Extraits pertinents : [1] Les appelants se pourvoient contre un jugement rendu le 23 octobre 2013 par l’honorable Richard Nadeau de la Cour supérieure, district de Montréal, qui a accueilli l’action en diffamation intentée par les intimés et les a condamnés solidairement à leur payer 155 000 $ à titre de dommages pour atteinte à la réputation et pertes pécuniaires; [2] Les intimés, se portant appelants incidents, contestent le refus du juge de leur octroyer des dommages punitifs. Ils demandent à la Cour de condamner les appelants à leur payer 200 000 $ à ce titre, en plus du remboursement des honoraires extrajudiciaires payés à leur avocat et de l’indemnité additionnelle. LA COUR : [4] ACCUEILLE la requête en radiation d’allégations et rejet de pièces, sans frais; [5] ACCUEILLE l’appel, avec dépens; [6] INFIRME le jugement de première instance; [7] REJETTE la requête introductive d’instance en diffamation, avec dépens; Le contexte [12] L’action en diffamation intentée par les intimés contre les appelants découle de la vente du cheval Jaylo Pine (ci-après le cheval), le 28 février 2004. En première instance, les parties ont donné des versions contradictoires de certains événements entourant la vente du cheval. En appel, elles ne remettent pas en cause les déterminations du juge de première instance. En conséquence, pour simplifier, je résume le contexte en me fondant sur les faits qu’il a retenus. [13] Les intimés Nathalie Marcotte et Claude Delorme (ci-après Marcotte et Delorme) exploitent un commerce de chevaux sous la raison sociale « Classic Cowboy Ranch » (ci-après CCR). Ils deviennent propriétaires du cheval en octobre 2003. Ils le font monter par des cavaliers chaque semaine pour le garder en forme. Aucun problème de boiterie n’est constaté. [14] L’appelant Nicole, très familier avec les chevaux, communique avec Delorme. Il est attiré par le cheval qu’il a vu sur le site Internet de CCR. Nicole explique à Delorme qu’il veut acquérir un jeune cheval pour faire des randonnées d’endurance. Une rencontre est organisée le 28 février 2004. Le cheval est conduit chez un voisin, Desrochers, qui possède un manège. Nicole le monte et s’en déclare satisfait. Il l’achète au prix de 6 000 $. [15] Le contrat écrit, signé le même jour, prévoit le versement immédiat de 1 000 $, le paiement du solde lors de la prise de possession fixée au 1er mai 2004. Une garantie est donnée jusqu’au 1er mai contre les problèmes respiratoires et les boiteries. En cas de problème, le cheval sera échangé contre un autre présentant les mêmes caractéristiques. La remise du certificat d’enregistrement du cheval ainsi que du certificat de transfert est prévue pour le 1er mai 2004. Le contrat indique aussi que Delorme gardera le cheval en pension, à ses frais, jusqu’à la prise de possession et que Desrochers l’entraînera pendant cette période. [18] Le 21 juin, Nicole envoie un autre courriel à Delorme. Il fait état des problèmes vécus avec le cheval. Celui-ci est « peureux à l’extrême et fait des écarts tellement brusques qu’à plusieurs reprises, je me suis trouvé en danger de chute ». Comme il trébuchait souvent en randonnée, Nicole l’a fait examiner par un vétérinaire : « [u]n examen a révélé une sensibilité importante au pied droit avant ». Nicole dénonce à Marcotte et Delorme les vices cachés dont est affligé le cheval, soit un problème d’ostéoarthrose aux jarrets des pattes arrière. Il demande l’annulation du contrat et le remboursement de 6 000 $. Ce courriel faisait suite à l’examen du cheval par un vétérinaire, le 18 juin. Celui-ci écrit : Lors d'un examen de boiterie du cheval décrit ci-haut nous avons découvert la présence de lésions d'ostéoarthrose (éparvins osseux ou « jack ») au niveau des deux jarrets. Ces lésions sont importantes et vont même jusqu'à l'arthrodèse de certaines surfaces articulaires (fusion des surfaces articulaires impliquées). Ces lésions sont présentes depuis longtemps et représentent un vice non visible (caché). À la lumière de cet examen je recommande à mon client de ne pas garder cet animal. [19] À la suite de ces courriels, Nicole tente de parler à Delorme. Après quelques essais, ce dernier lui dit que la garantie est expirée et il l'invite à s'adresser aux « Petites créances ». [20] Après réception d’un rapport de crédit des huissiers et considération des difficultés reliées à l'exécution d'un jugement, Nicole s’adresse à l’appelante, La Société TVA inc. (ci-après TVA), pour faire un reportage sur la situation dont il dit avoir été victime. Il écrit une lettre dans laquelle il