Extraits pertinents :

La GRC a eu recours à un avion muni d’un appareil photo qui utilise un système infrarouge à vision frontale (« FLIR ») pour survoler la propriété de l’accusé.  La technique FLIR permet d’enregistrer des images de l’énergie thermique ou de la chaleur émanant d’un édifice.  Elle ne permet pas, à ce stade de développement, de déterminer la nature de la source de chaleur dans l’édifice ni de « voir » à travers les surfaces externes d’un édifice.  La GRC a pu obtenir un mandat de perquisition de la maison de l’accusé sur le fondement des résultats de l’image FLIR et des renseignements fournis par deux informateurs.  Dans la maison, la GRC a trouvé une quantité importante de marijuana et plusieurs armes à feu.  L’intimé a été accusé de diverses infractions reliées à la drogue et aux armes à feu.  Au procès, il a fait valoir sans succès que le vol FLIR portait atteinte à son droit à la protection contre les fouilles, perquisitions ou saisies abusives garanti par l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, et il a été déclaré coupable.  La Cour d’appel a annulé les déclarations de culpabilité.  Elle a conclu que le recours à la technique FLIR équivalait à une perquisition de sa résidence, et que cette perquisition sans mandat portait atteinte à son droit garanti par l’art. 8.  La cour a conclu qu’il aurait fallu exclure les éléments de preuve et acquitter l’accusé relativement à tous les chefs d’accusation.

Arrêt : Le pourvoi est accueilli.  Le vol FLIR ne portait pas atteinte au droit constitutionnel de l’accusé à la protection contre les fouilles, perquisitions ou saisies abusives.

Peu de choses revêtent autant d’importance pour notre mode de vie que l’étendue du pouvoir conféré à la police d’entrer dans la maison d’un citoyen canadien, de porter atteinte à sa vie privée et même à son intégrité corporelle sans autorisation judiciaire.  Prenant appui sur les fondements de la common law, l’art. 8 de la Charte crée pour « chacun » des zones d’autonomie personnelle dans lesquelles les agents de l’État, et notamment les policiers, ne peuvent pas entrer sans autorisation.  Ces zones sont maintenant réunies sous l’appellation générale de « vie privée ».  En même temps, la vie économique et sociale crée des demandes concurrentes.  Les citoyens tiennent à leur vie privée, mais ils veulent également être protégés.  La répression du crime et la sécurité sont des préoccupations légitimes tout aussi valables.  Ainsi, l’art. 8 de la Charte reconnaît la validité des fouilles, perquisitions et saisies non abusives.

La vie privée étant une notion protéiforme, il est difficile de fixer la limite du « caractère raisonnable ».  La distinction entre les aspects du droit à la vie privée en ce qui a trait aux lieux ou à l’information peut nous aider dans les  circonstances de l’espèce.  La Cour d’appel a considéré que l’imagerie FLIR équivalait à une perquisition à la résidence de l’accusé, où « l’État doit manifester le plus grand respect » du droit à la vie privée, mais il est plus exact d’y voir un mode de surveillance externe de la maison en vue d’obtenir des renseignements au sujet de la maison, à partir desquels il sera ou non possible de faire des déductions sur ce qui se passe à l’intérieur, selon les autres renseignements dont dispose la police.  L’utilisation du dispositif FLIR n’équivaut pas à une intrusion.  Comme l’aspect qui a trait à l’information doit primer, il faut déterminer la limite du caractère raisonnable en insistant sur la nature et la qualité des renseignements produits par la technique FLIR existante et en analysant ensuite leur incidence sur le droit de l’accusé en matière d’attente raisonnable de vie privée.

