Extraits pertinents :

[1] Anita Masihi Allahverdi Ashegh est née le […] 1974 à Téhéran en Iran.  Elle a épousé civilement Missak Ashegh le 22 mai 1995 en Allemagne.

[4] L’époux est décédé des suites d’un cancer le 20 septembre 2013 à Montréal.

[5] Roza Ashegh est la sœur de Monsieur et la défenderesse dans l’action en dommages pour diffamation et dommages exemplaires, alors que la succession de Missak Ashegh est défenderesse dans la demande d’annulation du testament, en partage du patrimoine familial et de la société d’acquêts.

Les faits

[6]  Depuis la naissance des deux enfants, Monsieur et Madame vivent une relation normale d’une famille traditionnelle.

[7]  En 2012, des rumeurs d’infidélité de la demanderesse commencent à circuler.  Les parties se réconcilient à la période des fêtes en 2012.

[13] Roza et la mère de Monsieur passent le plus clair de leur temps libre à l’hôpital, même lors des visites de l’épouse et des enfants.

[14]  La preuve révèle que la famille de Monsieur dénigre sans cesse son épouse, revenant sur ses prétendues infidélités.

[15]  La santé de Monsieur est fragile et il est encore plus convaincu que Madame lui est infidèle.  Il décide de modifier son testament de 2012.

[16]  Il prend rendez-vous avec la notaire Corbin, rendez-vous confirmé auprès de la notaire par sa sœur Roza.  Monsieur explique à la notaire qu’il veut déshériter Madame au profit de ses enfants, vu l’infidélité de Madame.

[18] Roza prend rendez-vous pour Monsieur chez la notaire afin qu’elle puisse recevoir Monsieur à ses bureaux pour la signature d’un nouveau testament.

[19]  Cette rencontre aura lieu le 29 août 2013.  À cette rencontre la notaire reçoit instruction de Monsieur de corriger le projet de testament en enlevant le nom des deux enfants pour les remplacer par ses deux sœurs en cas d’incapacité de Roza.

[22]   Roza ajoute que son frère voulait qu’elle hérite de l’universalité de sa part dans le partage du patrimoine familial composé de la résidence familiale, de voitures, de compte bancaire, d’outils et de meubles, à charge de remettre ces biens à ses enfants.

[23]  Il voulait ainsi soustraire son épouse de la gestion de ses biens afin d’assurer le bien-être de ses filles et le financement de leurs études.

[29]  Après le décès de Monsieur, la conjointe et ses filles se sont senties traitées en étrangères par la famille de Monsieur, au salon funéraire, à l’église lors du service funéraire ainsi qu’au cimetière.

[30]  Après les funérailles, une réception a été organisée par l’épouse où la famille de Monsieur et de nombreux amis avaient été convoqués.  Devant plus d’une centaine de personnes, Roza et son frère ont fait voir une vidéo enregistrée à l’hôpital relativement à une conversation tenue entre Monsieur et Madame vers le 28 août 2013.

[31]  Cet enregistrement de la conversation téléphonique a été fait à l’insu de Madame qui se trouvait à la maison en présence de ses enfants.

[32]  L’enregistrement a été fait par Roza.  La conversation relate la vie privée et intime de Monsieur et de Madame.  Elle consiste aussi en un récit précis des prétendues infidélités de Madame.

[33] La diffusion de cet enregistrement devant l’assistance présente au repas des funérailles a causé scandale, étonnement et humiliation de Madame et de ses enfants devant les membres de la communauté arménienne présente

[34]   Les convives ont quitté les lieux choqués de la situation et même certains insultant Madame.

[40]   Quant à la demande en dommages pour diffamation et violation de la vie privée du 1er décembre 2016.

  1. Condamner la défenderesse à lui payer :
  2. 90 000 $ à titre de dommages moraux pour atteinte à la dignité, à l’honneur et à la réputation et violation de la vie privée.
  3. 25 000 $ à titre de dommages exemplaires.
  4. 20 000 $ soit 10 000 $ pour Nathalie et 10 000 $ pour Mélanie, à titre de dommages moraux.
  5. 50 000 $ à titre de dommages exemplaires à titre de titulaire de l’autorité parentale des enfants Mélanie et Nathalie.
  6. S’abstenir de faire usage du montage vidéo qu’elle a confectionné.

