Extraits pertinents :

[1] Le Tribunal administratif du travail est saisi de cinq requêtes émanant de l’employeur à l’encontre de décisions de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) et qui sont relatives à une lésion professionnelle qu’a subie madame Jennifer Luma (la travailleuse) et qui est survenue le 6 novembre 2013.

[12]  La procureure de la travailleuse s’oppose à la recevabilité en preuve de la vidéo et du rapport de filature.  Elle évoque une atteinte à la vie privée de la travailleuse, en contravention avec la Charte des droits et libertés de la personne (la Charte)[3].

[13]  Le Tribunal administratif du travail doit disposer de l’objection à la preuve fondée sur les dispositions de la Charte :

5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

9.1. Les libertés et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec.

La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l'exercice.

[14]  D’autre part, le Code civil du Québec[4] (C.c.Q.) traite aussi de vie privée, notamment par les articles 33536 et 2858 :

3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.

Ces droits sont incessibles.

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise.

36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants:

1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;

2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;

3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés;

4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;

5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l'information légitime du public;

6° Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels.

[17] Tout d’abord, il est important de souligner que la filature d’une personne faite à son insu n’est pas nécessairement une atteinte illicite au droit à la vie privée.

[18]  En effet, dans l’affaire Bridgestone[7], la Cour d’appel, sous la plume du juge LeBel, a établi certains principes à suivre par les tribunaux :

En substance, bien qu’elle comporte une atteinte apparente au droit à la vie privée, la surveillance à l’extérieur peut être admise si elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables, comme l’exige l’article 9.1 de la Charte québécoise. Ainsi, il faut d’abord que l’on retrouve un lien entre la mesure prise par l’employeur et les exigences du bon fonctionnement de l’entreprise ou de l’établissement en cause (A. Lajoie, loc. cit.supra, p. 191). Il ne saurait s’agir d’une décision purement arbitraire et appliquée au hasard. L’employeur doit déjà posséder des motifs raisonnables avant de décider de soumettre son salarié à une surveillance. Il ne saurait les créer a posteriori, après avoir effectué la surveillance en litige.

Au départ, on peut concéder qu’un employeur a un intérêt sérieux à s’assurer de la loyauté et de l’exécution correcte par le salarié de ses obligations, lorsque celui-ci recourt au régime de protection contre les lésions professionnelles. Avant même d’employer cette méthode, il faut cependant qu’il ait des motifs sérieux qui lui permettent de mettre en doute l’honnêteté du comportement de l’employé.

Au niveau du choix des moyens, il faut que la mesure de surveillance, notamment la filature, apparaisse comme nécessaire pour la vérification du comportement du salarié et que, par ailleurs, elle soit menée de la façon la moins intrusive possibleLorsque ces conditions sont réunies, l’employeur a le droit de recourir à des procédures de surveillance, qui doivent être aussi limitées que possible 

[19] Dans l’affaire Fonderie Shellcast et Alvarado[8]la Commission des lésions professionnelle soulignait quele concept de vie privée n’est pas limité géographiquement aux seuls lieux privés, mais aussi aux lieux publics.  Comme le droit à la vie privée comporte aussi le droit à l’anonymat et à l’intimité, il n’est donc pas limité aux lieux mais suit et se rattache à la personne.  Le tribunal s’exprimait de la façon qui suit:

[127]   Aux fins de déterminer si la preuve a été obtenue en violation d’un droit fondamental, dont le droit à la vie privée, il importe de référer aux principes établis par la Cour d’appel dans l’affaire Bridgestone.  La Cour d’appel établit des principes dans les questions d’admissibilité d’une preuve par filature.

[128]   La Cour d’appel rappelle que le concept de vie privée n’est pas limité géographiquement aux seuls lieux privés, mais aussi aux lieux publics.  Ce droit à la vie privée comporte le droit à l’anonymat et à l’intimité.  Ce droit n’est donc pas limité aux lieux, mais suit et se rattache à la personne selon la Cour d’appel qui référait sur ce point à une décision de la Cour suprême dans l’affaire Vice-Versa c. Aubry8

[129]   Selon la Cour d’appel, une procédure de surveillance et de filature représente, à première vue, une atteinte à la vie privée.

