Extraits pertinents :

[1]   Le demandeur réclame des défendeurs, solidairement, un montant de 50,000$ à titre de dommages-intérêts suite à la publication dans le journal quotidien The Gazette d'une photographie permettant son identification.

[4]   Les défendeurs contestent l'action du demandeur alléguant, en substance, n'avoir commis aucune faute en publiant la photographie. Ils plaident que la photographie ne permet pas une identification facile du demandeur en plus d'avoir été publiée dans l'intérêt public. De plus, ils plaident que le demandeur n'a subi aucun dommage découlant de la publication.

[7]   Le demandeur travaille à l'Établissement de détention de Montréal (Bordeaux), ci-après désigné «Établissement de détention», à titre d'agent des services correctionnels et ce, depuis 1987. En 2007, il travaille au poste d'accueil de l'Établissement de détention.

[8]   Au cours de l'été 2007, monsieur Marcus Thompson, photo-journaliste et éditeur‑adjoint à la photographie à l'emploi des défenderesses, prend une photographie des portes d'entrée de l'Établissement de détention situées tout près du poste d'accueil (pièce P-1).

[9]   La photographie a été prise par monsieur Thompson à partir du stationnement des visiteurs de l'Établissement de détention situé non loin du poste d'accueil. La photographie a été prise à la suite d'une opération anti‑drogue qui s'était déroulée audit Établissement.

[10]  À la photographie, on reconnaît le demandeur qui regarde en direction de l'endroit où se trouve le photographe.

[11] Plus de six mois après la prise de la photographie, elle est publiée par les défenderesses dans l'édition du journal The Gazette du vendredi 25 janvier 2008. Le tirage du journal était de 159,087 copies.

[12] Monsieur Thompson n'a pas été consulté par l'éditeur du journal The Gazette pour ce qui est du choix de la photographie qui a accompagné l'article, lequel traitait de l'opposition de certains citoyens relativement à un projet d'agrandissement de l'Établissement de détention.

[16] Étant mécontent de se voir à la photographie, le demandeur prend l'initiative de retenir toutes les copies du journal The Gazettedestinées à être distribuées à l'intérieur de l'Établissement de détention et ce, afin de masquer son visage.

[23] En ce qui concerne la responsabilité des défenderesses, la preuve a révélé que certains des journalistes et photographes à l'emploi desdites défenderesses ont été invités à une conférence de presse qui s'est tenue à l'Établissement de détention le 29 septembre 2006 et ce, dans le cadre d'une visite guidée de l'Établissement.

[24] Les journalistes et autres personnes présentes lors de la conférence de presse furent alors avisés qu'aucune photographie des employés de l'Établissement de détention ne devait être prise au cours de la visite guidée.

[28] Cependant, le Tribunal rappelle que la photographie identifiant le demandeur ne fut pas prise le 29 septembre 2006 mais bien au cours de l'été 2007 et ce, par un photographe qui se trouvait dans le stationnement extérieur réservé aux visiteurs de l'Établissement de détention. Cette photographie ne fut publiée que dans l'édition du 25 janvier 2008 du journal The Gazette, soit dix-sept (17) mois après la tenue de la conférence de presse du 29 septembre 2006.

[30]  Les défenderesses plaident qu'elles n'ont commis aucune faute en publiant la photographie. Plus particulièrement, elles plaident que le demandeur était un employé de l'État qui exerçait des fonctions publiques au poste d'accueil de l'Établissement de détention. Selon elles, eu égard à la nature de ses fonctions, dans le cadre de son travail, il ne pouvait raisonnablement s'attendre à pouvoir bénéficier du respect de son droit à la vie privée.

[32] Le droit au respect de la vie privée est enchâssé à l'article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne[2] de même qu'à l'article 3 du Code civil du Québec qui prévoient ce qui suit :

L'article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne :

«Toute personne a droit au respect de sa vie privée.»

L'article 3 du Code civil du Québec :

«Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.

