Extraits pertinents :

[1]  La demanderesse, L... M..., réclame au défendeur, S... T..., le paiement de la somme de 47 453,75 $ à titre de dommages-intérêts à la suite de différents gestes de sa part, qui ont porté atteinte à sa réputation, à son honneur, à sa vie privée et à son intégrité.

[2]  Ce montant de 47 453,75 $ est détaillé de la manière suivante dans sa requête introductive d'instance:

-         Dommages moraux pour atteinte à sa dignité, à son honneur, à sa réputation, à sa vie privée et à l'intégrité de sa personne (souffrance, douleurs, anxiété, inconvénients, perte de jouissance de la vie, perte de l'estime de soi, effets secondaires des médicaments, insomnie et troubles psychologiques): 25 000 $;

[…]

LES FAITS

[7] Au moment des événements à la source du litige, L... M... et S... T... travaillaient tous deux dans un centre d'hébergement et de soins de longue durée de ville A, au sein de l'équipe de soir. L... M... était préposée aux soins et S... T... occupait les fonctions d'infirmier auxiliaire. Le centre d'hébergement en question compte environ 200 employés et 162 bénéficiaires.

[10]  S... T... était fier de son travail au service 911 et était de façon générale discret quant à ses activités là-bas. Il lui arrivait cependant, à la blague ou pour pimenter une conversation, de faire allusion sur les lieux de travail au centre, à des informations ou événements qui se produisaient dans le cadre du service 911, mais sans nécessairement, selon ses dires, donner le nom des personnes impliquées.

[17] À partir de juillet 2002, à la suite du décès du mari de L... M... et de la rupture de S... T... d'avec son copain, L... M... et S... T... se sont découverts des affinités et se sont infatués l'un l'autre au point de se qualifier de frère et sœur dans leurs cartes de souhait et de ne pas hésiter à tout se confier de façon intense lors des nombreux moments agréables qu'ils passaient ensemble à jaser de tout et de rien.

[18]  L... M... était cependant fragile sur le plan émotionnel en raison des décès de son père et de son mari et du placement de sa mère qui avait entraîné une rupture avec sa famille immédiate. Elle prenait des médicaments contre l'anxiété (Ativan 1 mg) et la dépression (Paxil 5 mg) qui lui étaient prescrits par son médecin, la Dre Marcelle Laberge, qu'elle voyait une fois par mois depuis 1995. Il lui arrivait aussi de mélanger une trop grande consommation d'alcool avec ses médicaments.

[20] Les relations entre les deux ont été au beau fixe jusqu'à ce que L... M... décide d'organiser un souper en l'honneur de S... T..., le 18 mars 2004, le jour de son anniversaire. Elle avait commencé à faire des préparatifs (invitations, réservation de restaurant) lorsqu'à l'invitation d'une autre employée de soir, madame J.... Du..., S... T..., après beaucoup d'hésitations, a annoncé à L... M..., une semaine et demie avant le 18 mars, qu'il préférait pendant sa semaine de vacances aller à Montréal avec madame Du... et souper dans un restaurant là-bas le soir de sa fête.

[22]  L... M... s'est mise à broyer du noir et elle a laissé sur le répondeur de S... T... des messages afin de lui parler et tirer les choses au clair. Le 19 mars en revenant de Montréal, S... T... a pu prendre connaissance des messages en question et a choisi de laisser porter.

[23] Les choses ont ensuite dégénéré au courant de la semaine suivante au point où L... M... a appelé S... T... afin qu'il lui rende ses clefs d'appartement et qu'il vienne chercher des choses lui appartenant dans son casier. Le jeudi 25 mars à 22 h 20, L... M... a laissé le message suivant enregistré par le répondeur de S... T...:

«Bonjour, S…, c'est L…. C'est juste pour te dire que, samedi à dimanche… samedi soir, tu travailles à onze heures et demie (11 h 30), je vais t'attendre pour l'échange des clés, s'il te plaît. Merci, au revoir.»

[24] S... T... s'est rendu sur place au début de la nuit afin de procéder à l'échange des clefs et à la récupération de ses biens. Les choses ont mal été puisque L... M... avait pris de l'alcool et n'était pas dans son meilleur état.