[23]  Voilà les principaux principes qui ressortent de la jurisprudence en matière de preuve par filature.  Qu’en est-il en l’instance ? Tout d’abord, il convient d’aborder la première étape de l’analyse et de répondre à la question suivante : Y a-t-il une atteinte au droit à la vie privée ?

[25] Pour déterminer s’il y a une atteinte illicite ou non au droit à la vie privée, l’affaire Bridgestone précitée[10], établit des conditions qui doivent être établies par la partie qui procède à la surveillance d’un travailleur :

1)   Avoir de sérieux motifs de douter de l’honnêteté du travailleur;

2)   Le recours à une surveillance est nécessaire afin de vérifier la capacité du travailleur;

3)   La surveillance doit être conduite par des moyens raisonnables.

[31] Elle déclare qu’elle a pris l’initiative de demander une filature.  Elle explique que l’événement était banal et concernait une tâche habituelle puisque la travailleuse a simplement tiré un piqué.  De plus, de nombreuses assignations temporaires proposées par l’employeur ont été refusées par le médecin de la travailleuse qui n’est toujours pas revenue au travail depuis son accident de travail.  Cela est inhabituel pour une entorse lombaire.  Cela, d’autant plus que le médecin peut choisir dans une liste de différentes assignations et pouvait même cocher un travail très léger qui ne demandait que de la lecture.  Dans son Rapport d’évaluation médicale signé le 17 juin 2014, à la suite d’un examen fait le 27 mai 2014, le médecin de la travailleuse, le docteur B. Chartrand, a proposé des limitations fonctionnelles sévères de classe 3, ce qui signifie que le dossier était en mode réadaptation plutôt qu’en mode retour au travail.

[38] Madame Dumais n’avait pas d’expertise médicale contemporaine à sa demande de filature.  Elle n’avait pas non plus de motifs pour convoquer la travailleuse à une autre expertise, et cela d’autant plus que le médecin de la travailleuse avait émis un Rapport final le 27 mai 2014, que la procédure d’évaluation médicale était en branle et que la travailleuse avait ensuite un rendez-vous au Bureau d’évaluation médicale qui était fixé pour le 13 août 2014.  C’est pourquoi l’employeur a décidé d’attendre le jour de l’examen au Bureau d'évaluation médicale, afin qu’une filature soit faite, sachant alors que la travailleuse devrait sortir de chez elle pour s’y rendre.  Il serait alors plus facile pour des enquêteurs de faire une filature sans être vus, « en se fondant dans la masse ».

[43]  Monsieur Gauvrault déclare qu’ils devaient vérifier les limitations fonctionnelles de la travailleuse et savaient simplement que celle-ci avait un problème de dos.  La filature a été faite à deux, chaque enquêteur ayant son véhicule.  Il explique leur méthode : ils prennent position à partir de la rue ou de l’entrée d’un commerce ou de tout endroit public.  Dès qu’ils voient la travailleuse et qu’ils peuvent le faire, ils la filment.  Toutes les images où la travailleuse apparaît sont sur la vidéo.  Ce dernier représente l’intégrale de la surveillance (filmée).  Le rapport de filature a été rédigé le jour même par monsieur Gauvrault à l’aide d’un ordinateur portable et dans le véhicule de filature.

[44] Monsieur Gauvrault précise que toutes les images prises l’ont été d’un lieu public.  Aucune image de l’intérieur de la résidence de la travailleuse n’a été prise. Comme la distance du sujet change continuellement, les enquêteurs utilisent le zoom.  En filmant la travailleuse devant chez elle, les enquêteurs se trouvaient dans une « rue parallèle ».  En fait, la résidence se trouve dans un croissant de rue, et les enquêteurs étaient donc dans une section de rue qui se trouvait à être parallèle à la maison.  Monsieur Gauvrault a aussi une caméra cachée.  À Montréal, l’enregistrement vidéo a été fait de la rue, à environ 100-120 pieds des bureaux du Bureau d'évaluation médicale.

