Extraits pertinents : 

2  Me Pierre Cloutier représente le demandeur. Il fait témoigner M. Claude Gagnon qui déclare notamment ce qui suit. Il est livreur. En novembre 1995, il entend à la radio qu'un certain Raymond Villeneuve s'apprête à former un mouvement pour lutter contre l'envahissement de la langue anglaise. Le 10 décembre 1995, il assiste dans un sous-sold'église à une réunion de création du Mouvement de libération nationale du Québec (ci-après MLNQ). Il y a environ 200 personnes. Après les exposés des panélistes, il intervient pour dénoncer la compagnie Métromédia Plus qui pose dans le métro des annonces de films uniquement en anglais. Il inviteles participants à faire beaucoup de plaintes auprès de l'Office de la langue française (ci-après l'OLF) et indique comment y procéder. Une personne de l'assemblée, qu'il identifie plus tard comme étant le demandeur Mathieu, se lève pour dire «ça ne vaut pas la peine de faire des plaintes, il vaut mieux utiliser desbonbonnes».

8  Réinterrogé, il déclare avoir pris connaissance de l'article publié dans La Presse du lendemain (P-1). Il a trouvé que le journaliste y était allé un peu fort. Le mot «explosif» n'a pas été utilisé à l'assemblée.

11  Il admet qu'à 18 ans, en 1965, il fut membre du FLQ et qu'il a fait de la prison pour vol d'ame, complot de dépôt de bombe et deux homicides involontaires. Sa sentence fut de neuf ans et deux mois. Il a fait sept ans de prison. Il revint de France en 1980. Par la suite, il a fondé une famille. En 1984, il a été condamné pour avoirtroublé ls paix parce qu'il manifestait au Salon du livre contre l'apartheid en afrique du Sud.

16  Il explique à la Cour que dans son esprit il s'agissait d'une bonbonne d'aérosol pour faire des graffitis artistiques; cela constitue de l'art urbain. Il fait partie du CUMAJ qui est un organisme voulant contrer le vandalisme et la délinquance. Il pensait à un panneau de publicité le métro.

17  Le lendemain de l'assemblée, le 11 décembre 1995, le journal La Presse publiait en première page sur trois colonnes la manchette suivante: «Le germe de la violence réapparait» (P-1).

18  L'article lui fait dire qu'il a suggéré de «saboter un commerce où on ne parle pas françaius, placer une “bonbonne” (explosivedans une entreprise qui fait de la publicité seulement en anglais» alors qu'il n'a jamais utilisé les mots “explosif” et “saboter”.

19  Par ailleurs, l'article est accompagné d'une photo sur deux colonnes où on le voit en train de converser avec le Président du MLNQ, M Raymond Villeneuve (P-a). Il attire l'attention sur le contenu de la vignette où on lui fait dire qu' ‘il faudrait acheter une bonbonne’ (explosive pour saboter une compagnie qui fait de la publicitéunilingue anglophone dans le métro.

21  Le 11 décembre 1995, lorsqu'il a vu sa photo en première page, il fut abasourdi; pour lui, c'était un assassinat médiatique. If pensait à ses amis ethniques et se demandait ce qu'ils pourraient bien dire de lui. II a téléphoné à La Presse pour parier au journaliste Clément, lui expliquer son point de vue et luidemander de se rétracter. II fut informé que M. Clement était absent puisqu'il travaillait les fins de semaine. II a alors parlé de cette affaire avec M. Martin Pelchat. Ce dernier l'a mis en communication avec le défendeur Clément. Lors de leur conversation téléphonique. le défendeur l'a assuré quil ferait un texte pour lelendemain afin de tenir compte de ses remarques.

22  Le lendemain, 12 décembre 1995, La Presse publiait en page A-9 un article (P-6) intitulé «Le MLNQ se défend d'être raciste et violent» où le défendeur Clément lui fait dire «Quand j'ai parlé d'acheter des bonbonnes, ce n'était pas pour faire exploser des bombes dans le métro. C'était pourfaire des graffitis illégaux sur des affiches illégales». Ce qui était inexact selon lui. II s'agissait plutôt de bonbonnes aérosols pour faire des graffitis dans le métro, soit une forme d'art urbain pour lutter contre la délinquance. II n'aurait jarnais dit de faire du vandalisme alors qu'll projetait faire une carrièrepolitique.