[27] Quelques heures après dans la nuit, soit le vendredi 26 mars à 1 h 54, 1 h 56 et 1 h 59, il a reçu sur son répondeur les trois messages suivants:[…]

[30] S... T... n'a pas rappelé L... M... après l'appel du 28 mars parce qu'il avait décidé, après les appels répétés du 26 mars, qu'il ne voulait plus lui porter assistance. Il s'était également fait dire par une policière de Lévis, rencontrée au service 911, qu'en cas d'appels répétés de ce genre, il était préférable de ne pas rappeler.

[34] Madame Du... a, elle aussi, entendu la cassette. Elle avait également entendu d'autres messages laissés par L... M... avant le 25 mars, au retour de son voyage à Montréal avec S... T... C'est ce dernier qui lui a offert de venir écouter la cassette à son appartement. Elle convient qu'elle aurait pu choisir de ne pas l'écouter; elle considérait cependant que d'une certaine façon, cela la concernait. Selon elle, L... M... était «finie ben raide!» et «folle». Elle trouvait que toute cette histoire de fête et de voyage à Montréal prenait des proportions exagérées. Elle a suggéré de faire écouter la cassette à madame H... W..., une collègue de travail et amie de L... M...

[35] S... T... a également fait écouter la cassette à madame C... Sa..., une amie intime et confidente depuis 1989. Madame Sa... ne travaillait pas au centre d'hébergement. Elle avait elle aussi conseillé à S... T... d'aller à Montréal le jour de sa fête et trouvait que L... M... était beaucoup trop exigeante à l'endroit de S... T... dans le cadre de leur relation. S... T... est venu chez elle lui faire écouter la cassette. Elle trouvait L... M... perturbée et a conseillé à S... T... d'aller se chercher de l'aide.

[40] S'étant fait confirmer les faits par mesdames W... et B..., monsieur Bo... a communiqué avec S... T... pour l'avertir «de cesser de faire écouter des enregistrements sur les étages».  S... T... a alors voulu lui faire entendre la cassette, ce qu'il a lui aussi refusé de faire. Son objectif en rencontrant S... T... était de protéger les membres de son syndicat en faisant cesser cette pratique qui n'avait pas sa place. Il n'a entendu parler de rien par la suite.

L’ANALYSE

Les grands principes de droit en présence

[81]  Le droit au respect de sa réputation et de sa vie privée est codifié aux articles 3 et 35 C.c.Q. dont les textes sont les suivants:

«3.  Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.

Ces droits sont incessibles.

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise.»

[83]  Dans le cadre du litige actuel, les paragraphes 3º et 5º de l'article 36 sont particulièrement pertinents.

[84] Ces grands principes du Code civil sont repris sous une autre forme juridique dans la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12 (la Charte) aux articles 4 et 5 du chapitre  concernant les libertés et droits fondamentaux:

«4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.»

[86] La réparation des dommages causés par le non respect du Code civil et de la Charte concernant le droit à la réputation, au respect de la vie privée et à sa dignité est soumise aux grandes règles de notre droit civil en matière de responsabilité.

[87] Ainsi, il y aura nécessité pour la personne qui demande cette réparation de prouver l'existence d'une faute commise par la personne de laquelle la réparation est exigée; des dommages devront aussi être présents ainsi qu'un  lien direct et immédiat entre les dommages allégués et la faute commise.

[89] Il a également été rappelé par la Cour suprême dans l'arrêt Éditions Vice-Versa inc. c. Aubry[3] que l'application des articles 4 et 5 de la Charte s'articulait aussi autour des grands principes de la responsabilité civile.

[97] Jusqu'au retour du défendeur, il s'agit donc d'une affaire strictement privée entre la demanderesse et le défendeur. C'est après que les choses se gâtent.

[98] En l'espèce, les propos qui sont en cause et qui sont à la source de l'atteinte aux droits de la demanderesse ont la particularité de ne pas émaner du défendeur S... T... lui-même mais d'être ceux de la demanderesse laissés volontairement sur son répondeur et qui ont ainsi été enregistrés.

[99] Cependant, le fait qu'ils émanent de la demanderesse elle-même ne signifie pas pour autant que celui qui se contente de les diffuser ou de les faire écouter est exempté d'avoir à se conduire d'une manière à préserver la dignité, l'honneur et la réputation de la personne qui a laissé les messages, si à leur simple écoute, il s'impose facilement à toute personne raisonnable que les propos tenus déprécient la personne, la ridiculisent ou la rendent digne de mépris ou de pitié.

