Extraits pertinents : [1] Le demandeur, Doris Nelson Roy, réclame à la défenderesse, Corporation Sun Média et l’un de ses photographes, le défendeur Didier Debusschère, une somme de 7000,00 $ en dommages-intérêts. [2] Monsieur Roy soutient que la publication, par erreur, d’une photographie de sa propriété dans le Journal de Québec, accompagnée d’un texte relatant qu’un acte criminel y a été commis, a porté atteinte à son droit au respect de la vie privée. [3] Monsieur Roy habite depuis de nombreuses années dans le même quartier. Sa demeure est située dans une rue sans issue qui compte quatre maisons. [4] Le dimanche 18 mai 2014, il reçoit un appel de son frère Gilles. Celui-ci vient de voir dans l’édition électronique du Journal de Québecune photographie de la maison de monsieur Roy escortée de la manchette suivante : Attaque sauvage à Beauport Les occupants d’une résidence de la rue Bellavance, à Beauport, ont eu toute une frousse, vendredi soir. Vers 23h25, trois individus se sont introduits dans la maison et ont aspergé trois adultes et deux enfants de poivre de Cayenne. Personne n’a été blessé. Les trois suspects ont été arrêtés plus tard sur la rue de la Triade à Ste-Brigitte-de-Laval. Ils ont comparu hier matin pour des accusations d’introduction par effraction, de voies de fait, d’agression, de menaces et de non-respect des conditions de liberté surveillée pour l’un des individus. [5] La photographie, qui accompagne cette manchette, est l’œuvre de monsieur Debusschère et est publiée dans un format de 9 centimètres de largeur par 7 centimètres de hauteur à la page 11 de l’édition papier du journal (P-4). [6] Monsieur Roy rassure son frère et lui indique qu’il s’agit manifestement d’une erreur. [7] Au dire de monsieur Roy, « tout le monde me connaît » dans le quartier. Il affirme ainsi que plusieurs personnes se sont interrogées à son propos : « Qu’est-ce qui est arrivé? », « Es-tu mal pris? », bref les questions fusent. [8] Comble de malheur pour monsieur Roy, il avait fait une chute qui lui avait laissé le visage tuméfié dans les heures précédant la publication. [9] Appelé à témoigner, un voisin de monsieur Roy, monsieur Martin Petitclerc, affirme : « Je me posais des questions. Il avait la figure massacrée… ». [10] Monsieur Francis Dextra, un agent immobilier actif dans le quartier depuis 30 ans, se tient dans les endroits publics de Beauport et Ste-Brigitte-de-Laval. Il relate que les rumeurs s’amplifiaient le lundi, certains laissant entendre que le fils de monsieur Roy était impliqué, d’aucuns évoquant un « règlement de comptes », d’autres concluant qu’« il a été battu ». « Je démentais », dit monsieur Dextra, en expliquant qu’il s’agissait d’une « erreur de maison », mais « cela a duré à peu près une semaine » avant que les rumeurs finissent par se taire. [12] « Je passais pour un pas correct », dit Monsieur Roy. « J’ai pas demandé ça ». [13] Briqueteur de métier, il soutient que cet événement a affecté sa motivation à travailler : « Ça me tentait plus ». Il avance que le volume de ses affaires a diminué à cette période. Il est aujourd’hui retraité. [14] Son frère Gilles, qui a également témoigné, dit de lui qu’« il était plus nerveux » à la suite de cet événement. [15] Monsieur Roy n’a pas tenté de contacter la direction du Journal de Québec pour les informer de l’erreur. Il a plutôt consulté ses procureurs. [16] Le 3 juin 2014, une mise en demeure (P-5) est expédiée, par télécopieur et messagerie, au Journal de Québec et au photographe. Demande est ainsi faite : « …de rétablir les faits de manière complète dans la prochaine édition du Journal de Québec afin que les lecteurs soient informés de l’erreur du 18 mai dernier, de sorte à ce qu’aucun doute ne subsiste quant au fait que la maison faisant l’objet de la photographie accompagnant l’article n’est pas celle où l’attaque au poivre de Cayenne a été commise. » [17] Monsieur Sébastien Ménard est rédacteur en chef du Journal de Québec. Il affirme avoir reçu la mise en demeure le jour même de son envoi par télécopieur, la version papier originale ayant été reçue le jeudi 5 juin 2014. [18] Ce même jour, le Journal de Québec publiait, en page 13 de son édition papier (P-7), l’erratum suivant : Attaque sauvage à Beauport. Dans notre édition du 18 mai dernier, nous avons publié la photo d’une maison qui accompagnait l’article Attaque sauvage à Beauport. Malheureusement, il ne s’agissait pas de la maison où a eu lieu l’événement. Toutes nos excuses aux propriétaires. QUESTION EN LITIGE [30] En publiant la photographie d’une propriété erronément identifiée comme le lieu où un acte criminel a été perpétré, un journal commet-il une atteinte injustifiée au droit au respect de la vie privée du propriétaire? ANALYSE ET DÉCISION [31] Les tribunaux supérieurs ont maintes fois souligné que le concept de vie privée demeure « flou et difficile à circonscrire ».