La technique FLIR ne peut, à ce stade de son développement, permettre de déduire l’activité précise qui produit la chaleur.  L’accusé avait un droit à la vie privée afférent aux activités qui se déroulaient dans sa résidence, et il faut présumer qu’il avait à l’égard de ces activités une attente subjective en matière de vie privée dans la mesure où ces activités étaient l’objet de l’image FLIR.  Le fait que l’image obtenue par la technique FLIR ait montré la résidence de l’intimé constitue un facteur important, mais il n’est pas déterminant; il importe de l’examiner en contexte et en particulier, dans la présente affaire, en relation avec la nature et la qualité de l’information à laquelle la police avait accès grâce à la technique FLIR.  Tout ce que l’image FLIR montre se trouve sur les surfaces extérieures de l’édifice et, en ce sens, cette image n’enregistre que des renseignements offerts à la vue du public.  Même si l’information au sujet de la distribution de la chaleur n’était pas visible à l’œil nu, le profil thermique obtenu à l’aide du dispositif FLIR n’a pas révélé des détails intimes sur le mode de vie de l’accusé ou des renseignements d’ordre biographique le concernant.  Il indiquait seulement que certaines activités à l’intérieur de la maison généraient de la chaleur.

Ainsi, si l’on considère « l’ensemble des circonstances », le recours à la technique FLIR ne constituait pas une intrusion dans la sphère raisonnable de vie privée de l’accusé.  La façon dont la chaleur est distribuée sur les surfaces externes d’une maison n’est pas un renseignement à l’égard duquel, objectivement, l’accusé avait une attente raisonnable en matière de vie privée.  Le renseignement concernant la distribution de la chaleur ne révélait rien sur sa vie privée et sa divulgation n’a guère influé sur « sa dignité, son intégrité et l’autonomie de sa personne ».

Version française du jugement de la Cour rendu par

1  LE JUGE BINNIE — Dans le présent pourvoi, nous devons examiner quelques‑unes des limites posées à la capacité de l’État de surveiller nos résidences à l’aide de techniques de pointe, sans avoir obtenu d’abord un mandat décerné sur la base de motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été commise.

3 La police a déduit de l’image FLIR et d’autres éléments de preuve que l’intimé cultivait de la marijuana dans sa résidence.  L’intimé affirme que le recours à la technique FLIR équivalait à une perquisition de sa résidence, et que cette perquisition sans mandat portait atteinte à son droit à la protection contre les fouilles, perquisitions ou saisies abusives garanti par l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés.  La Cour d’appel de l’Ontario lui a donné raison.  Selon nous, la conclusion de la Cour d’appel est erronée et le pourvoi doit être accueilli.

I. Les faits

5 Le 29 avril 1999, la police a utilisé un avion de la GRC équipé d’une caméra FLIR pour survoler les édifices.  La technique FLIR permet d’enregistrer des images de l’énergie thermique ou de la chaleur émanant d’un édifice.  Une fois que les données de base sont calibrées, les zones froides apparaissent dans des teintes foncées et les zones chaudes sont représentées par des teintes plus pâles.  Le dispositif d’imagerie FLIR ne permet pas, à ce stade de développement, de déterminer la nature de la source de chaleur dans l’édifice.  Il ne permet pas de distinguer à partir de la chaleur que diffuse un mur extérieur si la source provient d’un sauna, d’un four à poterie, d’un grille-pain en surchauffe ou d’une lampe halogène.  Bref, le dispositif FLIR ne peut « voir » à travers les surfaces externes d’un édifice.  (Aux É.‑U., on parle d’un système « off-the-wall » par opposition à un système « through-the-wall ».)  Toutefois, la quantité substantielle de chaleur générée par la culture de la marijuana doit éventuellement s’échapper du bâtiment.  La caméra FLIR produit une image de la distribution des fuites de chaleur à un niveau de détail indiscernable à l’œil nu.  Une image FLIR, combinée à d’autres renseignements, peut contribuer à donner à la police des motifs raisonnables de croire qu’une maison abrite une opération de culture de marijuana.

