Extraits pertinents :

[12] Les appelantes se pourvoient contre un jugement prononcé le 20 octobre 2006 par la Cour supérieure, district de Montréal, (l'honorable Maurice E. Lagacé) qui rejetait la requête visant à faire déclarer nulles ou inopérantes les mesures de contrôle adoptées par la Cour supérieure du Québec, son juge en chef et le ministère de la Justice du Québec. Ces mesures limitent la tenue d'entrevues et la prise d'images à des endroits spécifiques dans les palais de justice. Elles interdisent également la diffusion des enregistrements sonores officiels des audiences de la Cour supérieure.

Faits 

[13]  Jusqu'en 2005, les journalistes, photographes et caméramans chargés de la couverture médiatique des nouvelles judiciaires pouvaient aller et venir à leur guise, avec leurs instruments de travail, dans toutes les aires publiques des palais de justice du Québec, à l'exception des salles d'audience. Dans le cadre de leurs reportages audio ou audiovisuel, les journalistes judiciaires pouvaient également diffuser des extraits d'enregistrements officiels des audiences, enregistrements qu'ils s'étaient préalablement procurés auprès du service du greffe de la Cour. Ils pouvaient enregistrer pour leurs fins personnelles les audiences, mais il leur était toutefois interdit de diffuser leurs propres enregistrements.

[14Voulant répondre à certains débordements causés par la grande affluence de représentants médiatiques recherchant des commentaires et des images saisis sur le vif, les juges de la Cour supérieure du Québec ont adopté, lors d'une assemblée générale tenue le 8 octobre 2004, le Règlement (2005) modifiant le Règlement de procédure civile de la Cour supérieure[1] (ci-après Règlement) dans le but notamment d'y ajouter les articles 38.1 et 38.2, communément appelé « règles de pratique ». Les mêmes juges ont aussi adopté des dispositions similaires (articles 8A et 8B) par les Règles modifiant les Règles de procédure de la Cour supérieure du Québec, chambre criminelle (2002)[2] (ci-après Règles).

[15]           Les dispositions pertinentes du Règlement sont rédigées ainsi depuis 2005 :
Règlement de procédure civile de la Cour supérieure

38. Bon ordre des audiences. Est interdit à l'audience tout ce qui porte atteinte au décorum et au bon ordre de la Cour.

Sont également prohibées à l'audience la lecture des journaux, la photographie, la cinématographie, la radio-diffusion et la télévision.

L'enregistrement sonore par les médias des débats et de la décision, le cas échéant, est permis, sauf interdiction du juge. La diffusion sonore d'un tel enregistrement est interdite.

38.1. Prise d'entrevues et usage de caméras. Afin d'assurer la saine administration de la justice, la sérénité des débats judiciaires et le respect des droits des justiciables et des témoins, la prise d'entrevues et l'usage de caméras dans un palais de justice ne sont permis que dans les lieux prévus à cette fin par directives des juges en chef.

38.2. Diffusion interdite. La diffusion de l'enregistrement d'une audience est interdite.

Règles de procédures de la Cour supérieure, Chambre criminelle (2002)

8. Est interdit à l’audience tout ce qui porte atteinte au décorum et au bon ordre du tribunal.

Sont également prohibés à l’audience la lecture des journaux, la photographie, la cinématographie, la radiodiffusion, la télédiffusion et l’usage de téléphones cellulaires et de téléavertisseurs.

L’enregistrement sonore par les médias des débats et de la décision, le cas échéant, est permis, sauf interdiction du juge. La diffusion sonore d’un tel enregistrement est interdite.

8A. La diffusion de l’enregistrement d’une audience est interdite.

8B. Afin d’assurer la saine administration de la justice, la sérénité des débats judiciaires et le respect des droits des justiciables et des témoins, la tenue d’entrevues et l’usage de caméras dans un palais de justice ne sont permis que dans les lieux prévus à cette fin par directives des juges en chef.

[18] Enfin, le juge en chef associé de la Cour supérieure a également émis des directives similaires, sinon identiques, à celles du juge en chef pour régir la prise d'images et la tenue d'entrevues dans les palais de justice du district d'appel de Québec. Elles sont en vigueur depuis le 1er mai 2006[5].

