Extraits pertinents : [11] Le procureur du travailleur s’est objecté au dépôt en preuve d’un rapport d’enquête de filature ainsi que d’une bande vidéo l’accompagnant. Il demande au tribunal de déclarer que cette preuve est irrecevable, puisque l’employeur n’avait pas de motifs raisonnables pour procéder à une telle enquête de filature et qu’il y a violation des droits fondamentaux. [12] Pour sa part, le procureur de l’employeur soumet que cette preuve permettra au tribunal d’évaluer la crédibilité du travailleur au sujet de son état de santé. [15] La Commission des lésions professionnelles doit décider si le rapport d’enquête de filature ainsi que la bande vidéo l’accompagnant sont recevables en preuve dans les présents litiges. [19] Il précise que l’enquête s’est effectuée avec deux enquêteurs. Il explique ensuite les techniques d’enquête, soit le positionnement par rapport au domicile ou lors d’un suivi en voiture. Lorsqu’il constate que le sujet est en action, il le filme. Il tente d’obtenir des images significatives avec le mandat au dossier. Il indique que le travailleur n’a été filmé que dans des lieux publics. Les images se retrouvant sur le DVD associé au rapport écrit correspondent aux images prises par chaque enquêteur. L’intégralité des images captées se retrouvent sur le DVD. [20] Il ajoute que lors de l’observation, chacun consigne ses notes au fur et à mesure. Des notes sont également prises lors d’observations directes par l’un des enquêteurs lorsque le travailleur ne peut être filmé. À la fin de la journée, les enquêteurs mettent en commun leurs observations. Une fois ces notes retranscrites au rapport, chaque enquêteur authentifie que le contenu est conforme aux observations. [21] La preuve se révèle authentique, puisqu’elle respecte les critères énoncés par la jurisprudence. De plus, aucune preuve n’est venue démontrer qu’un autre intervenant aurait pu altérer cette preuve. Le témoignage de l’enquêteur est fiable. [23] Nous sommes dans un contexte où le droit à la vie privée est invoqué à l’encontre d’une preuve de filature obtenue dans le cadre d’une lésion professionnelle. Comme le précise le tribunal dans l’affaire Sobeys Group[2], c’est la Charte des droits et libertés de la personne[3] (la Charte) de même que certaines dispositions du Code civil du Québec[4] (le Code civil) qui dressent le cadre juridique à partir duquel s’apprécie la légalité des décisions prises par un employeur de faire surveiller un travailleur. [24] Tout d’abord, les articles 5 et 9.1 de la Charte prévoient que : 5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée. 9.1. Les libertés et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l'exercice. [25] Ensuite, les articles 3, 35, 36 et 2858 du Code civil stipulent que : 3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée. Ces droits sont incessibles. 35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée. Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise. 36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants: 1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit; 2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée; 3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés; 4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit; 5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l'information légitime du public; 6° Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels. Le tribunal doit, même d'office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l'utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Il n'est pas tenu compte de ce dernier critère lorsqu'il s'agit d'une violation du droit au respect du secret professionnel. [28] Relativement aux principes devant guider le tribunal dans pareilles circonstances, il y a lieu de référer aux propos du juge LeBel de la Cour d’appel dans la décision Syndicat des travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette et Trudeau[7]. Cette décision fait suite à une surveillance de la part d’un employeur à l’égard d’un salarié et elle s’inscrit dans le cadre d’un litige ayant trait aux relations de travail. Les principes dégagés par ce jugement, quant à l’admissibilité de la preuve d’une filature, ont été repris dans de nombreuses décisions[8]. Nous pouvons y lire que : En substance, bien qu’elle comporte une atteinte apparente au droit à la vie privée, la surveillance à l’extérieur peut être admise si elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens raisonnables, comme l’exige l’article 9.1 de la Charte québécoise. Ainsi, il faut d’abord que l’on retrouve un lien entre la mesure prise par l’employeur et les exigences du bon fonctionnement de l’entreprise ou de l’établissement en cause (A. Lajoie, loc. cit., supra, p. 191). Il ne saurait s’agir d’une décision purement arbitraire et appliquée au hasard. L’employeur doit déjà posséder des motifs raisonnables avant de décider de soumettre son salarié à une surveillance. Il ne saurait les créer a posteriori, après avoir effectué la surveillance en litige. Au départ, on peut concéder qu’un employeur a un intérêt sérieux à s’assurer de la loyauté et de l’exécution correcte par le salarié de ses obligations, lorsque celui-ci recourt au régime de protection contre les lésions professionnelles. Avant même d’employer cette méthode, il faut cependant qu’il ait des motifs sérieux qui lui permettent de mettre en doute l’honnêteté du comportement de l’employé. Au niveau du choix des moyens, il faut que la mesure de surveillance, notamment la filature, apparaisse comme nécessaire pour la vérification du comportement du salarié et que, par ailleurs, elle soit menée de la façon la moins intrusive possible. Lorsque ces conditions sont réunies, l’employeur a le droit de recourir à des procédures de surveillance, qui doivent être aussi limitées que possible : […] [29] La Cour d’appel rappelle que le concept de vie privée n’est pas limité géographiquement aux seuls lieux privés, mais aussi aux lieux publics. Ce droit à la vie privée comporte le droit à l’anonymat et à l’intimité. Ce droit n’est donc pas limité aux lieux, mais il suit et se rattache à la personne. Il ne peut s’agir d’une décision arbitraire. [30] Ainsi, toute surveillance effectuée par un employeur en dehors des lieux du travail n’est pas