[3] Ceci dit, cette définition, proposée par la Cour d’appel du Québec, est particulièrement éclairante aux fins de la présente affaire : Qualifié comme l'un des droits les plus fondamentaux des droits de la personnalité, le droit à la vie privée échappe encore à une définition formelle. Il est possible cependant de relever les composantes du droit au respect de la vie privée, lesquelles sont relativement précises. Il s'agit du droit à l'anonymat et à l'intimité ainsi que le droit à l'autonomie dans l'aménagement de sa vie personnelle et familiale ou encore le droit au secret et à la confidentialité. On inclut le droit à l'inviolabilité du domicile, à l'utilisation de son nom, les éléments relatifs à l'état de santé, la vie familiale et amoureuse, l'orientation sexuelle. En fait, la vie privée représente une «constellation de valeurs concordantes et opposées de droits solidaires et antagonistes, d'intérêts communs et contraires» évoluant avec le temps et variant d'un milieu culturel à un autre. Le droit à la solitude et le droit à l'anonymat sont reconnus de façon constante, comme éléments essentiels de la vie privée.[4] [32] En l’espèce, ce droit au respect de la vie privée, invoqué par monsieur Roy, est mis en opposition avec la liberté de la presse, dont se réclament la Corporation Sun Media et son photographe. [33] En démocratie, cette liberté de la presse est fondamentale : Les valeurs sur lesquelles se fonde la liberté de la presse, comme la liberté d'expression, comprennent la recherche de la vérité. La presse favorise cette recherche en présentant des reportages sur des faits et des opinions et en offrant ses commentaires sur des événements et des idées activités essentielles au fonctionnement de notre démocratie, qui est fondée sur les reportages et les échanges d'idées faits en toute liberté. La presse agit en tant que représentante du public en surveillant les institutions gouvernementales, juridiques et sociales et en faisant des reportages sur celles-ci […]. La liberté de la presse est importante également pour la participation au sein de la collectivité et l'accomplissement personnel. On n'a qu'à penser au rôle du journal d'une collectivité pour faciliter la participation au sein de celle-ci ou à celui des publications sur les arts, les sports et les politiques d'intérêt public pour se rendre compte de l'importance de la liberté de la presse dans la réalisation de ces objectifs.[5] [34] Il importe d’étudier la portée de ces deux droits fondamentaux avant d’apprécier leurs limites respectives. Le droit au respect de la vie privée [35] Au Québec, le droit au respect de la vie privée est l’objet d’une protection enviable. La Charte des droits et libertés de la personne[6], qui « jouit d’un statut particulier, de nature quasi constitutionnelle »[7], l’inscrit d’ailleurs au rang des « Libertés et droits fondamentaux » : 5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée. [36] Le Code civil du Québec[8](« C.c.Q. ») comporte également des dispositions qui assurent la protection de la vie privée des citoyens : 3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée. 35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée. Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise. [37] L’article 36 C.c.Q. énonce pour sa part certaines situations où le droit au respect de la vie privée risque d’être compromis : 36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants: 1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit; 2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée; 3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés; 4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit; 5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l'information légitime du public; 6° Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels. [38] Par la mention de l’adverbe « notamment », il est acquis que cette disposition ne constitue pas une énumération exhaustive des atteintes susceptibles d’être portées au droit au respect de la vie privée.[9] En effet, « [l]e droit au respect de la vie privée est un droit d’application et d’interprétation contextuelles ».[10] [39] Définir la portée de la protection de la vie privée est une question d’attentes raisonnables.[11] Le Tribunal est ainsi appelé à déterminer si une personne raisonnable et bien informée, placée dans la même situation que monsieur Roy, aurait des attentes en matière de respect de sa vie privée.