[46]  C’est monsieur Gallo qui a filmé la travailleuse, en caméra cachée, à l’intérieur du bâtiment abritant les bureaux du Bureau d'évaluation médicale.  Monsieur Gallo était déjà sur les lieux lorsque la travailleuse est arrivée pour son examen. Elle est entrée dans l’édifice et il l’a suivie.  Puis, il est entré dans l’ascenseur avec elle.  Il a suivi la travailleuse jusqu’à la réception au Bureau d'évaluation médicale, mais pas plus loin.  Cette portion de son travail ayant été faite, il est retourné dans son véhicule.  Ensuite, il a suivi la travailleuse jusqu’à ce qu’elle retourne à sa résidence.  Cependant, il pense que c’est monsieur Gauvrault qui a pris les images de la travailleuse à son retour au domicile.

[50]   Le tribunal estime que la preuve de filature constitue une atteinte aux droits fondamentaux, mais que l’employeur a démontré qu’il possédait des motifs raisonnables et rationnels justifiant le recours à cette surveillance de la travailleuse.  Ces motifs existaient avant la demande de filature.

[51] De plus, dans les circonstances du présent cas, le tribunal conclut que le recours à une surveillance était nécessaire pour vérifier la condition lombaire réelle de la travailleuse ainsi que ses capacités réelles quant aux mouvements notamment.

[52]  Finalement, le tribunal estime que des moyens raisonnables ont été utilisés lors de cette surveillance.

[53]   La preuve obtenue par filature est donc recevable en preuve.

[63]   De nombreux éléments de l’examen laissent un doute sérieux et incontournable sur la véracité des allégations douloureuses de la travailleuse, douleurs qui, selon elle, l’empêchent de faire ou de compléter certains mouvements lors de l’examen.

[64] Ainsi, lors de l’observation indirecte, la travailleuse n’a aucune boiterie objectivable, s’assoit et se relève du fauteuil d’entrevue sans contrainte, « effectue les mouvements rapidement, sans hésitation et sans émettre de plainte douloureuse ».

[65]  Mais les choses changent lors de l’examen objectif.

[66]  En effet, au moment de procéder à l’examen locomoteur, la docteure Hamel note que la travailleuse présente une boiterie et refuse même d’effectuer des manœuvres demandées, alléguant de vives douleurs.

[89]  La recherche de faits véridiques et objectifs par l’employeur dans le but d’assurer une saine gestion de ses dossiers de lésion professionnelle est tout à fait justifiée, particulièrement dans les circonstances du présent cas.

[90]  L’atteinte au droit à la vie privée, par une filature, est justifiée par les circonstances et des motifs rationnels sérieux.

[93]  De tout ce qui précède et des faits et circonstances propres au présent dossier, le tribunal conclut que, bien qu’il y ait eu une atteinte à la vie privée garantie par la Charte, la preuve par filature est admissible par le biais de l’article 9.1 de la Charte, parce qu’elle a été effectuée en raison de motifs raisonnables existant avant la filature, dans des lieux publics ou accessibles au public, et par des moyens raisonnables et le moins intrusif possible[17].  La filature était nécessaire et appropriée pour vérifier l’honnêteté dans le comportement de la travailleuse.

[94] Le tribunal conclut que la preuve obtenue par filature le 13 août 2014, tant le rapport que l’enregistrement vidéo, est recevable en preuve.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :

REJETTE l’objection à la preuve faite par madame Jennifer Luma, la travailleuse;

DÉCLARE que le rapport de la filature effectuée le 13 août 2014, l’enregistrement vidéo et les images obtenues lors de cette surveillance sont admissibles en preuve quant à leur contenu;

CONVOQUE les parties pour le 15 novembre 2015, tel que convenu, pour la suite de l’enquête et de l’audition sur le fond du litige.


Dernière modification : le 3 décembre 2018 à 9 h 33 min.