Ces droits sont incessibles. (…). »

[33] Relativement à la définition de l'expression "atteinte à la vie privée", l'article 36 du Code civil du Québec prévoit ce qui suit :

« Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d'une personne les actes suivants:

1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;

2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;

3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans des lieux privés;

4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;

5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l'information légitime du public;

6° Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels. »

[34] Pour les motifs ci-après énoncés, le Tribunal rejette les moyens de défense soulevés par les défenderesses et conclut à leur responsabilité.

[35] En ce qui concerne les règles de droit applicables en matières de protection de la vie privée et du droit de l'individu à son image, les auteurs Jean-Louis Baudoin et Patrice Deslauriers écrivent[3] :

1-269 – Droit à l'image – Plusieurs décisions, sous le régime du Code civil du Bas-Canada, du Code civil du Québec et de la Charte, ont reconnu le droit de l'individu à son image, ainsi qu'à l'utilisation de son nom.  Le droit à l'image est désormais consacré par le législateur à l'article 36(4) C.c. et étendu à la captation et à l'utilisation de la voix (dans les lieux privés), du nom et de la ressemblance.  Tout citoyen doit donc donner son autorisation à la publication de son image à moins que son consentement ne soit implicite, que la photographie ne soit telle qu'elle rende une identification impossible, que sa publication soit justifiée par le droit d'information du public ou, enfin, lorsqu'un simple particulier ne se trouve qu'accessoirement dans la photographie.  En revanche, le consentement à la prise de photographie ne constitue pas pour le photographe une autorisation d'en faire tous les usages qu'il désire.  Le droit à l'image fait donc partie de cette zone d'intimité que chacun est tenu de respecter.

1-270 -  Arrêt Vice-Versa – L'arrêt Vice-Versa a relancé le débat sur le fragile équilibre entre le droit à l'image d'un individu et le droit du public à l'information, corollaire du droit à la liberté d'expression.  Cette décision a suscité une critique quasi‑unanime en doctrine pour qui l'arrêt constitue une atteinte démesurée à la liberté d'expression.  On lui reproche essentiellement, d'une part, d'avoir envisagé le tout sous l'angle de la vie privée alors qu'il s'agissait d'une situation de vie publique, la victime se trouvant à l'extérieur de chez elle, et d'autre part d'avoir refusé de considérer la photographie purement artistique comme une information socialement utile.

Pour notre part, nous croyons que la décision de la Cour suprême permet d'en arriver à un juste équilibre entre le droit des uns et des autres.  En effet, si le principe qui veut que la diffusion d'une photographie sans le consentement de la personne soit fautive peut sembler, à première vue, sévère, le fait qu'il souffre de plusieurs exceptions mentionnées par l'arrêt en atténue sensiblement la portée.

La diffusion d'une photographie, sans le consentement, constitue une atteinte fautive au droit à l'image, composante du droit à la vie privée.  En effet, le droit à la vie privée peut s'exercer même en lieu public, la preuve étant que l'on reconnaît généralement que, même à l'extérieur, une certaine bulle d'intimité doit être respectée. 

Un auteur s'est inquiété du lourd fardeau que doivent maintenant supporter les photographes puisqu'ils doivent démontrer, à titre de fait justificatif, qu'il était dans l'intérêt public de publier la photographie.

Sur le plan théorique, ces inquiétudes paraissent justifiées.  En pratique, elles risquent toutefois de ne pas se matérialiser, compte tenu du fait que les sommes accordées pour réparer le préjudice sont très modestes et ne favorisent pas le recours aux tribunaux.

[36]  En ce qui concerne la jurisprudence, l'arrêt clé est celui rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Les Éditions Vice-Versa Inc. et Gilbert Duclos c. Pascal Claude Aubry et Société Radio-Canada[4].

[37]  Dans la susdite décision, la Cour suprême écrit ce qui suit:

" (49)  Ce litige soulève un problème de droit civil et c'est à la lumière de ce droit qu'il doit être résolu.  La violation d'un droit consacré par laCharte des droits et libertés de la personne (ci-après la "Charte québécoise") crée, à l'art. 49 al. 1, un recours pour préjudices moral et matériel.  Ce recours est sujet aux principes de recouvrement du droit civil.  Par conséquent, les éléments traditionnels de responsabilité, soit la faute, le dommage et le lien de causalité, doivent être établis.  Voir F.E.E.S.P. c. Béliveau St-Jacques (1996) 1996 CanLII 208 (CSC),2 R.C.S. 345, au par. 122, et Augustus v. Gosset (1996) 1996 CanLII 173 (CSC), 3 R.C.S. 268, au par. 58.