explique qu’il a acheté un cheval affligé de vices cachés et que de nombreuses personnes sont victimes de ce genre de transactions chaque année. Il joint à sa lettre 18 documents, tels le contrat d’achat, le rapport d’examen du vétérinaire, ses courriels avec Delorme, la mise en demeure adressée à Delorme, le rapport de crédit réalisé par un bureau d’huissiers, le certificat d’enregistrement du cheval, etc. TVA décide de faire une enquête sur le sujet. [21] L’appelante Lemieux, une journaliste d’expérience, est chargée de l’enquête. La lecture de la lettre de Nicole a retenu son attention, dit-elle, sur les questions de l’examen vétérinaire préachat et de la chaîne de possession du cheval. Elle amorce son enquête par une discussion avec Nicole. Elle lui demande de lui raconter son histoire et de lui donner des explications sur les documents envoyés. 4.2 Le reportage diffusé par TVA [42] L’épisode de J.E. télédiffusé le 3 décembre 2004 présente trois reportages distincts. Celui qui concerne les parties est présenté en deuxième. Le premier reportage porte sur un consultant qui fraude des victimes d’accident du travail. Le troisième traite du cas d’une personne âgée qui a légué ses biens à une résidence privée dans des circonstances troublantes. [43] Le reportage en cause dure un peu plus de onze minutes. Il est constitué de 34 courtes séquences. En plus de l’animatrice Gagnon, y participent la journaliste Lemieux, Nicole, un vétérinaire, un maréchal-ferrant, le directeur de la Fédération équestre du Québec ainsi que Marcotte et Delorme. Tous les acteurs prennent un ton respectueux, une attitude posée et un langage sobre. On voit le cheval à quelques reprises. On ne décèle aucune boiterie. 4.3.4 L’utilisation d’une histoire privée [91] Le juge reconnaît que les sujets traités par TVA et Lemieux dans leur reportage sont d’intérêt public, mais il affirme que les aborder en se servant d’une affaire privée constitue une faute. Il écrit : [103] Même si les sujets des examens préachats et des certificats d'enregistrements étaient d'intérêt pour le public, on aurait pu les aborder sans se servir d'une histoire essentiellement privée pour les illustrer. Ce faisant, la défenderesse et ses préposés ont commis une faute et doivent réparation. [92] Avec égards, cet énoncé est erroné. Les règles gouvernant la diffamation et la pondération entre le droit à la vie privée et la liberté d’expression pointent plutôt dans une autre direction. [94] Le différend en cause est-il de nature « essentiellement privée »? Il s’agit d’un différend entre un commerçant dans le domaine équestre et un acheteur insatisfait. L’attente de Marcotte et Delorme en matière de vie privée dans un contexte où ils vendent des biens au grand public ne peut pas être aussi élevée que dans d’autres contextes plus personnels. L’information diffusée dans le reportage traite de problèmes survenus à l’occasion de la vente d’un cheval. Les questions soulevées sont liées avec celle de la protection du consommateur, plus particulièrement, aux inspections préachat et aux certificats d’enregistrement. Les faits relatés dans le reportage sont pertinents à la question du vice caché dont est affligé le cheval. [95] Le juge ne pouvait pas exiger de la journaliste qu’elle fasse état de questions touchant l’intérêt public sans révéler en quoi ou comment le problème sur lequel on cherche à attirer l’attention peut se matérialiser dans la réalité ou affecter une personne. Le propre de la démarche journalistique du reportage d’enquête est d’enquêter sur des cas précis et de porter ces situations au grand jour afin de sensibiliser le public, notamment au sujet des bonnes pratiques en matière de consommation. S’il fallait exiger de la journaliste d’enquête qu’elle soulève ces questions d’intérêt public dans l’abstrait, cela équivaudrait à la cantonner dans un rôle qui ne sied pas au ton propre à ce type de journalisme. Tenir un tel raisonnement revient à donner préséance au droit à la réputation et à reléguer la liberté d’expression au second plan. [96] Les justiciables ont certes le droit « d’être protégés contre la soif du public à l’égard d’affaires privées dont la publication n’est pas justifiée par l’intérêt public »[20]. Marcotte et Delorme ont droit au respect de leur vie privée. Cependant, leurs attentes en la matière diminuent lorsqu’ils posent des gestes en société, comme ici, s’adonner à la vente de biens au public en général. [97] L’auteure Nicole Vallières notait, en 1985[21], que la sphère privée des personnes qui exercent des activités