6 C’est ce qui s’est passé en l’espèce.  La GRC a pu obtenir un mandat sur le fondement des résultats de l’image FLIR de la maison de l’intimé et des renseignements fournis par les deux informateurs.  Lorsque les agents de la GRC ont pénétré dans la maison, ils ont trouvé une quantité importante de marijuana, deux balances, des sacs à congélation et plusieurs armes à feu.  La valeur de revente de la marijuana oscillait entre 15 000 et 22 500 $.  L’intimé a été accusé de diverses infractions.  Il a opposé comme moyen de défense que le vol FLIR portait atteinte à ses droits garantis par la Charte et que la police n’aurait jamais dû obtenir un mandat de perquisition fondé en partie sur l’image FLIR.  Par conséquent, en l’absence d’un mandat de perquisition valide, il prétend qu’il fallait exclure les éléments de preuve recueillis dans la maison et prononcer son acquittement puisqu’il ne restait pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer les déclarations de culpabilité.

III. Analyse 

12 La protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives garantie par l’art. 8 de la Charte est un élément fondamental de la relation entre l’État et le citoyen.  Selon cet article :

  1. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

13 Peu de choses revêtent autant d’importance pour notre mode de vie que l’étendue du pouvoir conféré à la police d’entrer dans la maison d’un citoyen canadien, de porter atteinte à sa vie privée et même à son intégrité corporelle sans autorisation judiciaire.  Comme le juge La Forest l’a affirmé dans R. c. Dyment1988 CanLII 10 (CSC)[1988] 2 R.C.S. 417, p. 427-428, « [l]’interdiction qui est faite au gouvernement de s’intéresser de trop près à la vie des citoyens touche à l’essence même de l’État démocratique.

15 Peut-être qu’un long voyage spirituel sépare le vibrant plaidoyer de Pitt de la tentative de l’intimé de mettre une culture de marijuana à l’abri dans le sous‑sol de sa maison de Kingsville en Ontario, mais le principe reste le même.  Prenant appui sur les fondements de la common law, l’art. 8 de la Charte crée pour « [c]hacun » des zones d’autonomie personnelle dans lesquelles « toutes les forces de la Couronne » ne peuvent pas entrer.  Ces zones sont maintenant réunies sous l’appellation générale de « vie privée », mais le juge Dickson (plus tard Juge en chef) s’est prudemment gardé, dans l’arrêt Hunter c. Southam Inc.1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 159, d’exclure de l’objet de l’art. 8 la protection « d’autres droits que le droit à la vie privée » :

À l’instar de la Cour suprême des États‑Unis, j’hésiterais à exclure la possibilité que le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives protège d’autres droits que le droit à la vie privée mais, pour les fins du présent pourvoi, je suis convaincu que la protection qu’il offre est au moins aussi étendue.

16  La plupart des règles de droit applicables en cette matière trahissent leur rattachement au droit relatif à la violation de la propriété.  Autrefois, la vie privée était associée à la propriété privée et la possession de cette propriété constituait une protection contre les intrus.  Si les droits de propriété privée étaient respectés et que les rideaux des maisons étaient tirés (ou les ponts-levis des châteaux, levés), les mandataires du roi pouvaient observer à distance, mais ils ne disposaient d’aucun moyen de savoir ce qui se passait à l’intérieur.  La protection offerte par les droits de propriété a diminué à mesure que la technologie a progressé.  L’écoute électronique, par exemple, peut être mise en œuvre à distance sans intrusion physique.  Les images FLIR peuvent être prises d’un avion.  Les tribunaux ont hésité à accepter l’idée que l’aire de protection de la vie privée doit rétrécir à mesure que la technologie se développe.  Ils ont plutôt reconnu que les droit en matière de propriété privée servaient, dans une certaine mesure, de véhicule au droit à la vie privée que conférait à l’origine la propriété d’un bien et, par conséquent, à mesure qu’augmentait la capacité technique de l’État de fureter, l’idée d’une aire de vie privée protégée s’est précisée et développée.  C’est ainsi que notre Cour a adopté, dans l’arrêt Hunter c. Southam, précité, le point de vue selon lequel l’art. 8 « protège les personnes et non les lieux » (p. 159).  Voir également R. c. Thompson1990 CanLII 43 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1111, p. 1142.