[41] La demanderesse s’objecte à la production de la pièce P-3A étant le montage vidéo de la conversation téléphonique de Missak et Anita Ashegh durant le mois d’août 2012.

[42]  Il s’agit d’une conversation téléphonique que Monsieur a fait de son lit d’hôpital à Madame vers minuit.

[43]  Cette conversation a été enregistrée par sa sœur Roza à l’insu de l’épouse.

[44]  Elle a été ensuite traduite par un traducteur officiel et produite sous P-3A.

[45]  L’enregistrement de cette conversation privée constitue une violation du droit à la vie privée.

[48] Il est indéniable que l’enregistrement d’une conversation privée pour fin d’établissement d’une preuve est une atteinte aux droits fondamentaux de Madame.  La Cour d’appel nous rappelle ce principe dans l’arrêt Ville de Mascouche c. Huguette Houle, 500-04-005984-976.

Comme le paragraphe 24(2), l’article 2858 comporte deux conditions.  Premièrement, la preuve doit avoir été obtenue en violation d’un droit fondamental.  Deuxièmement, son utilisation devant le tribunal doit être de nature à déconsidérer l’administration de la justice.  Si l’une de ces conditions n’est pas remplie, la preuve est admissible, sous réserve d’une autre règle d’exclusion.  Je traiterai successivement de ces deux conditions.

La preuve a-t-elle été obtenue dans des conditions ayant porté atteinte aux droits fondamentaux de l’intimée? L’intimée a prétendu, tant devant les instances inférieures que devant notre Cour, que l’enregistrement de ses conversations téléphoniques faites à son domicile par son voisin, effectué en partie à la demande du maire de Mascouche et invoqué par la Ville au soutien de son congédiement, avait contrevenu à son droit à la vie privée.

Le droit à la vie privée est un droit des plus fondamental dans notre société moderne, ce qui explique l’importante protection qui lui est vouée par les différents instruments législatifs et constitutionnels.  On le retrouve consacré à l’article 8 de la Charte canadienne, garantissant à chacun «la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives».  Il est également garanti par l’article 5 de la Charte québécoise, qui prévoit que «toute personne a droit au respect de sa vie privée», de même qu’à l’article 24.1 de cette même Charte, qui édicte une protection contre les fouilles et saisies abusives similaire à celle de l’article 8 de la Charte canadienne.

Le Code civil du Québec vise lui aussi à assurer le respect du droit à la vie privée qui y est prévu aux articles 3 et 35 et suivants :

3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tel le droit à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée (…)

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci ou ses héritiers y consentent ou sans que la loi l’autorise.

36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d’une personne les actes suivants (…)

5) Intercepter ou utiliser involontairement une communication privée (…)

[49] La Cour d’appel ajoute dans le même arrêt :

Une maison d’habitation constitue sans doute l’endroit où l’attente raisonnable d’une personne en matière de vie privée est la plus élevée.  Dès le 17ième siècle, dans un obiter célèbre, les tribunaux anglais de common law ont reconnu que «the house of every one is to him as his castle and fortress».  Avant la Charte, ce principe a été repris par nos tribunaux dans les arrêts Eccles c. Bourque et Colet c. La Reine.

L’importance de la privauté de la demeure n’a cessé d’être rappelée et renforcée suite à l’entrée en vigueur de la Charte.  Dans l’arrêt Baron, le juge Sopinka a affirmé à juste titre que «la perquisition dans des locaux privés (je veux dire privés au sens de propriété privée...) constitue la plus grave atteinte à la vie privée, abstraction faite de l’atteinte à l’intégrité physique».

[50]  Il faut cependant souligner que la jurisprudence portant sur la charte canadienne des droits et libertés ne peut être invoquée dans une instance entre deux parties privées.  Elle peut cependant servir de guide dans l’application de l’article 2858 C.c.Q..

