Extraits pertinents :

[2] Les Images Turbo inc. (Turbo), entreprise de Saint-Georges, spécialisée dans la conception et la réalisation de lettrage de camions et d’autocars poursuit Sandra Marquis qui a quitté son entreprise le 9 mai 2012 ainsi que Lettrapub Inc. et son administrateur, Marc Chassé, une entreprise également spécialisée dans le même domaine faisant affaires à Sainte-Marie.

[9] Sandra Marquis, parfaitement bilingue, entre au service de Turbo en janvier 2005 comme représentante aux ventes, gravit les échelons, développe sa clientèle dans le domaine des autocars jusqu’à devenir chargée de comptes majeurs.

[11] Au cours des dernières années, Sandra Marquis se sent de moins en moins à l’aise dans l’entreprise, est insatisfaite de l’attribution des clients entre les représentants aux ventes et de certaines orientations prises par Pier Veilleux quant au type de clientèle.

[14] Elle et son conjoint sont des amis de Marc Chassé qui est le patron de Lettrapub, située à Sainte-Marie, qui bien que de moindre envergure est également présente dans le marché des autocars pour les mêmes produits.

[15] Ils se rencontrent lors d’une exposition aux États-Unis en février 2012, elle lui fait part de son insatisfaction et de son désir de changer de milieu de travail.

[16] Il s’ensuit, à compter du début mars, de nombreuses communications, des échanges soutenus de courriels, des consultations auprès du conseiller juridique de Lettrapub quant à la portée de ses engagements auprès de Turbo :

➢  Engagement de non-concurrence auprès de compétiteurs de Turbo, et ce, pour une période de six mois[1].

➢  Engagement de confidentialité concernant toute information détenue dans le cadre de son emploi chez Turbo[2].

[17] Devant l’évidence de la validité de ses engagements, elle entreprend des démarches pour trouver un emploi comme représentante dans un autre secteur d’activité tout en continuant ses discussions et démarches auprès Marc Chassé en prévision de la fin de ses engagements envers Turbo.

[18] Le 27 avril, elle remet à Pier Veilleux une lettre de démission[3] dans laquelle ne transparait aucunement son insatisfaction; elle prévoit quitter le 4 mai.

[21] Travaillant sous l’autorité d’Esther Morissette, vice-présidente marketing et à la publicité, elle lui remet, le 9 mai, son ordinateur et son blackberry, propriété de la compagnie.

[22] Soucieuse que ses clients puissent la rejoindre en tout temps et compte tenu de l’impossibilité pour certains clients à la rejoindre, pour des raisons d’incompatibilité technique, sur son adresse courriel de bureau, elle leur avait communiqué au cours des années son adresse courriel personnelle, de sorte que les communications des clients entraient sur deux adresses.

[23] Vers le 18 mai, Esther Morissette, à la demande de son conjoint Pier Veilleux, procède à la révision du contenu du blackberry afin de pouvoir en faire le ménage et le remettre à un autre employé.

[24] Sans qu’il n’y ait de mot de passe ou autre barrière informatique, elle tombe par hasard sur un échange de courriels entre Sandra Marquis et Marc Chassé.

[25] Elle montre le fruit de ses recherches à son conjoint, ils font alors, en cette soirée, le tour de la boîte de courriels; tous deux sont choqués par leurs découvertes.

[26] Dès le lendemain matin, Pier Veilleux communique avec son avocate, fait part de sa stupéfaction : Sandra Marquis lui avait donné sa parole qu’elle ne s’en allait pas travailler pour Marc Chassé et Lettrapub.

[27] Pier Veilleux décide alors de conserver le blackberry en fonction, constate que d’autres courriels continuent d’entrer à l’adresse de Sandra Marquis jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’activité à compter du 1er juin.

Les questions en litige

[32]  Dans le cadre du présent jugement, le Tribunal doit répondre aux questions suivantes :

➢  Les courriels reçus ou expédiés par Sandra Marquis à son adresse de courriel personnel (@live.ca) peuvent-ils être admis en preuve, soit pour la totalité, soit pour ceux postérieurs au 18 mai 2012?