A.  La recherche d’un équilibre

17  En même temps, la vie économique et sociale crée des demandes concurrentes.  Les citoyens tiennent à leur vie privée, mais ils veulent également être protégés.  La répression du crime et la sécurité sont des préoccupations légitimes tout aussi valables.  Ainsi, l’art. 8 de la Charte reconnaît la validité des fouilles, perquisitions et saisies non abusives.  Il faut établir un équilibre, comme le juge Dickson l’a indiqué dans Hunter c. Southam, précité,  p. 159-160 :

. . . il faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi.

B. L’attente raisonnable en matière de vie privée

19  La Cour a donc très tôt adopté à l’égard de l’art. 8 une méthode téléologique axée principalement sur le respect de la vie privée.  « La garantie de protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives ne vise qu’une attente raisonnable » : Hunter c. Southam, précité, p. 159 (souligné dans l’original).  Étant donné l’ensemble déconcertant de techniques différentes (existantes ou en développement) qui s’offrent à la police, il ne serait guère réaliste d’appliquer l’autre méthode consistant à établir un « catalogue » judiciaire de ce qui est ou n’est pas permis par l’art. 8.  La méthode fondée sur des principes a été précisée dans l’arrêt R. c. Edwards1996 CanLII 255 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 128, par. 45, où le juge Cory, en indiquant qu’il fallait tenir compte de « l’ensemble des circonstances », a insisté sur l’importance de l’existence d’une attente subjective en matière de vie privée, et sur l’importance du caractère raisonnable de l’attente sur le plan objectif.

20 Dans le cadre du principe général ainsi formulé, la jurisprudence est parvenue à distinguer un certain nombre d’aspects du droit à la vie privée que protège l’art. 8, notamment des aspects qui ont trait à la personne, aux lieux et à l’information.

21 La vie privée qui a trait à la personne peut le plus fortement prétendre à une protection constitutionnelle parce qu’elle protège l’intégrité corporelle et plus particulièrement le droit de refuser toute palpation ou exploration corporelle qui dévoilerait des objets ou des matières qu’une personne veut dissimuler.  L’État ne peut effectuer de fouille à nu sans mandat sauf si elle est accessoire à une arrestation légale et si elle est effectuée de façon non abusive (R. c. Golden[2001] 3 R.C.S. 6792001 CSC 83 (CanLII), par. 90-92), dans des cas où la police a des motifs raisonnables de croire que la fouille à nu est nécessaire dans les circonstances particulières de l’arrestation (par. 98).  La police ne peut pas non plus prélever sans autorisation des échantillons de substances corporelles : R. c. Stillman1997 CanLII 384 (CSC)[1997] 1 R.C.S. 607.

22 La notion initiale de la vie privée qui a trait aux lieux ([TRADUCTION] « la maison de chacun est pour lui son château et sa forteresse » : Semayne’s Case, [1558-1774] All E.R. Rep. 62 (1604), p. 63) a évolué pour faire place à une hiérarchie plus nuancée visant d’abord la vie privée dans la résidence, le lieu où nos activités les plus intimes et privées sont le plus susceptibles de se dérouler (Evans, précité, par. 42; R. c. Silveira,1995 CanLII 89 (CSC)[1995] 2 R.C.S. 297, par. 140, le juge Cory : « —i—l n’existe aucun endroit au monde où une personne possède une attente plus grande en matière de vie privée que dans sa “maison d’habitation” »; R. c. Feeney1997 CanLII 342 (CSC)[1997] 2 R.C.S. 13, par. 43), puis, dans une moindre mesure, dans le périmètre entourant la résidence (R. c. Kokesch1990 CanLII 55 (CSC)[1990] 3 R.C.S. 3; R. c. Grant1993 CanLII 68 (CSC)[1993] 3 R.C.S. 223, p. 237 et 241; R. c. Wiley1993 CanLII 69 (CSC)[1993] 3 R.C.S. 263, p. 273), dans les locaux commerciaux (Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce)1990 CanLII 135 (CSC)[1990] 1 R.C.S. 425, p. 517-519; R. c. McKinlay Transport Ltd.1990 CanLII 137 (CSC)[1990] 1 R.C.S. 627, p. 641 et suiv.), dans les véhicules privés (Wise, précité, p. 533; R. c. Mellenthin1992 CanLII 50 (CSC)[1992] 3 R.C.S. 615), dans les écoles (R. c. M. (M.R.)1998 CanLII 770 (CSC)[1998] 3 R.C.S. 393, par. 32), et même, au bas de l’échelle, dans les prisons (Weatherall c. Canada (Procureur général)1993 CanLII 112 (CSC)[1993] 2 R.C.S. 872, p. 877).  Cette hiérarchie des lieux n’est pas contraire au principe sous-jacent selon lequel l’art. 8 protège « les personnes et non les lieux », mais elle emploie la notion de lieu comme instrument d’évaluation du caractère raisonnable de l’attente en matière de vie privée.