[19] Les appelantes contestent l'ensemble de ces dispositions (ci-après « mesures contestées »). Elles prétendent que les zones désignées pour la prise d'images et la tenue d'entrevues les restreignent indûment et que l'interdiction de diffuser les extraits d'enregistrements officiels des audiences porte atteinte à la qualité de leur reportage. Les médias se sont donc regroupés pour présenter une requête en jugement déclaratoire visant à faire déclarer invalides et inopposables les articles 38.1 et 38.2 du Règlement, les articles 8A et 8B des Règles, toutes les directives adoptées en vertu de ces articles, ainsi que la Directive A-10. Les appelantes sont constituées d'un consortium d'entreprises médiatiques (presse écrite ou électronique) appelées à couvrir l'actualité judiciaire dans les palais de justice ainsi que de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. Cette dernière est une association sans but lucratif qui rassemble sur une base volontaire des milliers de journalistes et autres artisans des métiers de l'information (pigiste, recherchiste, animateur, photographe, etc.).

Jugement de première instance 

[22] Le juge de première instance, prenant appui sur l'abondante preuve soumise, conclut que les dispositions contestées sont valides, tant au regard du droit administratif que du droit constitutionnel. En ce qui concerne les motifs de droit administratif, il retient que le Règlement et les Règles relèvent du pouvoir des juges d'adopter les règles de pratique nécessaires à la conduite des audiences et à la bonne exécution des dispositions prévues par le Code de procédure civile (C.p.c.) ou par le Code criminel (C.Cr.)[8]. Ces pouvoirs sont respectivement consacrés aux articles 47 C.p.c. et 482 C.Cr. Il ajoute que même si la compétence des juges d'adopter les dispositions contestées ne relevait pas des articles 47 C.p.c. et 482 C.Cr., il aurait tout de même conclu que celles-ci avaient été validement adoptées en vertu des pouvoirs inhérents des tribunaux de droit commun[9].

[23]  Le juge rejette l'argument des appelantes que les dispositions contestées ne contiennent en fait aucune norme. Pour lui, les mesures contestées sont suffisamment précises, même si elles réfèrent à des directives du juge en chef quant à l'emplacement des lieux prévus pour la prise d'entrevues et l'usage de caméras[10]. Les juges n'ont pas non plus sous délégué illégalement aux juges en chef le pouvoir de désigner l'emplacement des lieux désignés, mais simplement les ont chargés de la mise en application des mesures contestées[11]. Qui plus est, cette discrétion dans la disposition des zones désignées permet une certaine flexibilité, nécessaire pour répondre avec célérité aux demandes des médias[12].

[26] Le premier juge détaille son analyse lorsqu'il aborde la question de la liberté d'expression. Après avoir mis en contexte la liberté d'expression dans le cadre de cette affaire, le juge s'interroge quant à savoir si les mesures contestées bénéficient de la protection des articles 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés[15] (ci-après Charte canadienne) et 3 de la Charte des droits et libertés de la personne[16] (ci-après Charte québécoise)Il conclut que l'usage de caméras, la tenue d'entrevues et la diffusion d'enregistrement constituent des activités expressives; cela n'est d'ailleurs pas contesté par les intimés[17]. Il poursuit en affirmant que ces activités expressives bénéficient de la protection des Chartes parce que ni leur nature ni les lieux où elles s'exercent ne sont incompatibles avec les valeurs sous-jacentes à la liberté d'expression. La diffusion de l'enregistrement d'une bande sonore des débats s'effectue sur les ondes des différents médias et la prise d'images a lieu dans les corridors publics des palais de justice. Ces activités doivent bénéficier de la protection des Chartes et les mesures contestées, selon le premier juge, portent atteinte à la liberté d'expression[18].

[28]  Le juge de première instance retient que les objectifs poursuivis par les mesures contestées sont les suivants :

▪         Maintenir l’intégrité et la confiance du public en l’administration de la justice ;

▪         Assurer la tenue de procès impartiaux et la sérénité des débats judiciaires ;

▪         Assurer la sécurité, la dignité et la vie privée des justiciables et de leurs proches ;

▪         Maintenir l’ordre et le décorum des salles d’audiences et à proximité de celles-ci ;

▪         Permettre à tous les usagers des Palais de Justice d’avoir accès en toute sécurité aux salles d’audiences, de circuler librement et de pouvoir témoigner sereinement sans crainte d’être surpris, envahis, suivis et même pourchassés par les médias[21].