(50)  Soulignons tout d'abord que nous restreindrons notre analyse à la seule question en litige devant notre Cour, soit la publication d'une photographie prise sans permission.

(53)  Puisque le droit à l'image fait partie du droit au respect de la vie privée, nous pouvons postuler que toute personne possède sur son image un droit qui est protégé.  Ce droit surgit lorsque le sujet est reconnaissable.  Il faut donc parler de violation du droit à l'image, et par conséquent de faute, dès que l'image est publiée sans consentement et qu'elle permet l'identification de la personne.  Voir Field c. United Amusement Corp. (1971) C.S. 283.

(55)  Le droit au respect de la vie privée se heurte, en l'instance, à un autre droit protégé par la Charte québécoise, à l'art. 3, le droit à la liberté d'expression.  Les juges LeBel et Biron mentionnent que le droit québécois ignore toujours l'exception artistique comme droit autonome.  Nous croyons que la liberté d'expression comprend la liberté d'expression artistique.  Voir, par exemple R. c. Keegstra (1990)1990 CanLII 24 (CSC), 3 R.C.S. 697, à la p. 762;  Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général) (1989) 1989 CanLII 87 (CSC), 1 R.C.S. 927, aux pp. 969, 970 et 1009;  Ford c. Québec (Procureur général) (1988) 1988 CanLII 19 (CSC), 2 R.C.S. 712, aux pp. 756 et 767; R. v. Butler (1992) 1992 CanLII 124 (CSC), 1 R.C.S. 452, à la p. 490.  Il n'y a donc pas lieu de créer une catégorie particulière pour tenir compte de la liberté d'expression artistique.  L'expression artistique n'a pas besoin d'une catégorie spéciale pour se réaliser.  Il n'y a pas, non plus, de justification pour lui attribuer un statut supérieur à la liberté d'expression générale.  L'artiste peut invoquer son droit à la liberté d'expression suivant les mêmes conditions que toute autre personne.  Il n'y a donc pas lieu de distinguer la liberté d'expression artistique du reportage journalistique, comme nous avons été invités à le faire.

(57)  Le droit du public à l'information, soutenu par la liberté d'expression, impose des limites au droit au respect de la vie privée dans certaines circonstances.  Ceci tient au fait que l'expectative de vie privée est réduite dans certains cas.  Le droit au respect de la vie privée d'une personne peut même être limité en raison de l'intérêt que le public a de prendre connaissance de certains traits de sa personnalité.  L'intérêt du public à être informé est en somme une notion permettant de déterminer si un comportement attaqué dépasse la limite de ce qui est permis.

(…)

(59)  Une autre situation où l'intérêt public prédomine est celle où une personne paraît de façon accessoire dans la photographie d'un lieu public.  L'image saisie dans un lieu public peut alors être considérée comme un élément anonyme du décor, même s'il est techniquement possible d'identifier des personnes sur la photographie,  Dans cette hypothèse, vu que l'attention de l'observateur imprévu se portera normalement ailleurs, la personne ''croquée sur le vif'' ne pourra s'en plaindre.  La même solution s'impose à l'égard d'une personne faisant partie d'un groupe photographié dans un lieu public.  Cette personne ne peut s'opposer à la publication d'une telle photographie si elle n'en est pas le sujet principal.  En revanche, le caractère public du lieu où une photographie a été prise est sans conséquence lorsque ce lieu sert simplement à encadrer une ou plusieurs personnes qui constituent l'objet véritable de la photographie.