nécessairement illicite. Bien qu’à première vue, une telle surveillance puisse constituer une atteinte à la vie privée, elle pourra être admise si elle est justifiée par des motifs rationnels et si elle est conduite par des moyens raisonnables, et ce, en conformité avec la Charte. Cependant, de tel motifs rationnels doivent exister avant même que ne débute la filature. [35] Ainsi, à partir de ce qui est prévu à ces dispositions législatives, lorsque le tribunal doit disposer de la recevabilité d’un enregistrement vidéo, il doit se poser les questions suivantes : Les conditions dans lesquelles l’élément de preuve a été obtenu portent-elles atteinte aux droits et libertés fondamentaux? Si oui L’utilisation de cette preuve est-elle susceptible de déconsidérer l’administration de la justice? [37] La Commission des lésions professionnelles a déjà décidé que certaines circonstances constituent des motifs rationnels justifiant la filature. La difficulté à joindre le travailleur et l’imprécision justifiant ses absences de son domicile[12], la difficulté de procéder à l’examen clinique du travailleur, l’inconstance des signes et des symptômes, la discordance entre les plaintes subjectives et les trouvailles de l’examen clinique objectif et la présence de signes de Waddell[13], le fait que le travailleur travaillerait pour un autre employeur[14], l’évolution de la condition du travailleur chez qui un nouveau diagnostic apparait alors qu’il est en convalescence depuis plusieurs mois[15]. [39] Tout d’abord, l’analyse démontre que la preuve de filature constitue une atteinte aux droits fondamentaux, mais qu’elle a été conduite par des moyens rationnels. En effet, dans le présent dossier, la filature a été réalisée d’une manière peu intrusive. Toutes les séquences filmées, de même que les observations notées dans les rapports d’enquête sont effectuées à partir de l’extérieur du domicile privé du travailleur. Il s’agit donc de séquences qui pouvaient être vues de toute personne circulant à proximité du domicile du travailleur ou des lieux où il se rend. [43] Par la suite, il explique les différents motifs ayant mené au mandat de filature. Il précise avoir très rarement recours à la filature. Les principaux motifs qui mènent à une filature sont la complexification d’un dossier, la consolidation qui se prolonge, les commentaires entendus sur le terrain, les avis des experts quant à la présence de signes d’exagération ou de discordances, la difficulté à faire faire de l’assignation temporaire. [45] De plus, monsieur Tremblay indique qu’on lui rapporte certains commentaires des gens sur place, soit l’organisation de soirées de karaoké et la vente de cigarettes électroniques dans un marché aux puces. [50] L’employeur attend au 12 juin 2013 pour faire à nouveau examiner le travailleur, soit plus de 9 mois après l’événement. Le docteur Marc Goulet conclut que le tableau clinique est très discordant entre les symptômes et l’examen clinique. De l’avis du tribunal, ce rapport du docteur Goulet soulevait un sérieux questionnement quant à la réelle incapacité du travailleur, ce qui confirmait davantage la nécessité de procéder à une enquête de filature. Une telle conclusion a d’ailleurs été retenue par la Commission des lésions professionnelles dans l’affaire Commission scolaire au Cœur-des Vallées et Roy[16], où le tribunal soulignait que la présence de signes discordants lors d’un examen médical pouvait justifier un employeur de procéder à une enquête de filature : [38] Dans le présent dossier, le tribunal reconnaît que le recours à la filature peut constituer une atteinte à la vie privée. Toutefois, la preuve démontre que le moyen utilisé par l’employeur pouvait être nécessaire en vue de colliger les informations relatives à la capacité fonctionnelle du travailleur en lien avec sa réclamation pour lésion professionnelle. Cette démarche était justifiée par la constatation de discordance ressortant de l’examen médical effectué par le médecin désigné par l’employeur, soit des signes importants, selon ce dernier, de non-organicité. À cet égard, la preuve démontre que l’employeur possédait des motifs raisonnables pour justifier sa démarche. [52] Le seul reproche que le tribunal peut émettre à l’employeur est le fait de ne pas avoir demandé et attendu l’avis d’un membre du Bureau d’évaluation médicale avant de procéder à la filature. En effet, cette évaluation médicale aurait pu également apporter des motifs supplémentaires permettant de justifier ladite filature. [53] Malgré tout, le tribunal considère que l’employeur a pris suffisamment de précautions pour bien cerner la problématique du travailleur avant de considérer l’option d’effectuer une surveillance par la voie d’une filature et d’un enregistrement vidéo. [54] Dans un tel contexte, la Commission des lésions professionnelles voit difficilement comment l’employeur aurait pu procéder autrement que par une filature. En effet, l’employeur a fait la preuve qu’il avait des motifs rationnels, raisonnables et sérieux de demander une filature. Les motifs invoqués ne tiennent pas d’un simple doute, mais bien d’éléments précis et objectifs. Par ailleurs, ces motifs existent au moment où la décision de procéder à une filature du travailleur est prise. Et elle se justifiait par une préoccupation réelle en vue d’obtenir des éléments de preuve lui permettant d’éclaircir la situation, le tout dans le but d’exercer une saine gestion de ses dossiers de lésion professionnelle[17]. [55] En conclusion, la Commission des lésions professionnelles est d’avis que la surveillance effectuée les 27 et 29 juin 2013 ainsi que le 8 août 2013 est une atteinte à la vie privée garantie par la Charte, mais qu’elle est admissible en application de l’article 9.1 de la Charte,puisqu’elle a été effectuée en raison de motifs raisonnables, dans des lieux publics ou accessibles au public et par des moyens le moins intrusif possible. PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES : REJETTE l’objection du travailleur au dépôt du rapport de filature et du DVD comme élément de preuve; DÉCLARE que la vidéo et le rapport de filature déposés par l’employeur, dans les dossiers à l’étude, sont admissibles en preuve quant à leur contenu. Dernière modification : le 3 décembre 2017 à 12 h 24 min.