touchant les intérêts du public, que ces activités soient politiques, économiques ou culturelles, est plus restreinte que celles des individus qui n’ont pas de responsabilité envers la collectivité[22]. Dans Gestion finance Tamalia inc. c. Garrel, la Cour a jugé que les propos diffamatoires faisaient intervenir des questions d’intérêt public à la fois parce qu’ils traitaient de santé publique et de protection des consommateurs[23]. Dans notre cas, il s’agit de questions relatives à la protection du consommateur. [98] Il existe en ce moment, au Québec et ailleurs dans le monde, un vaste mouvement par lequel les tribunaux partagent une préoccupation accrue pour la protection de la liberté d’expression, comme le rappelle la Cour suprême dans Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc. : [19] Bien entendu, il n’existe pas d’instrument de mesure précis pour déterminer le point d’équilibre entre la protection de la réputation et la liberté d’expression. La conciliation de ces deux droits reposera sur le respect des principes qui servent de fondement à une société libre et démocratique. Le point d’intersection varie suivant l’évolution de la société. Ce qui était une limite acceptable à la liberté d’expression au 19esiècle peut ne plus l’être aujourd’hui. D’ailleurs, au cours des dernières décennies particulièrement, on observe une évolution du droit de la diffamation afin de protéger plus adéquatement la liberté d’expression à l’égard des questions touchant l’intérêt public. En common law par exemple, notre Cour a réévalué la défense du commentaire loyal (WIC Radio Ltd. c. Simpson, 2008 CSC 40 (CanLII), [2008] 2 R.C.S. 420, par. 49 et suiv.) et reconnu l’existence d’une défense de communication responsable concernant des questions d’intérêt public (Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61 (CanLII), [2009] 3 R.C.S. 640). [21] Ce ne sont pas tant les solutions précises proposées par ces cours — solutions qui varient selon les traditions juridiques, garanties constitutionnelles et normes sociales en place dans chaque pays — que la tendance générale qui s’en dégage qui intéresse mon propos. Toutes ces cours partagent avec les tribunaux canadiens, y compris les tribunaux québécois, une préoccupation accrue pour la protection de la liberté d’expression. Le droit en matière de diffamation évolue en conséquence. C’est dans ce contexte général que doit être abordée la présente affaire. Je vais maintenant examiner le régime juridique applicable à la diffamation en droit civil québécois. [24] [Je souligne] [104] Avec égards, il faut conclure que le raisonnement du juge de première instance ne tient pas. Comment reconnaître, d’une part, que la notion d’intérêt public permet, dans certaines circonstances, de traiter de sujets qui peuvent porter atteinte au droit à la vie privée, sans reconnaître, d’autre part, que les journalistes peuvent mettre au jour des cas réels faisant intervenir ces questions d’intérêt public? Comment établir qu’un sujet est d’intérêt public sans démontrer qu’il se rattache à une situation réelle et concrète qui a cours dans la société? Quel serait le contenu de la notion d’intérêt public s’il fallait la réduire à une discussion abstraite et désincarnée? [106] Les questions de l’inspection préachat et des problèmes inhérents aux certificats d’enregistrement dans le monde équestre sont des questions d’intérêt public. Elles touchent le bien-être d’un segment de la population qui peut « légitimement s’intéresser à ce qui se passe ou à ce qui peut [lui] arriver (…) »[34] en lien avec ces questions. L’affaire en cause n’est donc pas de nature « essentiellement privée ». Il s’agit de questions découlant d’une vente entre un commerçant dans le domaine équestre et un acheteur insatisfait, des questions liées à la protection du consommateur. L’attente en matière de vie privée dans une situation de vente au public ne peut être aussi élevée que dans d’autres contextes. 5- Les conclusions [125] À mon avis, TVA, Lemieux et Nicole n’ont pas commis de faute. Il devient donc inutile de traiter des autres questions en litige. Je dirai que l’évaluation des dommages par le juge est problématique, sans plus. Pour ces motifs, je propose d’accueillir la requête en radiation d’allégations et rejet de pièces, sans frais, d’accueillir l’appel, avec dépens, d’infirmer le jugement de première instance, de rejeter la requête introductive d’instance en diffamation, avec dépens et de rejeter l’appel incident, sans frais. Dernière modification : le 3 décembre 2017 à 11 h 46 min.