[29] Il estime que ces objectifs sont incontestablement réels et urgents[22]. De plus, le fait de confiner l'usage des caméras et la prise d'entrevues à des endroits spécifiques dans les palais de justice et de n'interdire que la diffusion des enregistrements des audiences de la cour (et non leur accès) constitue, selon lui, des moyens ayant un lien rationnel avec les objectifs poursuivis[23].

[30] Il conclut ensuite que, tout en étant sensible aux préoccupations techniques des caméramans, l'atteinte à la liberté d'expression est minimale puisqu'elle n'affecte d'aucune façon l'habileté des médias à rapporter tout ce qui se déroule dans les palais de justice[24]. Les mesures contestées constituent la solution la plus pratique, efficace et uniforme que les intimés pouvaient adopter pour atteindre leur objectif. Même constat pour l'interdiction de diffusion des enregistrements : ces mesures n'affectent en rien la capacité des médias de rapporter avec rigueur et exactitude les propos tenus devant les tribunaux[25].

[31] Le premier juge passe ensuite à l'analyse de la proportionnalité des effets bénéfiques des mesures contestées et de leurs effets préjudiciables. À ce titre, il note que les mesures adoptées garantissent une protection accrue de la vie privée des participants au processus judiciaire. Il considère cette protection comme l'effet bénéfique le plus important des mesures. Il écrit :

« Certes, la liberté d'expression et le droit du public à l'information imposent nécessairement des limites au droit et au respect de la vie privée dans certaines circonstances. Mais, même si le droit à la vie privée se trouve parfois limité, il faut, dans tous les cas, tenir compte du consentement exprès ou à tout le moins tacite de la personne dont on publie l'image ou dont on reproduit la voix »[26].

Il conclut finalement que « [l]'effet bénéfique des mesures visant la protection de la vie privée dépasse donc largement leur effet préjudiciable sur les libertés d'expression et de la presse »[27].

[32]  En ce qui concerne les enregistrements officiels des débats judiciaires, le juge estime que le but premier de ces enregistrements est de préserver la preuve, notamment aux fins des procédures en appel. Aussi, si les participants au processus judiciaire doivent accepter que leur voix soit captée, « ils ont par ailleurs droit de s'attendre que cette suspension [de leur vie privée] ne s'étendra pas au-delà du jugement de Cour »[28].

QUESTIONS EN LITIGE

[36]  Les appelantes posent trois questions dans le cadre de leur pourvoi :

I. Est-ce que les dispositions contestées ont été adoptées dans le respect des règles de droit administratif applicables?

II. A) Les dispositions contestées portent-elles atteinte à la liberté d'expression?

B) Les dispositions contestées constituent-elles des limites raisonnables dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne?

ANALYSE

[48] Il convient de diviser l'analyse en deux parties : d'abord, il y a lieu d'examiner les questions de droit administratif soulevées par les appelantes (I); ensuite, je considérerai les questions de droit constitutionnel (II). Mentionnons que cette deuxième partie sera elle-même divisée en deux sous-parties. Conformément à la jurisprudence en la matière, il faudra d'abord évaluer si les dispositions contestées — concernant l'interdiction de la diffusion des enregistrements officiels et la restriction de la prise d'images et de la tenue d'entrevues à des zones désignées — portent atteinte à la liberté d'expression (II A.). Si oui, il restera à déterminer si de telles atteintes peuvent être justifiées dans le cadre d'une société libre et démocratique (II B.).

I. Droit administratif 

[50] L'auteur Patrice Garant écrit que l'adoption des règles de pratique de la Cour supérieure « constitue vraiment l'exercice d'une fonction réglementaire par le pouvoir judiciaire, prévue par l'article 47 du Code de procédure civile »[31]. Cet article énonce que « La majorité des juges de chaque cour, soit à une assemblée convoquée à cette fin par le juge en chef, soit par voie de consultation par courrier tenue et certifiée par celui-ci, peuvent adopter, pour un ou plusieurs districts judiciaires, les règles de pratique jugées nécessaires à la bonne exécution des dispositions du présent Code ». Le juge de première instance a considéré que c'est en vertu de l'article 47 C.p.c. que les juges de la Cour supérieure ont adopté les articles 38.1 et 38.2 du Règlement de procédure civile de la Cour supérieure en 2003. Je suis d'accord avec lui. Dans certains cas, le bruit médiatique à l'extérieur des salles de cour ayant un impact certain sur la conduite interne des audiences, même si le comportement visé par les articles concernés se déroule à l'extérieur des salles de cour, je suis d'avis que les juges pouvaient le réglementer aux fins d'assurer une saine administration de la justice.