24 La distinction entre les aspects du droit à la vie privée selon qu’ils ont trait à la personne, aux lieux ou à l’information nous fournit des outils d’analyse utiles, mais dans une affaire donnée, bien sûr, divers aspects peuvent se recouper.  En l’espèce, par exemple, c’est l’aspect qui a trait à l’information qui domine (les renseignements concernant les activités du défendeur), mais l’aspect qui a trait au lieu intervient aussi parce que, même si la police n’est pas effectivement entrée chez l’accusé, c’est dans sa maison que se déroulaient les activités qui intéressaient les forces de l’ordre.

25 La vie privée étant une notion protéiforme, il est difficile de fixer la limite du « caractère raisonnable ».  Dans l’arrêt Plant, précité, p. 293, le juge Sopinka a proposé la solution suivante relativement à l’aspect informationnel du droit à la vie privée :

Étant donné les valeurs sous‑jacentes de dignité, d’intégrité et d’autonomie qu’il consacre, il est normal que l’art. 8 de la Charte protège un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel que les particuliers pourraient, dans une société libre et démocratique, vouloir constituer et soustraire à la connaissance de l’État.  Il pourrait notamment s’agir de renseignements tendant à révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individu —Je souligne.—

27  La distinction entre les aspects du droit à la vie privée en ce qui a trait aux lieux ou à l’information peut nous aider à fixer la limite du « caractère raisonnable » dans les circonstances de l’espèce.  La juge Abella a considéré que l’imagerie FLIR équivalait à une perquisition à la résidence de l’accusé, où [TRADUCTION] « l’État doit manifester le plus grand respect » (par. 33) du droit à la vie privée, mais j’estime pour ma part qu’il est plus exact d’y voir un mode externe de collecte de renseignements au sujet de la maison, à partir desquels il sera ou non possible de faire des déductions sur ce qui se passe à l’intérieur, selon les autres renseignements qui sont disponibles.

29 En toute déférence, je suis d’avis qu’il faut déterminer la limite du caractère raisonnable en examinant les renseignements produits par la technique FLIR existante et en analysant ensuite leur incidence sur le droit en matière d’attente raisonnable de vie privée.  Si, comme on peut s’y attendre, les possibilités de la technique FLIR et d’autres techniques évoluent et entraînent des changements dans la nature et la qualité des renseignements obtenus, les circonstances seront différentes et les tribunaux devront se prononcer sur son incidence en matière de vie privée à ce moment-là, en fonction des faits qui leur seront alors présentés.

31 J’applique le critère de « l’ensemble des circonstances » formulé par le juge Cory dans l’arrêt Edwards et je réponds aux questions énumérées au par. 45 de cette décision, en les adaptant aux circonstances de la présente espèce.

(1)  L’intimé avait‑il une attente raisonnable en matière de vie privée?

32  Vu les faits en l’espèce, il faut répondre aux questions suivantes :

  1.  Quel est l’objet de l’image FLIR?
  2.  L’intimé possédait-il des droits sur l’objet de l’image FLIR?
  3.  L’intimé avait-il une attentesubjective en matière de vie privée relativement à l’objet de l’image FLIR?
  4.  Dans l’affirmative, cette attente était‑elleobjectivement raisonnable?  À cet égard, il faut tenir compte des éléments suivants :

A.l’endroit où la prétendue « perquisition » a eu lieu;

B. si l’objet était à la vue du public;

C. si l’objet avait été abandonné;

D. si des tiers possédaient déjà les renseignements; dans l’affirmative, ces renseignements étaient-ils visés par une obligation de confidentialité?