24  Le 23 décembre 1995, il demande officiellement aux défendeurs une rétractation (P-7): […]

25  Les défendeurs n'ont pas donné suite à cette demande de rétractation.

26  Le 24 décembre 1995, il s'est aperçu qu'un des pneus de son automobile avait été crevé par, semble-t-il, un coup de couteau. Il a appelé les policiers qui ont fait le rapport (P-3) que «les pneus arrières de son véhicule avait été crevé probablement par un couteau»; «le plaignant est unmembre (...) très militant».

27  Après cet incident, sa conjointe et ses deux enfants ont vécu une période d'insécurité.

28  Il demande 14 999 $ de dommages moraux: ses amis politiques l'ont délaissé, les gens ne veulent plus le saluer. Il désirait faire une carrière politique; cette idée doit être abandonnée.

29  Il réclame 15 000 $ de dommages exemplaires puisque le défendeur Clément a, selon lui, agi malicieusement puisque M. Clément le connaissait.

35  Concernant la parenthèse mise au mot “explosive”, il écrit (P-13):

6.1 La légende qui accompagne la photo apparaissant dans la livraison de La Presse du 11 décembre 1995 comporte le mot explosive entre deux parenthèses, l'une ouvrante et l'autre fermante, immédiatement après une expression de discours rapporté entre guillemets. D'après les deux ouvrages de référence quenous avons consultés, à savoir La bonne ponctuation d'A Doppagne, cf. Annexe H, et l'usuel Dictionnaire des difficultés du Français d'A. Colin, cf. Annexe 1, les parenthèses ont deux principaux emplois:

  1. a) Elles indiquent un complément d'information par rapport au message;
  2. b) Elles indiquent une réflexion personnelle d'auteur.

Il s'agit de déterminer lequel de ces deux emplois correspond à l'usage qu'on observe dans l'article incriminé.

74  Concernant l'emploi du mot explosif mis entre parenthèses après le mot “bonbonne”, il explique qu'il fallait le qualifier, le préciser pour que le lecteur en comprenne le sens puisque le mot “bonbonne” est un générique qui signifie tout simplement un récipient. Selon sa compréhension dans le contexteoù le mot fut utilisé, il ne pouvait s'agir que d'une bonbonne explosive vu la réprobation d'une bonne partie des personnes présentes dans la salle et surtout la réprobation instantanée de Villeneuve disant «Ce n'est pas moi qui ai dit ça», vu aussi le ton vindicatif du demandeur Mathieu. Pour se rassurer sur sacompréhension du mot “bonbonne” il en a cherché les occurrences dans les journaux pour découvrir qu'elles confirment sa compréhension à savoir qu'il s'agit généralement d'une bonbonne de gaz.

Le droit applicable

80  Il s'agit d'une action en responsabilité pour dommages d'ordre personnel, résultant de propos qui seraient diffamatoires.

81  La diffamation constitue une forme de responsabilité civile régie notamment par l'article 1457 du Code civil du Québec qui édicte:

Art. 1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel. (...)

93  Que reproche le demandeur? Il déclare que les défendeurs ont commis une faute en attaquant son droit à l'honneur et à sa réputation, droits reconnus par l'article 4 de la Charte des droits et libertés de la personne (L.R.Q. c. C-12):

4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation

et que cette atteinte aurait été faite de façon illicite et intentionnelle au sens de l'article 49 de la même Charte.

94  Le demandeur reproche aux défendeurs de contrevenir au premier alinéa de l'article 35 du Code civil du Québec qui édicte:

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

95  Pour disposer du litige, il faut répondre aux questions suivantes: (I) en ajoutant le qualificatif “explosif”, le défendeur Clément donne-t-il une information fausse qui entraîne automatiquement sa responsabilité? (II) le défendeur Clément a-t-il respecté les critères du comportement raisonnable du journaliste avisé et prudent? (III) la publication de cet article était-elle faite dans l'intérêt public? (IV) la publication de la photo du demandeur contrevient-elle au principe du respect de la vie privée et du droit à l'oubli?

  1. La publication de la photo du demandeur contrevient-elle au principe du respect de la vie privée et du droit à l'oubli

124  Le demandeur prétend que les défendeurs ont sans autorisation publié sa photo en première page de La Presse alors qu'il parlait au président du MLNQ et que cette façon d'agir va à l'encontre non seulement de l'article 1457 C.C.Q. précité mais également de l'article 4, du deuxième alinéa 2 de l'article 49 de laCharte des droits et libertés de la personne et du premier alinéa précité de l'article 35 du C.C.Q.

