Extraits pertinents :

[1]   Gérant du Peep Show de la rue Sainte-Catherine à Montréal, Khaled Rabai (Rabai)[1] reproche aux policiers défendeurs d'avoir tenté de l'intimider, d'avoir porté atteinte à sa vie privée et à sa réputation et de l'avoir harcelé suite à une intervention policière musclée où un client fut arrêté au commerce, puis relâché sans être accusé d'avoir commis une infraction quelconque.

Les faits

[2]   Le Peep Show situé au 1001, rue Sainte-Catherine Est à Montréal, est un cinéma où les clients, essentiellement homosexuels, peuvent s'isoler dans une cabine pour visionner des films érotiques ou pornographiques. Rabai y travaille à titre de gérant depuis plusieurs années.

[3]   Ce commerce est bien connu des policiers du poste de quartier 21 (PDQ 21) car il est situé dans un secteur chaud de la ville reconnu pour le trafic et la consommation de drogue, ainsi que pour la prostitution[2]. Le Peep Show n'échappe pas à ces activités illicites.

[8]   Le 9 octobre 2008, les agents Di Tota, Laroche, Bouchard, Bou Matar et Lessard se présentent au Peep Show. Sur place, ils entendent des bruits suspects provenant d'une cabine. Ils croient que quelqu'un est agressé. Ils décident d'intervenir et procèdent à l'arrestation d'un client, S. P. L'arrestation nécessite l'intervention d'au moins trois policiers.

[9]   Après enquête, les policiers constatent que S. P. n'a rien fait de mal et le libèrent sur place. S. P. est manifestement mécontent.

[10]  L'intervention policière a été filmée par l'une des caméras internes du Peep Show. Tous les policiers du MAP savent que les lieux sont filmés.

[11] Au moment de l'intervention, ni Rabai ni Annie Lavoie (Lavoie) ne sont sur les lieux. Lavoie est alors au PDQ 21 et rédige des rapports de sources. Elle entend dire qu'il y a eu de l'action au Peep Show mais elle n'a pas de détails.

L'informateur R. V.[4]

[12] À la fin de son quart de travail, elle va prendre une bière avec un collègue de travail. À son retour au poste, elle passe près d'une auto-patrouille et un homme (R. V.) qui vient d'être arrêté pour bris de probation l'interpelle[5]. Il veut lui parler de ce qui se passe au Peep Show. Il raconte à Lavoie qu'un employé d'origine arabe exige une commission des prostitués et des clients afin de leur donner accès aux cabines. Il y aurait également du recel de biens volés aux clients par les prostitués.

[13]  Le lendemain, lorsqu'elle débute son quart de travail, elle communique avec l'enquêteur Pierre Gélinas (Gélinas) lequel a déjà travaillé au PDQ 21. Gélinas est à la section moralité et alcool du SPVM. Il s'occupe également de la prostitution de rue et de la sollicitation. Sachant que Gélinas s'intéresse au Peep Show, Lavoie lui communique l'information obtenue la veille de R. V. et veut savoir si Gélinas va donner suite à cette information. Elle lui confirme l'information dans un courriel qu'elle lui transmet peu après leur conversation[6].

Le projet d'enquête

[14]  Gélinas souhaite mettre sur pied un projet commun d'enquête avec le MAP du PDQ 21 afin de régler le problème de prostitution et de recel au Peep Show. Puisque le nom de Rabai revient continuellement dans son enquête, il a besoin d'une photographie de l'individu pour mettre sur pied son projet.

[137]   Dans un deuxième temps, le Tribunal devra déterminer si la photographie prise par Lavoie a porté atteinte à la vie privée de Rabai.

  1. B)        Deuxième question en litige

[170]  La photographie prise par Lavoie a-t-elle porté atteinte à la vie privée de Rabai?

[171]  […]  Or, dans l'arrêt Aubry, ce sont les articles 59.1 et 49 de la Charte des droits et libertés de la personne[33]qui étaient pertinents:

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

9.1. Les libertés et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.

La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l'exercice.

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charteconfère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.

[172]  De plus, il invoque les articles 35 et 36 du Code civil du Québec (C.c.Q.):

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise.