E. si la technique policière a porté atteinte au droit à la vie privée;

F. si le recours à la technique de surveillance était elle-même déraisonnable d’un point de vue objectif;

G. si le profil thermique obtenu à l’aide du dispositif FLIR a révélé des détails intimes sur le mode de vie de l’intimé ou des renseignements d’ordre biographique le concernant.

(2)  Si l’intimé avait une attente raisonnable en matière de vie privée en l’espèce, a‑t‑elle été violée par la conduite de la police?

33 Quant à la deuxième question, comme l’a signalé la juge Abella, selon la loi, il est clair que les perquisitions sans mandat sont présumées abusives en l’absence de situation d’urgence (Hunter c. Southam, précité; Collins, précité, p. 278; Evans, précité; et Grant, précité).  Toutefois, pour arriver à cette deuxième question, il faut auparavant que la première question ait reçu une réponse affirmative.

E. L’intimé avait‑il une attente raisonnable en matière de vie privée relativement à l’objet de l’image FLIR?

(1) Quel estl'objet d'une image FLIR ?

(...)

(2)   L’intimé possédait-il des droits sur l’objet de l’image?

(3)  L’intimé avait-il une attente subjective en matière de vie privée relativement à l’objet de l’image FLIR?

39  Le ministère public soutient que la fuite de chaleur à l’extérieur d’une résidence, comme la fumée s’échappant d’une cheminée ou les odeurs de cuisson sortant d’un ventilateur de cuisine, sont autant de renseignements volontairement communiqués.  Ainsi, selon le ministère public, l’intimé ne pouvait avoir d’attente subjective raisonnable en matière de vie privée relativement aux renseignements obtenus lors du vol FLIR.  Dans la mesure où elle pouvait être observée à l’œil nu, l’information brute avait été abandonnée au domaine public dans des circonstances telles que les simples observateurs ou passants n’assumaient aucune obligation de préserver la confidentialité des renseignements en question.

40 Il est vrai que nul ne saurait avoir d’attente raisonnable en matière de vie privée relativement à ce qu’il expose sciemment au public, ou à une partie du public, ou à ce qu’il abandonne dans un endroit public (R. c. Boersma1994 CanLII 99 (CSC)[1994] 2 R.C.S. 488Stillman, précité, par. 62, le juge Cory, par. 226, et la juge McLachlin (maintenant Juge en chef), dissidente; Evans, précité, par. 50, le juge Major, motifs concordants; Baron c. Canada1993 CanLII 154 (CSC)[1993] 1 R.C.S. 416, p. 453; Dyment, précité, p. 435; R. c. Monney1999 CanLII 678 (CSC)[1999] 1 R.C.S. 652, par. 45).

41 Cependant, je ne crois pas qu’on puisse dire que le fait de « laisser » s’échapper de la chaleur réfute une attente en matière de vie privée au sens où, par exemple, la Cour a décidé dans l’affaire R. c. Joyce (1996), 1996 CanLII 3040 (ON CA)95 O.A.C. 321 (C.A.), par. 4-5, que l’accusé avait « renoncé » à son droit à la vie privée afférent aux rebuts qu’il avait mis à la rue pour qu’ils soient ramassés.  Peu de gens pensent à cacher le profil de perte de chaleur de leur résidence, et ils auraient de la difficulté à le faire s’ils essayaient.  Je ne crois pas que l’intimé, qui vit dans un pays de fonte de neige et d’isolation domiciliaire plus ou moins bien faite, puisse revendiquer sérieusement un droit à la vie privée relativement au profil thermique des murs extérieurs exposés de son domicile.  La police, toutefois, s’intéressait nettement au « profil thermique », non pour le profil lui-même, mais pour ce qu’il pouvait révéler des activités se déroulant à l’intérieur de la résidence.  Dans la mesure où cet aspect est en cause, l’intimé conservait une attente subjective en matière de vie privée.

