Extraits pertinents :

CONTEXTE FACTUEL

[9] En 2007, la demanderesse défendait un homme accusé de s’être livré à des contacts sexuels sur une enfant de huit ans. Dans son jugement du 10 avril 2007, le juge de la Cour du Québec critique sévèrement la demanderesse sur la façon dont elle a mené le contre-interrogatoire de l’enfant. Des extraits du jugement et les commentaires du juge font l'objet d'une couverture médiatique importante dans divers médias dont la une des nouvelles à la télévision, sur internet[7] et dans les journaux[8] dans les jours qui suivent.

[10] Dans ce contexte, le 12 avril 2007, le défendeur Martineau publie, sur le blogue de « Franc-parler », un court commentaire sous forme de questions sur « L'affaire Corriveau », dans le but, est-il plaidé, de susciter la discussion. En voici le texte :

« Concernant l'affaire de l'avocate Suzanne Corriveau

Les avocats manquent-ils de sens moral? Sont-ils prêts à tout pour gagner leur cause? Jusqu'où les avocats devraient-ils aller pour défendre leurs clients? Tous les coups sont-ils permis, dans un procès?

Il est déjà arrivé que de jeunes enfants "inventent" des histoires de viols et d'attouchements de toutes pièces… On fait quoi pour débusquer les "fabulateurs"?

Faut-il croire TOUS les jeunes sur parole?

A-t-on tendance à traiter les victimes d'agressions sexuelles comme s'ils étaient coupables? »[9]

[12] Parmi les commentaires dommageables se trouve d'abord celui de Danny Mansour exprimant qu'il avait «le goût de cassé (sic) la figure à cette !!! De sans génie là!… en tout cas si cette «dame» manque une marche ça me fera pas pleurer».

[13] Une dénommée Brigitte Ducas traite la demanderesse de «belle tarte» et de «stupide».

[14] Il y a ensuite le commentaire de Louis P. qui écrit:

«Tiré d'un ancien article:

Quelques mois plus tard, soit au printemps 2004, dans le procès de Robert Gillet, une conversation en arabe libanais entre le proxénète Georges Radwanli et une personne non identifiée fut mise en preuve au tribunal. Le 24 mars, l'équipe de TVA qui a récupéré le repiquage de la conversation et fait traduire le tout, diffuse la nouvelle en primeur au téléjournal de 17h. Dans cet échange, Radwanli propose à son interlocuteur les services d'une avocate, Me Suzanne Corriveau, personnage bien en vue à Québec qui gagne ses causes à coup sûr car elle fournit à certains juges de la Cour supérieure de jeunes prostituées…».

[17] Tous les commentaires diffamants et injurieux ont été publiés en avril 2007.

[18] À l'époque, Alexandra, la fille de la demanderesse, en aurait pris connaissance et, après discussion avec sa sœur vivant en Australie, les deux décident de ne pas en parler à leur mère.

[19] Fin septembre 2007, un juge que la demanderesse connaît bien et qui venait d'apprendre l'existence des commentaires la concernant, la rencontre pour savoir si elle les avait déjà vus en lui tendant la version papier du blogue imprimée à partir du site internet de Canoë.

[20] Pour elle, c'était la honte et la dévastation après tous les efforts et labeurs qu'elle avait mis pour se monter une pratique et alors qu'à 57 ans, elle avait encore besoin de travailler. On attaquait son intégrité et donc sa réputation dans l'exercice de ses fonctions comme avocate. Nous y reviendrons.

QUESTIONS EN LITIGE

[30] La faute étant ici admise, les questions en litige porteront principalement sur les dommages et leur lien de causalité avec la faute. On peut ainsi les énoncer :

➢      Le défendeur Martineau doit-il être tenu responsable du préjudice subi par la demanderesse suite à la publication de commentaires diffamatoires?

➢      La demanderesse a-t-elle subi un préjudice ?

➢      Si oui, le préjudice a-t-il été causé par la faute des défendeurs ?

➢      Si oui, quel est le quantum des dommages ?