[12] Le droit à l’intimité [40] Il importe de rappeler que « [l]a demeure d’une personne constitue le lieu privilégié de sa vie privée »[13] de telle sorte que « l'inviolabilité du domicile est au cœur même de ce droit à la vie privée ».[14] L’article 7 de la Charte québécoise affirme d’ailleurs que « [l]a demeure est inviolable ». [41] En fait, « [u]ne maison d’habitation constitue sans doute l’endroit où l’attente raisonnable d’une personne en matière de vie privée est la plus élevée »[15], « l’expectative légitime de vie privée à domicile étant à son summum »[16]: Il n'existe aucun endroit au monde où une personne possède une attente plus grande en matière de vie privée que dans sa « maison d'habitation ».[17] [42] Toutefois, ces attentes sont infiniment moins grandes à l’extérieur de la maison, surtout si celle-ci est visible et librement accessible à partir de la voie publique et qu’aucun aménagement particulier ne la place à l’abri des regards. Le droit à l’anonymat [51] Si la publication de la photographie de la maison de monsieur Roy ne compromet pas sérieusement sa vie privée, le fait d’y adjoindre erronément un texte qui donne à penser qu’un acte criminel y a été commis est de nature à attirer l’attention du public sur son propriétaire. [52] La preuve révèle d’ailleurs que la parution de la manchette « Attaque sauvage à Beauport », escortée d’une photographie à partir de laquelle la maison de monsieur Roy était facilement identifiable, a semé un certain émoi chez ses proches et certaines de ses connaissances. [55] Ceci dit, les rumeurs ainsi générées par la juxtaposition erronée de la photographie de sa maison à une manchette portant sur un authentique acte criminel ont troublé la quiétude de monsieur Roy. [56] Par le fait involontaire des défendeurs, il est devenu, pendant une brève période, un « sujet de discussion » dans son entourage immédiat, éprouvant ainsi le déplaisir d’être projeté, bien malgré lui, sous les feux de la rampe. [57] À titre de droit fondamental, le droit à la sauvegarde de sa vie privée doit recevoir une interprétation large.[30] C’est ainsi que les tribunaux en ont inféré un « droit à l’image ».[31] Il n’est pas exclus qu’il emporte aussi, en fonction du contexte, une sorte de « droit à la tranquilité de l’existence »[32] auquel la sortie forcée d’un individu de sa « zone d’anonymat » peut possiblement porter atteinte. B) La liberté de la presse [59] L’article 3 de la Charte québécoise inscrit au rang des libertés fondamentales « la liberté d’expression », dont la liberté de la presse est une composante indispensable. Ces libertés « jouent un rôle essentiel et inestimable dans notre société ».[34] [61] La liberté de la presse emporte, comme corollaire, un droit à l’information. L’article 44 de la Charte québécoise reconnaît ainsi que « [t]oute personne a droit à l’information, dans la mesure prévue par la loi ». [64] À l’ère d’Internet, du multimédia et de l’information continue, le travail des médias écrits s’accomplit dans des conditions où leur capacité de traiter rapidement et en quantité importante les faits d’actualité est plus que jamais sollicitée : La diffusion des nouvelles est tributaire des opérations de composition, d’impression et de distribution qui prennent du temps; il est difficile, sinon impossible, d’insérer une nouvelle importante survenue en soirée ou dans la nuit, si bien que les journaux imprimés sont souvent en retard sur la radio, la télévision et Internet.[39] [65] Mis en concurrence avec des médias électroniques ou numériques dont la capacité de réaction aux événements de l’actualité est presque instantanée, les journaux écrits sont confrontés à des impératifs temporels sans précédent, ce qui peut accroître les risques d’erreurs. [66] Toutefois, dans l’accomplissement de leur travail, les journalistes et les photographes n’ont pas à atteindre l’idéal de la perfection : Les journalistes ne sont pas tenus à un critère de perfection absolue; ils sont astreints à une obligation de moyens. D’une part, le fait qu’un journaliste diffuse des renseignements erronés n’est pas déterminant en matière de faute. D’autre part, un journaliste ne sera pas nécessairement exonéré de toute responsabilité simplement parce que l’information diffusée est véridique et d’intérêt public. Si, pour d’autres raisons, le journaliste n’a pas respecté la norme du journaliste raisonnable, les tribunaux pourront toujours conclure à l’existence d’une faute.[40] [67] D’une certaine façon, les articles 4 et 5 de la Loi sur la Presse reconnaissent le droit à l’erreur en permettant au Journal et ses collaborateurs[41], sur avis préalable de trois jours, de publier une rétractation : 4. Si le journal, dans le numéro publié le jour ou le lendemain du jour qui suit la réception de cet avis, se rétracte d'une manière complète et justifie de sa bonne foi, seuls les dommages-intérêts en réparation du préjudice réellement subi peuvent être réclamés. 