125  Deux droits protégés par la Charte sont confrontés, soit le droit au respect de la vie privée (art. 5) et le droit à la liberté d'expression et d'opinion (art. 3). Précisons qu'il existe certaines circonstances qui peuvent justifier l'atteinte du droit au respect de la vie privée d'une personne. L'intérêt publicfait partie de cette liste d'exonération (Patrick Glenn, Le droit au respect de la vie privée, [1979] 39 R. du B. 879, 894-895) principalement dans le cas de publication et de diffusion (id., p. 897).

126  Récemment, le juge en chef Michaud, dans l'arrêt The Gazette c. Valiquette , ( 1996 CanLII 6064 (QC CA), 1997 R.J.Q. 30 C.A. ) rappelle les éléments à considérer dans la recherche d'équilibre entre deux droits protégés (p. 36):

Le droit à la vie privée, par contre, n'est pas absolu. Il est balisé par une série de limites et sa mise en oeuvre appelle un équilibre avec d'autres droits fondamentaux, dont le droit du public à l'information. On ne pourrait donc qualifier d'illicite ou fautive la violation du droit à la vie privée s'il existe une justification raisonnable, une fin légitime ou encore si l'on peut conclure au consentement par la personne à l'intrusion dans sa vie privée.

127  Pour juger si cette photo non autorisée et publiée contrevient au principe du respect à la vie privée, il est important de replacer la prise de cette photo dans son contexte. Le demandeur assiste à une assemblée publique de nature politique convoquée par voie de communiqué. Le demandeur a un passé relié au genre depréoccupation du MLNQ. Il se décrit lui-même comme étant une personne très engagée dans la société qui s'est présentée aux élections municipales et qui a des ambitions politiques.

128  En décidant volontairement de se rendre et d'assister à une assemblée politique publique où l'on avait convoqué les médias d'information par voie de communiqué, le demandeur acceptait implicitement d'être vu et peu importe que cette relation s'établisse par l'oeil humain ou indirectement par l'objectif d'une caméra, quela vision de l'image s'inscrive dans la mémoire ou fasse l'objet d'une fixation sur un support quelconque. Il n'y a là aucune différence de nature: dès l'instant où l'intéressé choisit de paraître dans une réunion politique publique, son consentement devient présumé (D. Becourt,Réflexions sur le projet de loirelatif à la protection de la vie privée, Gaz. Pal. 1970, 1 Doct, 201). Le consentement spécifique de cette personne n'est pas requis pour publier une photo prise dans ce lieu public où apparaît son image. Notons que dans sa demande de rétractation du 23 décembre 1995 (P-7), le demandeur réclame d'ailleurs la publication de sa photo.

129  Quant aux commentaires accompagnant la photo, on a vu qu'ils étaient raisonnablement conformes à la réalité compte tenu du contexte où le mot “bonbonne” a été prononcé.

130  Le droit à l'oubli: En participant à des activités publiques de nature politique, le demandeur ne peut invoquer le «droit à l'oubli». Le demandeur déclare qu'il a payé sa dette envers la société en invoquant sa réhabilitation du 29 décembre 1993 (P-2) et qu'il s'est créé unenouvelle existence en s'occupant notamment de diverses organisations humanitaires; toutefois, en participant à l'assemblée de fondation du MLNQ dans le contexte décrit plus haut et en s'exprimant publiquement comme il l'a fait, le demandeur s'exposait et courait un risque qu'il doit maintenant assumer. Si une personne ne veut être ni vue ni entendue dans ce genred'activité, le premier et le meilleur moyen d'y arriver est de s'abstenir d'y participer.

132  Il faut donc conclure que la publication de la photo du demandeur dans le contexte d'une assemblée publique à caractère politique, ne contrevient pas au principe du respect du droit à la vie privée et du droit à l'oubli.

133  Compte tenu de la preuve et pour les raisons plus haut mentionnées, le plaidoyer de justification des défendeurs doit être maintenu et l'action du demandeur rejetée. Comme la Cour retient que les défendeurs n'ont pas commis de faute en publiant cet article, il n'est donc pas nécessaire d'analyser la question des dommages.

134  Par contre, il y a lieu de maintenir l'objection du demandeur concernant la production d'extraits de journaux relatifs au MLNQ postérieurs au 12 décembre 1995 (D-17).

Par ces Motifs, La Cour:

135  REJETTE l'action du demandeur. Avec dépens.


Dernière modification : le 29 novembre 2017 à 12 h 52 min.