➢  Turbo peut-elle obtenir les conclusions qu’elle recherche tant en injonction qu’en dommages pour le motif que Sandra Marquis a contrevenu à ses engagements contractuels et que Lettrapub et Chassé ont participé à cette contravention?

➢  De la même façon, Turbo peut-elle obtenir les mêmes conclusions contre Lettrapub et Chassé parce qu’ils auraient obtenu de l’information confidentielle et se seraient livrés à une concurrence déloyale?

➢  Les différentes parties sont-elles en droit de demander une condamnation à titre de dommages eu égard aux différents postes de réclamation qu’elles présentent?

➢  Lettrapub et Marc Chassé sont-ils bien fondés à demander au Tribunal de déclarer abusives les procédures de la demanderesse et, par voie de conséquence, le remboursement des honoraires extra-judiciaires payés à leurs avocats?

Analyse et discussion

[33] Dès que Pier Veilleux a voulu déposer en preuve pour le commenter le courriel[5] du 22 février que Sandra Marquis avait adressé à son conjoint, son avocat présente une objection quant à la recevabilité en preuve de ce courriel et de tous les autres que l’on retrouve dans le cahier de pièces[6] de la demanderesse.

[36] Me Mercier, dans une présentation fort bien structurée, nous présente ses arguments au soutien de sa thèse : ces courriels doivent être rejetés de la preuve parce qu’il s’agit d’une intrusion dans la vie privée de Sandra Marquis :

➢  Cette dernière est en droit de s’attendre à ce que sa vie privée soit protégée; ses courriels, c’est comme sa demeure.

➢  Même si elle a oublié de modifier son mot de passe à compter de son départ le 9 mai, l’employeur a procédé à une surveillance active pour voir ce qu’elle reçoit et expédie.

➢  N’ayant pas de motifs de douter de son employé, Turbo n’est pas dans la position d’un employeur qui, soupçonnant son employé de travailler alors qu’il est en période d’invalidité, procède à une surveillance de ce dernier.

➢  Donc, Esther Morissette et Pier Veilleux n’avaient pas le droit de regarder les courriels, même s’ils y ont eu accès facilement.

➢  Même si elle a communiqué son adresse personnelle de courriel à ses clients et s’est servie du blackberry et de l’ordinateur portable à la maison, l’employeur ne peut prendre connaissance des courriels qui ne sont pas contenus dans le serveur de l’entreprise.

Le droit

[37] Cette question fait appel aux notions d’atteinte aux droits et libertés et de déconsidération de la justice selon les critères contenus dans l’article 2858 C.c.Q. tel qu’appliqué par une jurisprudence abondante :

2858. Le tribunal doit, même d'office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l'utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.

[39] Il faut retenir que nous sommes ici dans un litige privé, de sorte que la Charte canadienne des droits et libertés et la jurisprudence qui en découle principalement en droit criminel et administratif n’ont pas à être considérées.

[40] Non seulement l’obtention d’un élément de preuve doit l’avoir été en violation des droits et libertés fondamentaux de Sandra Marquis, mais il faut également que leur utilisation déconsidère le système judiciaire.

[41] La Cour d’appel dans l’arrêt Ville de Mascouche[7] sous la plume du juge Gendreau établit clairement les balises d’application de la disposition du Code civil du Québec :

«En résumé, même si la recherche de la vérité est l'objet du procès criminel et civil, les différentes fondamentales dans la conduite de l'un et l'autre rendent l'admissibilité beaucoup plus aisée au procès civil.

(…)

Le juge du procès civil est confié à un exercice de proportionnalité entre deux valeurs: le respect des droits fondamentaux, d'une part, et la recherche de la vérité, d'autre part.  Il lui faudra donc répondre à la question suivante: La gravité de la violation aux droits fondamentaux, tant en raison de sa nature, de son objet, de la motivation et de l'intérêt juridique de l'auteur de la contravention que des modalités de sa réalisation, est-elle telle qu'il serait inacceptable qu'une cour de justice autorise la partie qui l'a obtenue de s'en servir pour faire valoir ses intérêts privés?  Exercice difficile s'il en est, qui doit prendre appui sur les faits du dossier.  Chaque cas doit donc être envisagé individuellement.  Mais, en dernière analyse, si le juge se convainc que la preuve obtenue en contravention aux droits fondamentaux constitue un abus du système de justice parce que sans justification juridique véritable et suffisante, il devrait rejeter la preuve.»