[51] De la même manière, en se fondant sur l'article 482 C.Cr., les juges de la Cour supérieure ont adopté des dispositions similaires : les articles 8A et 8B des Règles de procédures de la Cour supérieure, Chambre criminelle (2002). L'article 482 (1) édicte que « Toute cour supérieure de juridiction criminelle, ainsi que toute cour d'appel, peut établir des règles de cour non incompatibles avec la présente loi ou toute autre loi fédérale […] » et l'article 482 (3) précise encore que ces règles peuvent être établies « a) de façon générale, pour réglementer les fonctions des fonctionnaires du tribunal et toute autre matière considérée comme opportune pour atteindre les fins de la justice et exécuter les dispositions de la loi ». Encore une fois, je suis d'avis que les articles adoptés par les juges ont pu l'être en vertu de cette disposition parce qu'ils visent une meilleure administration de la justice.

[52] En vertu de ces dispositions habilitantes, les juges de la Cour supérieure avaient, à mon avis, le pouvoir d'adopter les articles en cause[32]. Vu cette conclusion, il n'est pas nécessaire de recourir à l'analyse des pouvoirs inhérents des tribunaux de droit commun.

[53] Quant au contenu normatif des articles 38.1 du Règlement et 8B des Règles, je suis d'accord avec le juge de première instance pour dire qu'il est amplement suffisant et précis, même si les zones désignées ou les critères spécifiques pour les définir ne sont pas détaillés. Considérant les différentes configurations des palais de justice de la province, il est normal que ces deux articles laissent une marge de manœuvre aux juges en chef quant à la mise en application des restrictions aux prises de vue et aux tenues d'entrevues. La flexibilité des règles n'équivaut pas à un manque de contenu normatif, ni à une sous-délégation illégale. À ce sujet, la règle en l'espèce n'invite pas le juge en chef à participer illégalement au pouvoir discrétionnaire, mais elle lui défère plutôt la responsabilité strictement administrative de la mise en place des zones désignées.

[54] Je ne suis pas d'avis non plus que les articles 38.2 et 8A soient ultra vires parce que prohibitifs. Comme le mentionne l'auteur Patrice Garant, « [i]l est certain que toute réglementation est restrictive d'une certaine manière, puisque sont implicitement interdits les usages ou les actes contraires à la réglementation »[33]. En l'espèce, la diffusion des enregistrements est bel et bien interdite, mais non l'accès à de tels enregistrements. Ceci m'amène à conclure que cette règle, plutôt qu'une prohibition absolue, est davantage un  «sous-produit»[34] de la gestion du décorum de l'audience, soit une mesure qui permet de définir et de limiter un comportement nuisible à la bonne administration de la justice[35].

[55] Par ailleurs, les directives adoptées par le juge en chef sont, à mon sens, tout aussi valides. Les appelantes insistent sur le fait que les annexes n'ont pas été déposées. Il a toutefois été mis en preuve, comme l'a d'ailleurs retenu le premier juge[36], que les zones désignées étaient bien identifiées et connues de tous. Elles ne sont donc ni imprécises ni de trop large portée.

[56]  Ainsi, parce qu'elles ont été validement adoptées et parce qu'elles ne posent pas de problèmes d'exercice d'un pouvoir réglementaire, les directives du juge en chef et les articles 38.1 et 38.2 du Règlement et 8A et 8B des Règles sont conformes au droit administratif applicable.

II. Droit constitutionnel

  1.  Les dispositions contestées portent-elles atteinte à la liberté d'expression?

[63] La liberté d'expression a pour objet de protéger aussi bien la personne qui veut recevoir de l'information que celle qui veut donner de l'information[46]. En l'espèce, les appelantes revendiquent le droit de donner de l'information par la prise d'images ainsi que la diffusion d'extraits sonores des audiences. Ces activités s'inscrivent incontestablement dans un contexte de communication. Aussi, considérant le sens très large donné au mot « expression » par les tribunaux[47], je conclus que les activités visées par les dispositions contestées ont un contenu expressif suffisant pour entrer dans le champ d'application de la protection offerte par l'al. 2b)