[101] Une simple lecture des messages tenus à trois reprises à deux minutes d'intervalle chacun pendant la nuit du 25 au 26 mars et du message du 28 mars, permet d'établir spontanément que L... M... n'y apparaît pas sous son meilleur jour et que son état fait pitié. L'audition de la cassette est encore pire pour L... M...: elle a la voix pâteuse sous l'effet de l'alcool, elle pleure et gémit. Elle est jalouse, elle a beaucoup de peine, elle souffre et toute dignité humaine est disparue.

[102] Il n'y a aucun doute dans l'esprit du Tribunal qu'entendre les propos de L... M... constitue une atteinte à sa réputation et à sa dignité d'être humain. Nul ne devrait avoir à subir une telle chose.

[104] S... T... a ainsi fait écouter la cassette chez lui à une amie intime, madame C... Sa..., et à deux collègues de travail, mesdames J.... Du... et P... S.... Il a également fait écouter la cassette au travail à madame W..., une amie de L... M... Il a tenté de faire de même sans résultat auprès de madame B..., une autre amie de L... M... Il n'a pas eu plus de succès auprès du directeur général des services administratifs du centre, monsieur H..., et de l'agent syndical, monsieur Bo....

[105] À chaque fois, la démarche est la même: S... T... est à la fois préoccupé – plutôt que bouleversé selon les termes de monsieur H... –, fébrile, moqueur et pressé de faire écouter la cassette. «Écoute comme L... M... est folle» sont des mots qui reviennent constamment comme un leitmotiv.

[108] Les explications de S... T... quant à son attitude tiennent probablement à une combinaison de plusieurs facteurs: de l'inquiétude par rapport à son statut au sein du centre d'hébergement, une volonté de frapper avant d'être frappé, un bouleversement par rapport à ce qui arrivait, un désir d'aider certes, mais aussi beaucoup d'insouciance et de désinvolture en matière de vie privée et un soupçon de méchanceté. Nul n'en saura la proportion avec certitude. Cependant, tout cela constituait bel et bien un cocktail explosif qui a amené S... T... à dévoiler au grand jour des conversations strictement privées entre L... M... et lui, qui n'auraient jamais dû l'être.

[109] Le Tribunal retient d'ailleurs de la preuve d'actes similaires qui lui a été présentée que le défendeur avait déjà démontré dans le passé une propension à traiter légèrement les questions se rapportant à la vie privée et à la réputation de ses collègues de travail en faisant notamment allusion à des événements dont il avait appris l'existence dans le cadre de son emploi de répartiteur au service 911 de la police de Lévis.

[115] Pour toutes ces raisons, le défendeur a commis une faute en portant atteinte au droit de L... M... au respect de sa réputation et de sa vie privée prévu par l'article 35 C.c.Q., notamment par l'utilisation volontaire d'une communication privée et de sa voix au sens des paragraphes 2º et  de l'article 36 C.c.Q. Cette faute engendre sa responsabilité civile en vertu de l'article 1457 C.c.Q. et l'obligation de réparer le préjudice subi par la demanderesse.

[116]  Le défendeur a également porté atteinte de façon intentionnelle au droit de L... M... à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation prévu par l'article 4 de la Charte ainsi qu'au droit au respect de sa vie privée prévu par l'article 5 de la Charte. En vertu de l'article 49 de la Charte, la demanderesse a également droit à la réparation du préjudice résultant de cette atteinte illicite à ses droits fondamentaux.

[126] Dans sa fixation du quantum des dommages-intérêts à être accordés, le Tribunal doit par contre tenir compte du fait que la preuve révèle que la cassette n'a été écoutée que par quatre personnes, dont trois travaillaient au centre d'hébergement malgré des tentatives de la faire écouter par deux autres personnes. Ce chiffre est à la fois très peu, si on tient compte de l'ensemble de la population du Québec, et beaucoup, si on tient compte du milieu de travail fermé et tricoté serré que constituait le centre d'hébergement. Il ne semble pas cependant que L... M... ait perdu ses amies en raison de cette écoute. Il faut aussi noter qu'une personne que L... M... ne connaissait pas, a également pu prendre connaissance de sa vie privée, ce qui est inquiétant et humiliant pour la personne visée.