36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants:

1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;

2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;

3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés;

4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;

5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l'information légitime du public;

6° Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels.

[176]   Examinons plus en détail ce qui en est. Les parties se sont limitées à la Charte québécoise et au Code civil. Elles auraient pu également invoquer les articles 8 et 1 de la Charte canadienne des droits et libertés.

[177]   Le Tribunal doit tout d'abord déterminer s'il y a eu atteinte à la vie privée de Rabai. Subsidiairement, il faudra se demander si l'atteinte est justifiée dans les circonstances.

[178]   Le législateur a prévu à l'article 36 par. 3 C.c.Q. que la captation ou l'utilisation de l'image d'un individu, lorsqu'il se retrouve dans des lieux privés, peut constituer une atteinte à la vie privée. Le législateur fait la distinction entre la captation et l'utilisation de l'image. Nous sommes ici dans le contexte d'une captation et non de l'utilisation de l'image d'un individu. C'est pourquoi l'article 36 par. 5 C.c.Q. ne s'applique pas.

[182]  Il est important d'examiner la situation dans son contexte global afin de déterminer si Rabai avait une expectative raisonnable de vie privée alors qu'il est au Peep Show.

[183]     Le Tribunal entend d'abord examiner la situation suivant un contexte objectif, puis subjectif. Il faut voir si Rabai était objectivement en droit de s'attendre au respect de sa vie privée dans les circonstances et, d'autre part, si toute personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances, pouvait penser subjectivement avoir une telle expectative de vie privée.

[185]     Les tribunaux ont déjà estimé que des lieux – comme un bar ou une discothèque – sont considérés comme étant des lieux publics[37]. De telles décisions nous permettraient d’appliquer le degré amoindri d’attente de vie privée.

[187]  L'attente raisonnable de vie privée serait diminuée – sans toutefois être annulée – lorsque l'unique but recherché par les policiers, lors d'une séance de photographie, est de mettre à jour une banque d'information concernant des groupes criminels dont fait partie le suspect[40].

[189]  En se tenant à cet endroit, Rabai ne pouvait personnellement et subjectivement même s’imaginer être en droit de s'attendre à un grand respect à la vie privée.

[190]  Qui plus est, le Peep Show recevait presque quotidiennement la visite des policiers qui venaient contrôler les activités illégales qui s’y produisaient. Rabai qui y est gérant, traitait avec les policiers sur ces événements. De plus, les policiers disposaient d'informations à l'effet que des activités illégales étaient tolérées, voire même encouragées par Rabai et les autres employés. Rabai était également suspecté d'y participer notamment à titre de proxénète et receleur.

[191]   Rabai devait donc s’attendre subjectivement à ce qu'un jour les policiers prennent sa photographie pour des fins d’identification. À ce sujet, le juge Michel Simard de la Cour du Québec a déjà écrit:

(…) dans ce contexte de cueillette d'informations, dans un simple but d'identification et non pour un motif d'échafauder une preuve accablante en regard d'un crime commis, l'attente raisonnable à la vie privée se voit pour le moins diminuée, sans toutefois être annulée. Et a contrario, l'utilisation de photographies pour une poursuite criminelle aurait alors pour effet de faire augmenter le degré de [sic] telle attente (…)[41].

(Notre soulignement)

[192]  Pour toutes ces raisons, le Tribunal croit qu'une personne raisonnable, placée dans la même situation que Rabai, n’aurait pu raisonnablement croire avoir une grande expectative de vie privée dans le présent contexte.

[198]  Pour toutes ces raisons, l’expectative de vie privée de Rabai, dans les circonstances en l'espèce, est à ce point réduite qu'elle ne peut empêcher effectivement la prise légale de photographies, d'autant plus qu'objectivement, une personne raisonnable placée dans la même situation n'aurait jamais cru détenir une telle expectative de vie privée empêchant cette action.

[199]     Lavoie avait donc le droit de prendre la photographie de Rabai, dans la mesure où elle ne sert qu’aux dossiers informatifs des policiers.

POUR TOUS CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

REJETTE l'action.

LE TOUT avec dépens.


Dernière modification : le 2 décembre 2017 à 14 h 43 min.