[65] Il est certain que l'expression « dans un palais de justice » ne va pas à l'encontre des objectifs que l’al. 2b) est censé favoriser. Les intimés le reconnaissent volontiers : ce n'est pas que la liberté d'expression et la liberté de presse en elles-mêmes soient incompatibles avec la destination des palais de justice, mais bien que certains modes, actions ou moyens utilisés par les appelantes le sont. Le juge de première instance a été convaincu par la preuve que, avant l'adoption des mesures contestées, lors de procès fortement médiatisés, on assistait notamment à des attroupements (scrums), des bousculades, des chasses aux entrevues et aux images, ainsi que des réticences ou même des refus de témoigner par crainte du comportement des médias[51]. Aussi, même si je suis d'avis qu'il y a une place, dans les palais de justice, pour la liberté d'expression, celle-ci ne peut y être absolue, sans limites et sans retenues. Pour reprendre l'exemple du juge Lamer dans Comité pour la République du Canada, crier un message politique dans la bibliothèque du Parlement n'est pas un droit constitutionnel[52]. J'ajouterais que la course à la meilleure image dans les corridors d'un palais de justice ne l'est pas davantage. Une recherche agressive d'information (tant visuelle qu'auditive) et les attroupements médiatiques que celle-ci entraîne ne sont pas compatibles avec la destination d'un palais de justice. Une des fonctions du palais de justice est notamment de fournir un cadre ordonné dans lequel la sérénité des débats judiciaires peut être assurée. Une saine administration de la justice est entre autres garantie par des corridors paisibles dans lesquels les justiciables peuvent circuler en tout respect. Le libre mouvement des photographes, caméramans et journalistes recherchant des entrevues sera, à mon sens, toujours susceptible d'affecter la quiétude et le décorum essentiels des lieux. 

[67] En ce qui concerne la diffusion de l'enregistrement d'une audience, on pourrait soutenir que le même raisonnement s'applique, à la différence que ce n'est pas le lieu où se déroule l'activité que l'on cherche à protéger qui est incompatible avec cette même activité, mais plutôt son mode d'expression qui mine les valeurs sous-jacentes à la liberté d'expression. Je ne pense pas qu'il soit compatible avec une bonne administration de la justice que la voix des justiciables, des juges et des avocats soit retransmise sans restriction dans les médias. En revanche, le fait de rapporter — et même in extenso si on le désire — les propos exprimés lors d'une audience permet de donner une information intégrale tout en respectant la sérénité et le décorum requis par les débats judiciaires[54].

B.   Les dispositions contestées constituent-elles des limites raisonnables dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne?

Règle de droit 

[77] La liberté d'expression ne peut être restreinte que « par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique »[65]. Ainsi, pour que des mesures qui portent atteinte à la liberté d'expression puissent être justifiées, elles doivent être prescrites par des règles de droit. Les appelantes contestent que les Règles, le Règlement, les Directives et la Directive A-10 soient des règles de droit. Qu'en est-il?

[78] Le juge Le Dain, dans un arrêt de la Cour suprême de 1985 souvent repris, écrivait ce qui suit à propos des règles de droit :

Une restriction est prescrite par une règle de droit au sens de l'art. 1 si elle est prévue expressément par une loi ou un règlement, ou si elle découle nécessairement des termes d'une loi ou d'un règlement, ou de ses conditions d'application. La restriction peut aussi résulter de l'application d'une règle de common law[66].

But urgent et réel 

[86]  Au fil du temps, depuis l'arrêt Oakes[76] qui jetait les bases du test de l'article premier, la Cour suprême a adopté une approche contextuelle pour définir « la nature et le caractère suffisant de la preuve que doit présenter le procureur général pour établir que les limites à la liberté d’expression sont raisonnables et justifiées dans le cadre d’une société libre et démocratique »[77]. Comme le réitérait récemment le juge Bastarache dans l'arrêt Bryan, « [l]a meilleure façon de cerner le contexte est de se reporter aux quatre facteurs que la Cour a énoncés dans Thomson Newspapers et Harper : (i) la nature du préjudice et l’incapacité d’en mesurer l’ampleur, (ii) la vulnérabilité du groupe protégé, (iii) les craintes subjectives et l’appréhension du préjudice, et (iv) la nature de l’activité protégée »[78].

[87] Mais avant de cerner le contexte, il convient d'énoncer l'objectif visé par les dispositions contestées[79]. Le juge de première instance a été convaincu par la preuve présentée par les intimés, selon laquelle les dispositions contestées avaient pour objectif de :

▪         Maintenir l’intégrité et la confiance du public en l’administration de la justice;

▪         Assurer la tenue de procès impartiaux et la sérénité des débats judiciaires;

▪         Assurer la sécurité, la dignité et la vie privée des justiciables et de leurs proches;

▪         Maintenir l’ordre et le décorum des salles d’audiences et à proximité de celles-ci;

▪         Permettre à tous les usagers des Palais de Justice d’avoir accès en toute sécurité aux salles d’audiences, de circuler librement et de pouvoir témoigner sereinement sans crainte d’être surpris, envahis, suivis et même pourchassés par les médias[80].