➢      Y a-t-il lieu de condamner les défendeurs au paiement de dommages punitifs et la demanderesse a-t-elle droit au remboursement de certains frais et honoraires extrajudiciaires ?

ANALYSE ET DÉCISION

[31] Avant de disposer de ces points litigieux et pour une meilleure compréhension, il nous apparaît utile d'amorcer notre analyse en exposant les principes de droit en matière de diffamation et d'injures.

1. Les principes de droit applicables

Charte des droits et libertés de la personne[12]

3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association.

4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

Code civil du Québec

3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.

7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d'une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l'encontre des exigences de la bonne foi.

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise.

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde.

[33] Les poursuites intentées en diffamation font en sorte que deux droits fondamentaux se heurtent : le droit à la sauvegarde de la réputation et de la dignité et le droit à la libre expression et à la liberté de presse. Dans une mesure moindre, cette dernière notion se rapproche aussi du droit à l'information. Si ces droits peuvent être exercés en parallèle, un juste équilibre entre ceux-ci peut être difficile à atteindre. Une personne qui se plaint d'atteinte à sa réputation doit faire la preuve d'une faute, d'un préjudice et d'un lien de causalité entre la faute et le dommage qu'elle prétend avoir subi :

« Puisque le droit civil québécois ne prévoit pas de recours particulier pour l’atteinte à la réputation, les règles générales en matière de responsabilité civile prévues à l’art. 1457 C.c.Q. s’appliquent. Dans un tel recours, le demandeur doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un préjudice, d’une faute et d’un lien de causalité. »[13]

[34] Afin de savoir ce qu'est exactement la diffamation, nous nous reportons à l'arrêt Radio-Canada c. Radio Sept-Îles[14] qui a été maintes fois cité :

« Génériquement, la diffamation consiste dans la communication de propos ou d'écrits qui font perdre l'estime ou la considération de quelqu'un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables. Elle implique une atteinte injuste à la réputation d'une personne par le mal que l'on dit d'elle ou la haine, le mépris ou le ridicule auxquels on l'expose. »

[37] Dans la décision Genex Communications inc. c. Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo[17], le juge Dalphond, ayant rendu l'opinion de la majorité, précise l'utilité de distinguer entre la diffamation et l'injure :

33  Je crois aussi important de mentionner qu'il existe une distinction en droit civil québécois entre la diffamation et l'injure, deux notions souvent confondues. Certes, ces deux fautes se rattachent à des atteintes à la dignité de la personne et l'art. 4 de la Charte protège tout autant la réputation et l'honneur que la dignité ( Fillion c. Chiasson 2007 QCCA 570 (CanLII), [2007] R.J.Q. 867 C.A. , paragr. 92). De plus, les deux fautes résultent d'un abus de la liberté d'expression. Il y a lieu cependant de les distinguer, notamment, pour l'évaluation du préjudice.

C.   La diffamation sur internet

[40] La définition donnée au terme « diffamation » ne change pas, peu importe le médium utilisé. Ainsi, les tribunaux ont reconnu que la diffamation en ligne devait être traitée comme toute autre forme de diffamation, qu'elle se fasse par le biais des journaux, de la radio ou de la télévision :

« [248] Les mots sont des outils puissants de communication : ils détruisent une réputation en peu de temps alors que, parfois, il a fallu des années pour la construire. L'Internet est un puissant outil de diffusion : la communication n'a presque plus de frontière. La liberté d'expression est une valeur fondamentale de première importance mais le respect de la dignité et de la réputation de la personne l'est tout autant. Ceux qui parlent ou écrivent et ceux qui diffusent sur Internet doivent le réaliser. »[19]

[42] Les fonctions exercées par les intervenants du milieu électronique étant quelque peu différentes de celles exercées dans un milieu de travail plus « classique », certains auteurs suggèrent de faire des analogies afin de bien établir le rôle de chacun :