[51] Il faut également ne pas oublier que même si la preuve a été obtenue illégalement il faut dans l’interprétation et l’application de l’article 2858 C.c.Q. que cet élément ainsi obtenu soit susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

[52] Les tribunaux civils ont cependant permis une preuve qui à première vue aurait été obtenue en contravention de l’article 2858 C.c.Q. lorsque leur admissibilité ne déconsidérait pas la justice en ce sens qu’elle permettait de connaître la vérité.

[53] Cette preuve ne pourrait servir à l’encontre de la partie contre qui l’attaque a été faite puisqu’elle serait contraire aux principes fondamentaux déjà décrits et déconsidérerait la justice.

[54]  L’enjeu du procès est un élément important qui doit être pris en considération dans la détermination de son admissibilité.

[55] Dans le cas sous étude, le débat porte sur la reconnaissance d’une valeur plus importante, soit de permettre à la victime de la violation de ses droits d’obtenir la reconnaissance d’un droit qui lui revient et auquel elle a droit.

[56] L’enregistrement de la conversation est un des éléments essentiels du débat sous étude et dans ce cas il est générateur de droits réclamés par la demande.

[57] Refuser la production de la conversation privée produite par la défense au motif qu’elle viole les droits de Madame serait l’équivalent de refuser que l’on mette en preuve le fondement de sa demande en dommages.  La production du document P-3A sera donc autorisée exceptionnellement puisqu’elle sert l’intérêt des enfants et de Madame.  Somme toute, la justice n’est pas déconsidérée par cette production.

Les dommages – 540-17-010672-14

[93]  Suite à l’enregistrement de la conversation téléphonique entre Monsieur et Madame, par la défenderesse Roza au mois d’août 2013, la demanderesse réclame des dommages découlant des faits suivants :

[94] La demanderesse a fait un montage vidéo avec l’enregistrement de la conversation privée qu’elle avait fait à l’insu de la demanderesse en août 2013.

[95]  Elle s’est servie de cette vidéo lors de la réception suivant les funérailles, en la diffusant à la centaine de parents et amis qui y assistaient.

[96] Cette diffusion a été très pénible pour la demanderesse et ses enfants, plus particulièrement puisqu’elle attaquait l’honneur et la réputation de la demanderesse.

[97]  Les procédures de défense et de la demande reconventionnelle reprennent les mêmes termes qualifiés de diffamatoires par la demanderesse.

[98]  Elle réclame 90 000 $ pour atteinte à sa dignité, son honneur et sa réputation et pour violation de sa vie privée.

[99] Elle réclame aussi des dommages exemplaires de 25 000 $ pour la publication intentionnelle et illicite des propos diffamatoires publiés à partir d’un enregistrement illicite.

[100]  Elle réclame aussi 10 000 $ pour des dommages moraux subis pour chaque enfant.

[101]  Elle réclame aussi des dommages exemplaires de 25 000 $ pour chaque enfant suite aux agissements de leur tante Roza.

[102]  La défenderesse n’exprime aucune contrition et regret après ces événements déplorables.  Elle soutient au contraire que la demanderesse et ses enfants n’ont subi aucun dommage et conclut au rejet de la demande.

[103]  C’est l’article 1457 C.c.Q. qui régit les droits des parties en cause.

[104] Il est indubitable que la demanderesse a été diffamée par la défenderesse.  La diffamation comprend l’atteinte à la réputation.

[105] Comme l’enseigne la Cour d’appel[11], la diffamation consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime de soi ou la considération de quelqu’un ou qui suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables.  Elle implique une atteinte injuste à la réputation d’une personne, par le mal que l’on dit d’elle ou de la haine, le mépris ou le ridicule auquel on l’expose.