Approche contextuelle

[89] Afin d'analyser les arguments des appelantes, il importe de rappeler l'importance du contexte afin de mettre en perspective la preuve qui devait être fournie par les intimés.

Nature du préjudice et incapacité d'en mesurer l'ampleur

[90] L'impact de l'hypermédiatisation des procès sur l'administration de la justice est difficile à circonscrire. Pourtant, il est légitime de penser que les désordres dans les corridors et l'éventualité de la diffusion de la voix des participants au processus judiciaire causent un stress additionnel sur ceux-ci[81]. La perte de confiance du public dans l'administration de la justice, en raison de débats judiciaires tenus dans un environnement chaotique et spectaculaire, minerait un des piliers de notre démocratie[82]. Il est vrai que la publicité des débats judiciaires, dont Jeremy Bentham[83], encore souvent cité, a célébré les vertus, a été identifiée comme favorisant cette même confiance en l'administration de la justice. Je ne peux évidemment qu'être d'accord avec ce principe. D'ailleurs, je l'ai déjà mentionné, les mesures contestées n'entravent en aucune façon la publicité des débats judiciaires. Ceux-ci sont tout aussi accessibles et ouverts qu'auparavant. Toutefois, le risque de déconsidérer la justice par un excès médiatique m'apparaît être un risque de grave préjudice[84].

[91] Le juge Sopinka, dans l'affaire New-Brunswick Broadcasting c. Nouvelle-Écosse (Président de l'Assemblée)[85], soulignait l'importance du maintien du décorum et de l'ordre à l'Assemblée législative. Il mentionnait que des restrictions relatives au nombre et à l'emplacement des caméras des médias favorisaient cet objectif et ne restreignaient pas l'examen par le public des activités de l'Assemblée législative[86]. Par analogie avec ce qu'écrivait le juge Sopinka, je suis d'avis que le maintien de l'ordre et du décorum dans les salles de cour et les palais de justice est d'une grande importance. Ce climat de sérénité serait perturbé par une présence désordonnée des médias. Considérant que les experts s'entendent pour dire qu'il n'existe aucune étude scientifique portant sur les impacts psychologiques des mesures contestées[87], nous sommes forcés de nous satisfaire d'« approximations et d'extrapolations »[88] pour évaluer l'ampleur du préjudice et donc l'urgence de l'objectif.

[92] En outre, le désir de protéger, d'une part, les victimes contre une amplification de leur expérience personnelle de victimisation et, d'autre part, les participants du processus judiciaire contre une exposition sans contrainte de leur vie privée, est également tout aussi sérieux. Cette préoccupation m'amène à considérer le second facteur, soit la vulnérabilité du groupe protégé.

Nature de l'activité protégée

[105] Dans l'affaire Pilarinos, les médias avaient déposé une demande d'autorisation de télédiffusion du procès pour fraude de Dimitrios Pilarinos et de l'ex-premier ministre de la Colombie-Britannique, Glen Clark. Ils cherchaient à faire déclarer inconstitutionnelle la Politique sur les médias adoptée par la Cour Suprême de la Colombie-Britannique en 2001. Cette politique interdisait notamment, à moins que les parties et le juge n'y consentent, la prise d'images dans les salles de cour et les lieux adjacents. La juge Bennett refusa l'autorisation et conclut que la politique sur les médias, telle que consacrée par la common law, ne violait pas la liberté d'expression et, alternativement, même si la juge devait conclure qu'elle y portait atteinte, elle serait justifiée en vertu de l'article premier de la Charte canadienne.

[106] En procédant à la première étape de l'analyse de la justification de la politique en vertu de l'article premier, la juge identifia trois objectifs de la règle de common law limitant la prise de son et d'images dans les palais de justice : 1) le droit de l'accusé à un procès juste et équitable; 2) le maintien de la dignité et du décorum dans et près des salles de cour (afin de préserver le caractère solennel et le respect de la fonction des cours); et 3) la capacité des participants judiciaires (témoins, parties, jurés, avocats, juges et autres) à garder un certain degré de vie privée. Elle conclut que ces objectifs sont clairement urgents et réels[103].