« Ainsi, le fournisseur d'accès ou gestionnaire du réseau est notamment comparé à l'éditeur. L'éditeur communique des renseignements à des tiers sachant que ces renseignements seront lus, vus ou entendus, tout comme le fournisseur d'accès. La publication volontaire suppose la connaissance du contenu des renseignements transmis. Dans le contexte d'Internet, la publication peut résulter de la transmission de fichiers, de discussions électroniques ou de la mise à la disposition de renseignements dans des fichiers. La décision de publier appartient à l'éditeur et la responsabilité pour la transmission de renseignements préjudiciables découle de ce pouvoir de contrôle. De la même façon, le fournisseur d'accès qui exerce un degré de contrôle sur les renseignements est réputé agir à titre d'éditeur. Si le contrôle n'est aucunement de nature rédactionnelle mais de nature technique ou s'il ne vise qu'à empêcher un groupe de discussion de déborder du thème auquel il est consacré, l'exploitant du site ne sera toutefois pas automatiquement considéré comme un éditeur puisqu'il n'exerce aucun pouvoir rédactionnel en soi; son contrôle ne joue pas directement sur le contenu diffusé.

[…]

Le fournisseur pourrait aussi agir comme un diffuseur. S'il est libre de diffuser, il sera alors généralement considéré comme un éditeur des déclarations qu'il transmet et il sera assujetti aux mêmes normes de responsabilité que celui-ci. »[21]

[43] La responsabilité qui pourra incomber au diffuseur ou à l'éditeur sera variable en fonction du contrôle qu’il exerce sur les informations mises en ligne. D'ailleurs, dans l'une des premières affaires de diffamation sur internet, la Cour suprême de l'État de New York a conclu que le réseau exploitant un babillard électronique exerçait un rôle d'éditeur :

« By actively utilizing technology and manpower to delete notes from its computer bulletin boards on the basis of offensiveness and "bad taste", for example, PRODIGY is clearly making decisions as to content, and such decisions constitute editorial control. »[22]

B.   Discussion et analyse

[111] Évaluons donc, de façon sommaire, chacun de ces critères. Tout d'abord, nous considérons qu'il est nécessaire, dans la situation actuelle, d'accorder une certaine importance au caractère dissuasif et d’exemplarité aux dommages qui seront accordés.

[112] En effet, étant donné l'achalandage important dont fait l'objet le portail internet de la défenderesse Canoë, soit près de 7.8 millions de visiteurs au Canada par mois[65], nous sommes d'avis qu'il faut intervenir afin d'éviter d'autres situations semblables à l'avenir. Les dommages punitifs qui seront octroyés doivent inciter la défenderesse à assurer une surveillance et un contrôle accru des commentaires publiés sur son site internet. L’émergence et l’importance accrues des blogues ne doivent pas se faire au détriment de la sauvegarde des droits fondamentaux d'une personne. Le tribunal doit lancer un message à tous les médias et aux sites sur internet qu’on ne peut faire fi de la vie des gens sans en subir de conséquences. Le montant des dommages punitifs doit donc être suffisamment élevé pour servir d’exemple et dissuader les acteurs de l’industrie des bloques d’agir et de développer des moyens afin de prévenir des atteintes aux droits fondamentaux. De plus, étant donné que la demanderesse exerce la profession d’avocate et que la réputation est un élément primordial dans la pratique de cette profession, les dommages punitifs doivent dissuader la diffamation envers les membres de professions dont la réputation est une condition sine qua non de leur réussite professionnelle[66].

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[152] ACCUEILLE la requête introductive d'instance de la demanderesse;

[153] CONDAMNE la défenderesse Canoë à payer à la demanderesse la somme de 50 000 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires avec intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 C.c.Q. à compter de la mise en demeure du 5 octobre 2007;

[154] CONDAMNE la défenderesse Canoë à payer à la demanderesse la somme de 50 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs, avec intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 C.c.Q. à compter du jugement;

[155] CONDAMNE la défenderesse Canoë à payer à la demanderesse la somme de 7 000 $ à titre de frais et honoraires extrajudiciaires avec intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 C.c.Q. à compter du jugement.

[156] Le tout avec dépens.


Dernière modification : le 29 décembre 2017 à 13 h 05 min.