[42]  Dans cette affaire, un tiers avait enregistré des conversations téléphoniques de la demanderesse qui était en litige avec son ex-employeur, la Ville de Mascouche.  Il a remis l'enregistrement au Maire et la municipalité voulait le déposer en preuve.

[43] Le juge Gendreau estime que ce tiers n'avait aucun intérêt légitime à ce faire, que le maire voulait s'en servir à des fins partisanes et en conséquence, il conclut que l'enregistrement était inadmissible en preuve.

[44] Huit ans plus tard, la Cour d’appel[8] sous la plume de Mme la juge Bich se référant à cet arrêt écrit ceci :

«[49]  Comme on l'a vu précédemment, le législateur n'a pas voulu que soit exclue la preuve obtenue par des moyens illégaux, à moins que cette illégalité ne se rattache à la violation d'un droit fondamental; il n'a pas non plus voulu exclure la preuve obtenue de façon irrégulière ou, si l'on préfère, immorale, ou la preuve obtenue d'une façon qui, sans être illégale, pourrait néanmoins ternir l'image de la justice…

(…)

[62]  Il ne s'agit évidemment pas ici d'encourager les justiciables à user de moyens douteux afin de se procurer des éléments de preuve qu'ils n'obtiendraient pas autrement, ce qui peut témoigner en effet d'un comportement déraisonnable ou emprunt de mauvaise foi, et donc abusif.  À l'instar des auteurs cités plus haut, on doit cependant reconnaître que l'usage d'une ruse, d'un stratagème ou d'un moyen clandestin, sans être, à proprement parler, avalisé par la jurisprudence, n'est pas en soi un motif d'exclusion de la preuve.

(…)

[64]  Le fait qu'il y ait ici un litige entre intérêts purement privés est un autre élément à considérer: ce n'est pas l'État dont la conduite prétendument malhonnête est en cause, mais un individu qui n'avait guère d'autres moyens de constituer sa preuve.»

[46] Les circonstances de la présente affaire se rapprochent de celles qui ont été soumises à notre collègue le juge Mongeon dans SBCA Holding[9].

[47] Saisi d’un litige entre actionnaires d’une compagnie qui opérait des bars, le président des demanderesses possédait le mot de passe de l’ordinateur personnel du défendeur.

[48] Le juge Mongeon retient de la preuve que la boîte électronique privée était accessible à plusieurs personnes concernées par les opérations du bar.

[49] Le juge Mongeon fait une révision de la jurisprudence et de la doctrine et conclut que :

➢  Il ne s’agit pas d’un cas d’interception d’un message par écoute électronique ou autres moyens clandestins.

➢  Il s’agit d’archives qui existent avant toute interception prétendument illégale.

➢  Ces archives ne sont pas protégées par un principe de confidentialité.

➢  Si le défendeur avait été interrogé à ce sujet, il devrait reconnaître l’existence de ces courriels et les produire; son seul autre choix serait d’en nier l’existence, ce qui constituerait un mensonge à la face même du Tribunal.

Décision

[50]  En conséquence, le soussigné est d’opinion que sont admissibles en preuve, sauf une exception, les courriels antérieurs au 19 mai 2012, date à laquelle Pier Veilleux, après avoir pris connaissance des courriels la veille en compagnie de sa conjointe, consulte son avocate et décide de garder l’appareil en fonction.

[51] Comme nous l’avons résumé antérieurement, Sandra Marquis ne peut plaider qu’elle rencontre les critères de l’article 2858 C.c.Q.  en ce qui concerne l’ensemble des courriels :

➢  Elle utilisait tant son adresse courriel personnelle (@live.ca) que celle de l’entreprise pour communiquer avec ses clients.

➢  Le blackberry et l’ordinateur sont la propriété de l’entreprise et ils sont à sa disposition en tout temps.

➢  Elle se sert de sa boîte de courriels personnelle tant pour ses affaires personnelles que pour celles de l’entreprise.