[107] À la lumière de ces deux décisions, je ne peux que réaffirmer que les objectifs visés par les mesures en cause dans notre affaire sont tout aussi urgents et réels.

Atteinte minimale 

[112] Si une prohibition totale de prendre des images des personnes entrant ou sortant des salles de cour a été considérée comme une atteinte minimale et donc justifiée en vertu de l'article premier de la Charte canadienne, à plus forte raison la prise d'images et la tenue d'entrevues dans des zones désignées devraient subir le même sort. La capacité des médias de rapporter tout ce qui se déroule dans les palais de justice, à l'intérieur comme à l'extérieur des salles d'audience, n'est pas diminuée. La désignation de zones précises pour la prise d'images et la tenue d'entrevues est une mesure s'inscrivant dans une gamme de solutions raisonnables et portant une atteinte minimale.

[113] En ce qui concerne l'interdiction de diffusion des enregistrements officiels, celle-ci constitue également à mon sens une atteinte minimale. En aucune façon les médias ne sont empêchés de rapporter ou même de diffuser le verbatim des témoignages. La publicité des débats judiciaires n'est nullement affectée. Qui plus est, l'accès aux enregistrements officiels, par les services de greffe des palais de justice, n'est pas interdit.  Malgré les articles 8B et 38.2, les médias, comme le public en général, peuvent toujours se procurer une copie des enregistrements officiels des procès tenus en Cour supérieure. Seule leur diffusion est interdite. De plus, les médias peuvent continuer d'enregistrer, par leurs propres moyens et pour leurs fins personnelles, les audiences auxquelles ils assistent. Je suis d'avis que cette mesure est la seule qui soit possible pour maintenir l'intégrité du système judiciaire, la confiance du public en l'administration de la justice ainsi que pour assurer la sécurité, la dignité et la vie privée des participants au processus judiciaire, et ce, tout en permettant aux témoins de témoigner sereinement. La diffusion de leur voix ajouterait un identifiant supplémentaire et serait une mesure beaucoup plus intrusive que la simple narration. La distance qu'impose le récit, par un intermédiaire, des propos tenus en cour est selon moi nécessaire à la protection du peu de vie privée qu'il reste aux participants au processus judiciaire[108]. Si ceux-ci doivent implicitement consentir à la captation de leur voix, ce n'est que pour suppléer à l'information judiciaire (je pense ici aux notes sténographiques), et non pour permettre la diffusion infinie de leur voix sur une panoplie de médias électroniques.

[114] Les appelantes prétendent que des ordonnances ad hoc, faites par les juges de manière ponctuelle, auraient permis d'atteindre les objectifs sans pour autant porter aussi sérieusement atteinte à la liberté d'expression. Selon elles, le pouvoir de gestion du juge est amplement suffisant pour assurer le décorum et une saine administration de la justice. Je ne suis pas de cet avis. Des mesures variables et des ordonnances à la pièce n'auraient pas permis, selon moi, la sérénité des débats judiciaires. En effet, de telles ordonnances occasionneraient un manque de certitude que l'image ou la voix des justiciables ne seraient pas captées sans leur consentement. Par conséquent, l'objectif d'éviter le stress qu'on a tendance à attribuer à la médiatisation des audiences ne pourrait être atteint[109]. Au contraire, les mesures contestées ont, elles, l'avantage d'être prévisibles et uniformes, tant pour les médias que pour les justiciables.

[115] Pour toutes ces raisons, je suis d'avis que les mesures contestées constituent des atteintes minimales à la liberté d'expression.

Effet attentatoire proportionnel aux avantages recherchés

[116]La dernière étape du test de Oakes requiert la pondération des effets bénéfiques et des effets préjudiciables des mesures contestées.

[117]  Les dispositions contestées ont notamment pour effet de diminuer la variété des images qu'il est possible de capter à l'extérieur des salles de cour. Elles interdisent également la diffusion d'extraits sonores des audiences. Les appelantes prétendent que lorsque l'on affecte la possibilité de faire de l'information judiciaire efficace, on affecte non seulement la liberté de celui qui s'exprime, mais également le droit du public à recevoir une information de qualité. L'experte en communication, Armande St-Jean, soutient que :

[p]river un reportage radio d'extraits sonores ou un reportage télévisuel d'images significatives revient par conséquent à en retirer une partie de sa substance essentielle. Il est difficile d'imaginer qu'on oblige les reporters judiciaires de la télévision et de la radio à travailler comme s'ils étaient de la presse écrite, soit en constituant leur reportage uniquement à partir des documents écrits ou en livrant seulement un topo, sorte de monologue où il est difficile de capter l'attention et faciliter la compréhension de données complexes[110].