42 J’assortirais cette conclusion d’une réserve.  L’attente subjective en matière de vie privée a son importance, mais il ne faudrait pas utiliser trop rapidement son absence pour écarter la protection des valeurs d’une société libre et démocratique qu’offre l’art. 8.  À une époque où l’on peut facilement se procurer sur le marché des dispositifs de furetage de plus en plus diversifiés, le simple citoyen peut en venir à craindre (à tort ou à raison) que son téléphone soit placé sous écoute ou que son courrier personnel soit lu.  On peut se rappeler le témoignage du conspirateur Gordon Liddy qui disait, à l’enquête sur le Watergate, qu’il montait le volume de son appareil radio portatif pour masquer (ou couvrir) ses conservations privées parce qu’il craignait que des micros aient été placés par des groupes inconnus.  Que cette crainte ait été ou non justifiée, nous ne devrions pas nous souhaiter un tel climat.  Il faut donc réfuter toute affirmation selon laquelle la diminution de l’attente subjective en matière de vie privée se traduira automatiquement par une diminution correspondante de la protection constitutionnelle.  Affirmer qu’un particulier qui laisse ses ordures au ramassage n’a pas d’attente raisonnable en matière de vie privée à leur sujet est une chose.  Mais c’en est une toute autre de dire qu’une personne qui craint que son téléphone soit sur écoute n’a plus d’attente subjective en matière de vie privée et qu’elle ne peut plus de ce fait revendiquer la protection de l’art. 8 L’attente en matière de vie privée est de nature normative et non descriptive.

(4)   L’attente de l’intimé en matière de vie privée était‑elle objectivement raisonnable?

44 Si l’article 8 protège les personnes et non les lieux, le lieu de la perquisition influence grandement le caractère raisonnable de l’attente en matière de vie privée.  Le juge en chef Lamer l’exprime ainsi dans l’arrêt Wong, précité, p. 62 :

La nature de l’endroit où la surveillance a lieu sera toujours un facteur important dont il faudra tenir compte pour déterminer si la personne‑cible s’attend raisonnablement au respect de la vie privée dans les circonstances.  Ce facteur n’est toutefois pas déterminant.

Dans l’arrêt Kyllo c. United States, 553 U.S. 27 (2001), la Cour suprême des États‑Unis s’est fortement appuyée sur [TRADUCTION] « l’inviolabilité du foyer » (p. 37) pour déclarer inconstitutionnel le recours à la technique FLIR afin d’obtenir des images de l’extérieur d’une maison.  Nous n’allons pas aussi loin.  Le fait que l’image obtenue par la technique FLIR ait montré la résidence de l’intimé constitue certes un facteur important, mais il n’est pas déterminant; il importe de l’examiner en contexte et en particulier, dans la présente affaire, en relation avec la nature et la qualité de l’information à laquelle la police avait accès grâce à la technique FLIR.

47 Pourtant, la technique FLIR ne permet pas de « voir » à travers les murs.  De fait, elle ne permet même pas de « voir » à travers une fenêtre transparente.  Il ne s’agit pas de rayons X.  Tout ce que l’image FLIR montre se trouve sur les surfaces extérieures de l’édifice et, en ce sens, cette image n’enregistre que des renseignements offerts à la vue du public (bien que, sans appui technologique, le public ne puisse observer le profil thermique aussi minutieusement que le permet l’imagerie FLIR).

54 Bien que ma perception de l’objet diffère quelque peu de celle de la juge Abella en ce que, selon moi, il s’agit de renseignements au sujet de la maison obtenus de l’extérieur (le recours à la technique FLIR existante ne pouvant donner lieu à une « intrusion » réelle), je partage la préoccupation selon laquelle le droit à la vie privée « est étroitement lié à l’effet qu’une violation de ce droit aurait sur la liberté et la dignité de l’individu en cause » : Schreiber c. Canada (Procureur général)1998 CanLII 828 (CSC)[1998] 1 R.C.S. 841, par. 19.  De la même façon, le juge La Forest a déclaré, dans l’arrêt Wong, précité, que « nous devons toujours rester conscient du fait que les moyens modernes de surveillance électronique, s’ils ne sont pas contrôlés, sont susceptibles de supprimer toute vie privée » (p. 47).  La juge Abella a, comme je l’ai indiqué, évoqué George Orwell.  Aussi est‑il approprié de citer un passage de 1984 (1950), p. 13 :