[128]  Une étude de différents jugements[8] mettant en cause des situations s'apparentant à ce qui s'est produit dans la présente cause, c'est-à-dire la prise de photo, de films ou la diffusion d'une lettre, sans le consentement d'une personne, suivie d'une diffusion restreinte, indique que des dommages-intérêts à titre de  dommages  moraux  ont  été  accordés pour des montants oscillant entre 500 $ et 20 000 $. Le fait que la personne était nue a été jugé comme un facteur aggravant par les tribunaux sur le plan de l'atteinte à son intégrité, à sa dignité et au respect de sa vie privée.

[130]  Dans M.M. c. S.V.[10], l'honorable Claude Tellier, J.C.S., dans une affaire impliquant un colocataire qui avait filmé dans la chambre de bain sa colocataire sans qu'elle le sache, a accordé 10 000 $ à titre de dommages moraux et 5 000 $ en dommages-intérêts punitifs.

[131]  Dans les deux cas, la diffusion des images avait été restreinte à un très petit nombre de personnes.

[132] Le Tribunal constate qu'il y a des similitudes entre les faits à la base de cette jurisprudence et ceux qui lui ont été soumis, notamment par rapport à la faible diffusion du medium en cause. Cependant, se faire photographier nu sans son consentement avec la crainte d'une diffusion peut être considéré comme une atteinte plus grave au respect de la vie privée qu'une diffusion d'un message téléphonique laissé volontairement par une personne.

[133] Par contre, les propos d'une personne peuvent aussi révéler beaucoup sur elle – sur son âme comme l'a plaidé le procureur de la demanderesse –, aussi ne faut-il pas minimiser l'atteinte au respect de la vie privée et à la dignité que leur écoute peut engendrer. Cependant, la personne qui les écoute peut plus facilement les mettre en contexte et les relativiser, ce qui est beaucoup plus difficile à faire dans le cas de la réalité brute d'une photo ou d'un film.

[134] Pour toutes ces raisons, la valeur des dommages moraux subis par L... M... sera fixée à 5 000 $ et des dommages-intérêts compensatoires de ce montant devront lui être payés par le défendeur.

[135] La demanderesse réclame que le défendeur soit condamné à lui payer la somme de 10 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs en vertu de l'article 49 de la Charte, en raison de l'atteinte illicite et intentionnelle à ses droits fondamentaux.

[139] La preuve révèle que S... T... a agi de façon intentionnelle et qu'une partie importante de sa motivation venait du fait qu'il voulait nuire avant qu'on lui nuise. Par contre, le Tribunal reconnaît que le défendeur était lui aussi bouleversé de la situation qui avait dégénéré et qu'il était malheureux de la tournure des événements.

[142] Le défendeur ne s'est d'ailleurs jamais excusé auprès de la demanderesse et ne lui a pas fait savoir qu'il avait détruit les enregistrements, ce qui aurait démontré des regrets de sa part.

[143] Compte tenu de ses revenus somme toute modestes tirés de ses emplois d'infirmier auxiliaire et de répartiteur, du fait qu'il a déjà été condamné à payer des dommages-intérêts compensatoires d'un montant de 5 000 $, le défendeur devra payer à la demanderesse la somme de 2 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs.

CONCLUSION

[165] En conclusion, en raison de la faute qu'il a commise à l'endroit de la demanderesse, en portant atteinte à sa réputation, sa dignité et à son droit au respect de sa vie privée, le défendeur devra lui payer la somme de 5 000 $ à titre de dommages-intérêts en compensation des dommages moraux subis et la somme de 2 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs pour atteinte intentionnelle et illicite à ses droits fondamentaux. La somme totale de 7 000 $ sera payée avec les intérêts calculés au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 C.c.Q. à compter de la date de la demeure en vertu de l'article 1618 C.c.Q., soit le 19 avril 2004.

[166]  La demande reconventionnelle, quant à elle, sera rejetée.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

ORDONNE la banalisation du nom des parties advenant la publication ou la diffusion du présent jugement;

ACCUEILLE en partie la requête de la demanderesse;

CONDAMNE le défendeur à payer à la demanderesse la somme de 7 000 $ avec les intérêts calculés au taux de 5 % l'an et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec, à compter du 19 avril 2004;

REJETTE la demande reconventionnelle;

LE TOUT avec dépens.


Dernière modification : le 29 novembre 2017 à 12 h 22 min.