt légitime du public de prendre connaissance de certains aspects de la personnalité d'une personne.

C'est l'exercice de la liberté d'expression qui a requis l'utilisation des méthodes d'équilibrage des droits protégés:  le droit du public à l'information est apparu comme un moyen efficace de procéder à ces équilibrages entre la liberté d'expression et plusieurs droits de la personnalité.  Ainsi, le droit au respect de la vie privée et de la réputation d'une personne vont trouver leurs limites dans l'intérêt légitime que le public a de prendre connaissance de certains aspects de la personnalité de cette personne afin, par exemple, de juger s'il y a lieu de continuer à lui accorder sa confiance. (J'ai souligné)

Le juge de première instance a interdit à Radio-Canada et à ses employés de diffuser et de mettre en circulation les numéro de téléphone et adresse personnels de l'avocat ainsi que tous les enregistrements visuels ou autres pris à l'extérieur de sa résidence pouvant identifier celle-ci ou les biens s'y trouvant.  Il est arrivé à cette conclusion parce qu'il était d'avis «que le demandeur avait démontré, par une preuve prima facie suffisamment sérieuse ou convaincante, qu'il avait droit à l'émission d'une injonction interlocutoire afin d'empêcher la défenderesse de violer son droit à la solitude et à l'intimité», garanti par l'article 5 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne.

À mon avis, que l'on applique la Charte des droits et libertés [art.8] ou la Charte des droits et libertés de la personne [art.5], la conclusion du juge me semble, à première vue, bien fondée puisque l'une et l'autre protègent le droit à la vie privée, un droit fondamental qui est, ici, en apparence du moins, mis en péril.  De plus, une preuve prima facie non contredite démontre que les images de la résidence de l'avocat et de ses abords furent filmées à la suite d'une intrusion sur une propriété privée ce qui ne saurait être sanctionné par les tribunaux dans une société libre et démocratique.

D'autre part, l'intérêt dominant du public à la diffusion de ces images n'a pas été démontré. [Aubry c. Vice Versa[4]].

La Cour suprême, sous la plume du juge LaForest, dans l'arrêt La Reine c. Dyment[5], soulignait l'importance de préserver le droit à la vie privée d'un individu avant que ce droit soit violé

Enfin, il y a le droit à la vie privée en matière d'informations.  Cet aspect aussi est fondé sur la notion de dignité et d'intégrité de la personne.  Comme l'affirme le groupe d'étude (dans un rapport intitulé L'Ordinateur et la vie privée) (à la p. 13):

Cette conception de la vie privée découle du postulat selon lequel l'information de caractère personnel est propre à l'intéressé qui est libre de la communiquer ou de la faire comme il l'entend.  Dans la société contemporaine tout spécialement, la conservation de renseignements à notre sujet revêt une importance accrue.  Il peut arriver, pour une raison ou pour une autre, que nous voulions divulguer ces renseignements ou que nous soyons forcés de le faire mais les cas abondent où on se doit de protéger des attentes raisonnables de l'individu

[...]

Une dernière remarque d'ordre général s'impose à savoir que si le droit à la vie privée d'un individu doit être protégé, nous ne pouvons nous permettre de faire valoir ce droit qu'après qu'il a été violé.

Pour sa part, le juge en chef, l'honorable Pierre A. Michaud, dans l'affaire La Gazettec. Valiquette[7], a relevé les composantes de ce droit fondamental:

Atteinte illicite au droit à la vie privée

Qualifié comme l'un des droits les plus fondamentaux des droits de la personnalité (Éditions Vice-Versa inc.), le droit à la vie privée échappe encore à une définition formelle.

Il est possible cependant de relever les composantes du droit au respect de la vie privée, lesquelles sont relativement précises.  Il s'agit du droit à l'anonymat et à l'intimité ainsi que le droit à l'autonomie dans l'aménagement de sa vie personnelle et familiale ou encore le droit au secret et à la confidentialité.  On inclut le droit à l'inviolabilité du domicile, à l'utilisation de son nom, les éléments relatifs à l'état de santé, la vie familiale et amoureuse, l'orientation sexuelle.

En fait, la vie privée représente une «constellation de valeurs concordantes et opposées de droits solidaires et antagonistes, d'intérêts communs et contraires» évoluant avec le temps et variant d'un milieu culturel à un autre.

Le droit à la solitude et le droit à l'anonymat sont reconnus de façon constante comme éléments essentiels de la vie privée.

Le droit à la vie privée, par contre, n'est pas absolu.  Il est balisé par une série de limites et sa mise en oeuvre appelle un équilibre avec d'autres droits fondamentaux, dont le droit du public à l'information.  On ne pourrait donc qualifier d'illicite ou fautive la violation du droit à la vie privée s'il existe une justification raisonnable, une fin légitime ou encore si l'on peut conclure au consentement par la personne à l'intrusion dans sa vie privée.

(J'ai souligné)

De ce qui précède, je retiens que la preuve du préjudice sérieux et irréparable a été établie et que le poids des inconvénients penche nettement en faveur de l'avocat.

Par ailleurs, comme l'a conclu, à bon droit, le juge de première instance, l'on ne saurait privilégier, au stade interlocutoire, le droit à la liberté d'expression de l'appelante puisque la preuve ne démontre aucun intérêt public à la diffusion de ces images.

Je rappelle, enfin, que si la diffusion de ces images n'était pas interdite au stade interlocutoire, la demande permanente deviendrait sans objet.

Il ressort de ce qui précède que le premier juge était bien fondé de refuser l'émission d'une injonction à cet égard.

CONCLUSION

Pour ces motifs, je suis d'avis:

D'ACCUEILLIR l'appel principal avec dépens à la seule fin de retrancher de l'ordonnance émise en première instance les paragraphes suivants:

-   Tous les renseignements, documents ou faits de nature à identifier les dossiers de la clientèle et le nom des clients du demandeur, sauf en ce qui a trait à Médard Allard;

-   Tous les enregistrements téléphoniques, visuels ou autres, pris à l'intérieur de l'étude du demandeur puisqu'ils sont susceptibles d'identifier les dossiers de la clientèle et les noms des clients du demandeur;

et de REJETER l'appel incident.


Dernière modification : le 2 décembre 2017 à 14 h 59 min.