Naturellement, il n’y avait pas moyen de savoir si, à un moment donné, on était surveillé. [. . .]  On pouvait même imaginer qu’elle surveillait tout le monde, constamment. [. . .]  On devait vivre, on vivait, car l’habitude devient instinct, en admettant que tout son émis était entendu et que [. . .] tout mouvement était perçu.

59 Dans l’arrêt Plant, précité, le juge Sopinka a cherché à calibrer l’attente raisonnable des particuliers relativement aux aspects informationnels en matière de droit à la vie privée en fonction de l’objet de l’art. 8 (p. 292).  Dans cette affaire, la police avait obtenu de la Calgary Utilities Commission des dossiers informatisés qui montraient une consommation d’électricité inhabituelle chez l’accusé, un indice qu’il pouvait s’y trouver une culture de marijuana.  Ce n’est pas auprès de l’appelant que la police s’était procurée les dossiers.  La Cour a statué que dans le cadre de la relation commerciale fournisseur-client, l’accusé avait sciemment révélé sa consommation d’électricité à la compagnie de services publics sans prendre de dispositions pour préserver la confidentialité de l’information.  La police pouvait avoir accès en ligne à ces dossiers et il n’existait donc pas d’attente raisonnable en matière de vie privée.

60 Pour plus de commodité, je répète ici l’observation formulée par le juge Sopinka à la p. 293 :

. . . pour que la protection constitutionnelle s’applique, les renseignements saisis doivent être de nature « personnelle et confidentielle ».  Étant donné les valeurs sous‑jacentes de dignité, d’intégrité et d’autonomie qu’il consacre, il est normal que l’art. 8 de la Charte protège un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel que les particuliers pourraient, dans une société libre et démocratique, vouloir constituer et soustraire à la connaissance de l’État.  Il pourrait notamment s’agir de renseignements tendant à révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individu.  —Je souligne.—

h)    Conclusion relative à l’attente raisonnable

63 La façon dont la chaleur est distribuée sur les surfaces externes d’une maison n’est pas un renseignement à l’égard duquel l’intimé avait une attente raisonnable en matière de vie privée.  Ce renseignement, comme je l’ai dit, ne révèle rien sur la vie privée de l’intimé ni sur « un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel » le concernant.  Sa divulgation n’influe guère sur la « dignité, [l]’intégrité et [l]’autonomie » de la personne dont la maison figure sur l’image FLIR (Plant, p. 293).

64 Je tiens à ajouter une autre observation.  Dans l’arrêt Plant, le juge Sopinka a inclus la gravité de l’infraction dans la liste des facteurs influant sur « l’équilibre » que cherche à réaliser l’art. 8 de la Charte (p. 295).  À n’en pas douter, la « gravité de l’infraction » a un rôle à jouer dans la recherche de « l’équilibre », mais je ne pense pas qu’il s’agisse d’un facteur pour déterminer si l’intimé avait ou non une attente raisonnable en matière de vie privée relativement à la distribution de la chaleur à l’extérieur de sa maison.  Tel facteur interviendrait plutôt, plus logiquement, à l’étape où le tribunal examine si une perquisition donnée est raisonnable ou si la preuve obtenue au moyen d’une perquisition abusive est recevable sous le régime du par. 24(2) de la Charte.

F. Si l’intimé avait une attente raisonnable en matière de vie privée en l’espèce, a‑t‑elle été violée?

65 Compte tenu de ma conclusion selon laquelle l’intimé n’avait pas d’attente raisonnable en matière de vie privée relativement aux renseignements concernant la distribution de la chaleur, cette question ne se pose pas.

  1. Dispositif

66 Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité.


Dernière modification : le 29 décembre 2017 à 11 h 46 min.