[118] Elle ajoute : « [i]l semble clair que la qualité de l'opinion des citoyens et la confiance du public envers le système judiciaire et, par conséquent, la santé de l'ensemble de la société démocratique, seraient mieux servies par des mesures moins restrictives ou, mieux encore, par une toute autre approche du problème »[111].

[119] J'ai déjà expliqué pour quelles raisons je ne suis pas de cet avis. Il n'existe pas un droit au reportage le plus efficace. Si le seul effet préjudiciable des mesures en cause consiste en des reportages moins percutants, en revanche, les effets bénéfiques sont nombreux. Comme l'a affirmé le juge de première instance, « [i]l va sans dire que si la présence des caméras est restreinte à des zones désignées, l’ordre et le décorum à proximité des salles d’audiences seront préservés. Les participants au processus judiciaire sont, de plus, mieux à même de consentir d’une manière libre et éclairée à une entrevue avec un journaliste »[112].

[120] Bien que les médias soient déjà soumis à certaines contraintes, et que les mesures contestées ajoutent à celles-ci, la protection de la vie privée des justiciables est selon moi un effet bénéfique supérieur à l'effet préjudiciable de ces mesures[113]. Il est important de rappeler que la liberté d'expression implique aussi le droit de ne rien dire[114]. Les participants au processus judiciaire sont protégés dans leur refus d'accorder des entrevues, et le juge de première instance a conclu de la preuve que les justiciables refusaient souvent d'être filmés[115]. Aussi, les mesures contestées ont cet effet hautement bénéfique de forcer les journalistes à obtenir un consentement, explicite ou implicite, avant de capter une image ou d'enregistrer des commentaires[116].

[121] Les appelantes avancent enfin que les mesures sont trop sévères et que leur effet préjudiciable est disproportionné par rapport au nombre de cas de débordements médiatiques survenus dans les dernières années dans l'enceinte d'un palais de justice. Tout comme le juge de première instance, je ne peux accepter cet argument. Un seul débordement, à mon sens, est un débordement de trop. D'ailleurs, je fais miens les propos du juge Salmon, dans l'arrêt Morris v. Crown Office, qui écrivait ce qui suit au sujet de la quiétude requise dans les palais de justice :

[TRADUCTION]  Chacun a le droit de protester publiquement contre tout ce qui lui déplaît et de proclamer ses opinions, quelles qu'elles soient. Peu importe si sa protestation a un fondement raisonnable ou si ses points de vue sont sensés ou stupides. On peut dire ou écrire ou même chanter ce qu'on veut quand on veut et où on veut, pourvu qu'en ce faisant on ne porte pas atteinte aux droits d'autrui. Tous les membres du public ont le droit inaliénable à ce que nos tribunaux soient laissés libres d'administrer la justice sans entrave ni empêchement de quelque part que ce soit. Si ce droit était supprimé, la liberté d'expression ainsi que toutes les autres libertés dépériraient et mourraient, car à la longue ce sont les cours de justice qui constituent le bastion de la liberté individuelle. […] [Je souligne][117]

[122] Aussi, les avantages recherchés — soit notamment la sérénité des débats judiciaires, le décorum dans les palais de justice, la protection de la vie privée des justiciables — sont trop importants pour ne pas leur accorder préséance sur les inconvénients — soit des reportages moins percutants et des images moins spontanées — imposés aux médias.

[123] Je conclus donc que les effets bénéfiques des mesures contestées l'emportent sur leurs effets préjudiciables.

[124] J'estime que les articles 38.1 et 38.2 du Règlement, 8A et 8B des Règles, les Directives et la Directive A-10, parce qu'ils visent notamment à assurer la saine administration de la justice, la sérénité des débats judiciaires et le respect des droits des justiciables et des témoins, constituent des limites raisonnables à la liberté garantie par l'art. 2b) de la Charte canadienne.

CONCLUSION

[125]Pour ces motifs, tant administratifs que constitutionnels, je propose de rejeter l'appel, avec dépens.


Dernière modification : le 7 janvier 2018 à 16 h 47 min.