5. Telle rétractation doit être publiée par le journal gratis et dans un endroit du journal aussi en vue que l'article incriminé. C) Limites raisonnables et pondération des droits [69] Qu’il s’agisse de la liberté de la presse ou du droit au respect de la vie privée, ni l’une ni l’autre n’a une portée absolue. [70] L’article 9.1 de la Charte québécoise prévoit que « [l]es libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec ». [71] Quand deux droits quasi constitutionnels s’entrechoquent dans un litige privé, comme c’est le cas en l’espèce, cette disposition appelle généralement à procéder « à un exercice de pondération ou de conciliation »[44]: Le droit au respect de la vie privée comme la liberté d’expression doivent recevoir une interprétation conforme aux dispositions de l’art. 9.1de la Charte québécoise. Pour y parvenir, il faut décider de la pondération de ces deux droits. Le droit du public à l’information, soutenu par la liberté d’expression, impose des limites au droit au respect de la vie privée dans certaines circonstances. Ceci tient au fait que l’expectative de vie privée est réduite dans certains cas.[45] [74] En associant une photographie de la maison de monsieur Roy à une manchette relatant que les occupants y ont subi une attaque au poivre de Cayenne, le Journal de Québec a commis une erreur. [75] Celle-ci a eu pour effet d’attirer l’attention des proches et des connaissances de monsieur Roy sur lui, certains s’inquiétant pour sa santé, d’autres préjugeant même qu’il ait pu être l’objet d’un « règlement de comptes ». [76] La quiétude de sa vie privée a ainsi été momentanément perturbée, monsieur Roy devant rectifier les faits et dissiper tantôt les inquiétudes, tantôt les doutes auprès des gens qui le connaissent. [77] Ceci dit, la démarche qu’il a priorisée pour rétablir les faits a contribué jusqu’à un certain point à faire durer ces inconvénients. Plutôt que de contacter rapidement la rédaction du Journal de Québec pour l’informer de la méprise, il a préféré recourir aux services d’un avocat. [78] Si c’était là son droit le plus strict[48], il reste qu’il s’est ainsi écoulé plus de 15 jours avant que le rédacteur en chef ne soit informé de l’erreur commise. [79] La réaction du Journal de Québec a ensuite été irréprochable eu égard aux exigences posées par la Loi sur la Presse.[49] D’une part, elle a publié une rétractation complète à l’intérieur du délai de deux jours prévu par l’article 4. D’autre part, l’erratum fut publié « dans un endroit du journal aussi en vue que l’article incriminé », tel que l’exige l’article 5, et ce, dans un format encore plus grand. [81] En clair, un journaliste ou un photographe ne commet pas forcément une faute du seul fait de diffuser des renseignements erronés. Un professionnel de l’information raisonnable peut, de bonne foi, commettre une erreur sans que celle-ci ne résulte d’un « comportement fautif ».[51] [82] En l’espèce, il est possible que monsieur Roy ait subi un préjudice, quoique minime, mais cela ne suffit pas à lui donner droit à une indemnité : « La preuve du préjudice ne permet pas de présumer qu’une faute a été commise ».[52] [83] À la lumière de l’ensemble des circonstances, le Tribunal estime que les « valeurs démocratiques », « l’ordre public » et le « bien-être général des citoyens du Québec » sont ici mieux servis par la reconnaissance d’un certain droit à l’erreur favorable à la presse et au droit du public à l’information. Il s’agit là d’une « fin légitime » qui doit l’emporter sur une atteinte somme toute négligeable au droit au respect de la vie privée : Le droit à la vie privée […] n'est pas absolu. Il est balisé par une série de limites et sa mise en œuvre appelle un équilibre avec d'autres droits fondamentaux dont le droit du public à l'information. On ne pourrait donc qualifier d'illicite ou fautive la violation du droit à la vie privée, s'il existe une justification raisonnable, une fin légitime ou encore si l'on peut conclure au consentement par la personne à l'intrusion dans sa vie privée.[53] [84] En somme, les faits ne laissent pas voir une « atteinte illicite »[54], c’est-à-dire « injustifiée »[55], au droit de monsieur Roy au respect de sa vie privée. La question en litige appelle donc ici une réponse négative. [85] Enfin, vu les circonstances particulières de la présente affaire, chaque partie assumera ses propres frais de justice. Dernière modification : le 13 décembre 2017 à 14 h 12 min.