[106] La diffamation peut aussi résulter de la divulgation d’informations exactes faites dans le but de nuire à la réputation d’autrui.[12]

[107]  Le Tribunal doit aussi tenir compte des circonstances dans lesquelles les propos ont été tenus afin d’en mesurer les effets.[13]

[108]  Le Tribunal est d’avis que la diffusion de l’enregistrement illégal de la conversation privée des époux, est non seulement reprochable, mais constitue un acte de méchanceté inadmissible qui doit être sanctionné.

[109]  Comme le soulignait la Dr. Papazian-Zohrabian dans son témoignage, la diffusion de la conversation enregistrée entre les époux devant un auditoire de parents et amis, constitue une agression très grave.  Il s’agit selon la psychologue, d’une atteinte très importante et d’une violation psychologique qui a eu pour conséquence de rompre le lien de filiation des enfants.

[110] Comme le souligne Gérard Tremblay dans un récent écrit[14]

C’est en raison de leurs dimensions punitive et exemplaire que les dommages-intérêts de l’alinéa 2 de l’article 49 de la Charte québécoise doivent n’être accordés qu’en cas d’«atteinte illicite et intentionnelle».  On notera toutefois que la Cour suprême du Canada a donné une interprétation libérale à cette expression, la définissant de la manière suivante dans l’arrêt Hôpital St-Ferdinand :

Il y a une atteinte illicite à un droit protégé par la Charte lorsque la violation de ce droit résulte d’un comportement fautif.  Un comportement sera qualifié de fautif si son auteur transgresse une norme de conduite jugée raisonnable dans les circonstances selon le droit commun ou comme c’est le cas pour certains doits protégés, une norme dictée par la Charte elle-même.  Pour qu’une atteinte illicite soit qualifiée d’intentionnelle, il faut que le résultat du comportement fautif soit voulu.  Il y a donc atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l’art. 49 lorsque l’auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera.  Ce critère est moins strict que l’intention particulière, mais dépasse la simple négligence.  En plus d’être conforme au libellé de l’art. 49, cette interprétation de la notion d’«atteinte illicite et intentionnelle» est fidèle à la fonction préventive et dissuasive des dommages exemplaires qui suggère que seuls les comportements dont les conséquences sont voulues ou connues par l’auteur de l’atteinte illicite, et donc susceptibles d’être évités, soient sanctionnés par l’octroi de tels dommages.

[111] Le Tribunal accordera ainsi à Madame, des dommages de 15 000 $ à titre de dommages pour atteinte à sa vie privée, et des dommages de 10 000 $ à titre de dommages exemplaires.

[112] Le Tribunal accorde à chaque fille du défunt, 5 000 $ pour dommages exemplaires ainsi que des dommages moraux s’élevant à 5 000 $ pour chacune d’elles.

[113]  POUR CES MOTIFS, le Tribunal dans le dossier 540-14-005650-136 :

[…]

[126]  Quant au dossier 540-17-010672-144 :

[127]  ACCUEILLE la demande;

[128]  CONDAMNE la défenderesse à payer à la demanderesse la somme de 15 000 $ à titre de dommages moraux pour atteinte à la dignité, à l’honneur et à la réputation, ainsi que des dommages punitifs au montant de 10 000 $ avec l’intérêt et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q., depuis la signification de la requête introductive d’instance;

[129]  CONDAMNE la défenderesse à payer des dommages moraux à la demanderesse en tant que titulaire de l’autorité parentale des enfants Nathalie et Mélanie, pour un montant de 10 000 $, soit 5 000 $ pour chaque enfant, avec l’intérêt et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q. depuis la signification de la requête introductive d’instance.

[130] CONDAMNE la défenderesse à payer des dommages punitifs à la demanderesse en tant que titulaire de l’autorité parentale des enfants Nathalie et Mélanie, pour un montant de 5 000 $, soit 2 500 $ pour chaque enfant, avec l’intérêt et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q., depuis la signification de la requête introductive d’instance.

[131] ORDONNE à la défenderesse de ne pas faire usage de quelques manières que ce soit du montage audio de l’enregistrement de la conversation privée entre la demanderesse et son mari en août 2013.


Dernière modification : le 3 décembre 2017 à 17 h 24 min.