(65)   Aucune des exceptions fondées sur le droit du public à l'information que nous avons mentionnées antérieurement n'est applicable en l'espèce.  Il ne semble donc y avoir aucune justification pour donner préséance aux appelants, si ce n'est leur position qu'il serait très difficile, en pratique, pour un photographe d'obtenir le consentement de toutes les personnes qu'il photographie dans des lieux publics avant de publier leur photographie.  Accepter ce genre d'exception, c'est en fait accepter que le droit du photographe est illimité, pourvu que sa photographie soit prise dans un endroit public.  C'est étendre sa liberté aux dépens de celle des autres.  Nous rejetons ce point de vue.  En l'instance, le droit de l'intimée à la protection de son image est plus important que le droit des appelants à publier la photographie de l'intimée sans avoir obtenu sa permission au préalable.

[38] Considérant l'ensemble de la preuve et appliquant les susdites règles de droit à la présente affaire, le Tribunal conclut que la responsabilité des défenderesses est engagée puisqu'il y a eu publication d'une photographie permettant l'identification du demandeur et ce, sans justification de leur part. Ceci constitue une atteinte aux droits à la vie privée du demandeur.

[41] De plus, les défenderesses n'ont pas démontré que le métier exercé par le demandeur constituait une activité publique telle que son droit au respect de la vie privée était surpassé par le droit du public à l'information justifiant ainsi leur décision de publier la photographie. Elles n'ont pas démontré qu'elles ont utilisé l'image du demandeur aux fins de l'information légitime du public.

[47] Il ne s'agit donc pas d'un métier permettant au demandeur de raisonnablement espérer que son image ne sera pas reconnue par les gens qu'il côtoie sur les lieux de son travail, notamment les détenus. Cependant, il était en droit d'espérer que son image ne serait pas diffusée par la publication, dans un journal à tirage important, d'une photographie permettant son identification, d'autant plus qu'à cet égard, des directives précises en ce sens avaient été données aux journalistes et photographes des défenderesses présents lors de la conférence de presse du 29 septembre 2006.

[50] Néanmoins, corroboré à cet égard par le témoignage de sa conjointe, Linda Côté, le demandeur a déclaré que la publication de la photographie a eu pour effet de le faire souffrir d'insomnie pendant quelques mois. De plus, concomitamment à la publication de la photographie, il a aussi développé pendant quelques temps, "le syndrome dit du rétroviseur" qui consiste à vérifier si l'on est suivi en regardant dans le rétroviseur de l'automobile que l'on conduit. Il avait par le passé, été victime de ce syndrome suite à l'assassinat de deux agents correctionnels en 1997.

[51]  Bien que les affirmations du demandeur et de sa conjointe à cet égard n'ont pas été appuyées par une preuve médicale, elles sont néanmoins crédibles.

[54] Dans la présente affaire, la preuve des dommages que le demandeur allègue avoir subis se limite à son témoignage et celui de sa conjointe, tous deux par ailleurs crédibles. Cette preuve révèle qu'il y a eu atteinte illicite à la vie privée du demandeur, atteinte qui lui a occasionné angoisses de même que troubles et inconvénients pendant un certain temps. Il a donc le droit d'être compensé.

[55] Cela dit, pour le préjudice de nature extrapatrimoniale (atteinte à la vie privée, dommages moraux et troubles et inconvénients) qu'il a subi, le Tribunal accorde au demandeur un montant de 5,000$.

[62] En agissant comme elles l'on fait, les défenderesses ont porté atteinte aux droits à la vie privée du demandeur de façon intentionnelle. Cela justifie l'octroi de dommages punitifs.

[63] Relativement à l'évaluation de ce type de dommages, l'article 1621 du Code civil du Québec prévoit ce qui suit :

« 1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers. »

[64]  Ceci dit, eu égard à l'ensemble des circonstances révélées par la preuve, le Tribunal accorde au demandeur un montant de 5,000$ à titre de dommages punitifs.

PAR CES MOTIFS, le Tribunal :

ACCUEILLE en partie l'action du demandeur.

CONDAMNE les défenderesses, The Gazette et Publications Canwest Inc., solidairement à payer au demandeur la somme de 10,000$ avec intérêts au taux légal plus l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec à compter du 28 janvier 2008.

LE TOUT avec dépens.

REJETTE l'action du demandeur contre les défendeurs, René Bruemmer et Alan Hustak, sans frais.


Dernière modification : le 29 novembre 2017 à 11 h 30 min.