➢  Il n’y a aucun mot de passe ni barrière informatique pour empêcher un tiers de consulter ses courriels.

➢  Esther Morissette n’a eu recours à aucun stratagème ni procédure du type essais et erreurs pour découvrir le mot de passe, il n’y en avait aucun; c’est dans le but de faire le ménage de la boîte vocale afin de remettre l’appareil à un autre employé qu’elle tombe sur l’ensemble des messages contenus dans la boîte de courriels de Mme Marquis.

[52] En conséquence, exclure tous ces courriels de la preuve aurait plutôt pour effet de déconsidérer l’image de la justice et de son administration : le Tribunal a comme fonction première d’obtenir la vérité aux fins de disposer des droits et obligations des parties qui sont devant lui.

[53] Dans les circonstances du présent dossier, pour reprendre les mots du juge Gendreau, la preuve obtenue en contravention des droits fondamentaux, en présumant qu’il y aurait contravention eu égard aux circonstances particulières du présent dossier, ne constitue pas un abus du système de justice parce qu’il n’y aurait aucune justification juridique alors que leur exclusion contribuerait plutôt à déconsidérer l’image de la justice.

[58] Qu’en est-il des courriels interceptés par Pier Veilleux à compter du 19 mai 2012?

[59] Manifestement, ce dernier, bien que conscient qu’il s’agit de l’adresse courriel personnelle de Sandra Marquis, décide de laisser porter afin de voir ce qui entrerait à cette adresse et, de fait, il constate l’échange de nouveaux courriels entre Marquis et Chassé[11].

[60] Concernant l’interception volontaire par une partie dans le but de bonifier son dossier, les professeurs Royer et Lavallée[12] écrivent :

«En droit civil, même si les critères élaborés par la jurisprudence pour recevoir ou exclure un élément de preuve ne sont pas applicables et transportables tels quels, celui de la gravité de la violation est souvent utilisé.  En règle générale, la jurisprudence en matière civile est plus encline à admettre la preuve.  Celle-ci ne sera rejetée que lorsque le tribunal est convaincu qu’il est inacceptable de laisser l’auteur de la violation profiter de la preuve obtenue en violation d’un droit fondamental.  À cet égard, le but poursuivi par l’auteur de la violation ainsi que les modalités de réalisation de cette violation sont des facteurs susceptibles d’accroître ou d’atténuer sa gravité.»

«(…) Par ailleurs, un juge sera vraisemblablement plus enclin à écarter un élément de preuve obtenu en violation d’un droit fondamental et présenté par une partie qui, pour accroître ses chances de gagner un procès civil, a participé activement, volontairement et délibérément à la violation du droit fondamental.  De même, une preuve directement créée par la violation d’un droit fondamental est plus susceptible d’être rejetée.»

[61] Le Tribunal, devant l’intention évidente de Pier Veilleux de bonifier sa preuve, est en mesure de conclure que l’admission en preuve des courriels à compter du 19 mai 2012 déconsidère l’administration de la justice ayant été obtenue en violation des droits fondamentaux de Sandra Marquis.

[62] En conséquence, l’objection à la preuve présentée par l’avocat de Sandra Marquis à l’encontre des courriels[13] reçus ou expédiés à compter du 19 mai 2012 est maintenue.

[167]  POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[168] MAINTIENT pour partie l’objection à l’admissibilité en preuve de documents et, par voie de conséquence, écarte de la preuve les documents suivants :

➢  Courriel de Sandra Marquis à Franco Leb, 22 février 2012 (P-21, doc. 1);

➢  Tous les courriels subséquents au 18 mai 2012 contenus dans les pièces P-13, 15, 16, 18 et 19;

[169] ACCUEILLE l’action de la demanderesse pour les dépens seulement;

[170] CONDAMNE les défendeurs, Sandra Marquis, Marc Chassé et Lettrapub inc., au paiement des dépens d’une action de la classe II-B réglée après la signification d’une contestation au fond, comprenant l’honoraire judiciaire pour la tenue des interrogatoires du 19 octobre 2012 et les débours judiciaires taxables jusqu’à cette étape des procédures;

 


Dernière modification : le 29 novembre 2017 à 11 h 49 min.