Extraits pertinents : [1] Le Directeur général des élections du Québec (le « DGE ») présente une requête en injonction permanente afin qu'il soit ordonné aux défendeurs de cesser d'utiliser et de diffuser les renseignements contenus dans la liste électorale établie avant les élections générales provinciales du 14 avril 2003. [2] Les défendeurs admettent avoir utilisé cette liste et avoir diffusé les renseignements qu'elle contient. Cette diffusion se poursuit d'ailleurs aujourd'hui. [11] En 1997, il fait l'acquisition des travaux de l'Institut de Généalogie Drouin, dont le contenu des registres de l'état civil du Québec sur microfilms. Il reproduit ces renseignements sur microfilms puis en vend des exemplaires à des villes et à des sociétés d'histoire et de généalogie. [12] Il permet ainsi la consultation de ces renseignements dans plusieurs bibliothèques. Selon lui, cette diffusion répondait à un besoin réel puisque depuis la création du directeur de l'état civil en 1994, le contenu des registres de l'état civil (en ce qui concerne, à tout le moins, les cent dernières années) n'est plus accessible au public pour consultation, notamment aux personnes faisant des recherches historiques ou généalogiques. [13] Puis, vers l'année 2003, il obtient (d'une personne qu'il n'a pas voulu identifier) la liste électorale permanente antérieure au décret à l'origine du déclenchement des élections générales du 14 avril 2003, au Québec. À partir de cette liste qui contient le nom, l'adresse, la date de naissance et le sexe des électeurs, il produit un outil qu'il appelle l'Annuaire des citoyens du Québec (l' « Annuaire »). [14] M. Pépin admet avoir reproduit dans l'Annuaire les renseignements que l'on retrouve sur cette liste électorale. Il précise que l'Annuaire est composé à 95 % des données que comporte la liste électorale alors que l'autre 5 % provient surtout de données émanant de l'Institut de la statistique du Québec. [15] Le 22 septembre 2005, il commence à parler publiquement de l'Annuaire, lors de sa participation à une commission parlementaire sur la culture. Il distribue alors quelques copies de l'Annuaire à des députés et ministres. [21] Entre 300 et 500 CD sont ainsi distribués par M. Pépin, gratuitement ou en contrepartie de frais minimes (5 $). De plus, n'importe qui peut alors télécharger l'Annuaire gratuitement à partir du site Internet de M. Pépin. [22] Avisé de la situation en janvier 2006, le DGE transmet une mise en demeure à M. Pépin, en février 2006, afin qu'il respecte les dispositions de la Loi électorale relativement à la confidentialité de la liste électorale, qu'il retire l'Annuaire de son site Internet et qu'il en cesse la distribution sous toute forme. [23] Des négociations s'ensuivent au terme desquelles M. Pépin s'engage, une semaine après avoir reçu la mise en demeure, à retirer l'Annuaire de son site Internet et à en cesser la diffusion sous toute forme. [24] Or, malgré cet engagement, à peine quelques mois plus tard (en août 2006), il réintroduit l'Annuaire sur le site « imagesdrouinpepin.com ». [28] Il dit diffuser l'Annuaire, non seulement par intérêt commercial, mais également de façon altruiste. En effet, grâce à son site, il permet à des gens ne vivant pas à proximité de sociétés de généalogie de consulter l'Annuaire via Internet. [29] Il souligne aussi qu'à une époque lointaine, la liste électorale de chaque circonscription était affichée en public. Il s'explique mal le changement intervenu (confidentialité de ces renseignements) au cours des dernières décennies. QUESTIONS EN LITIGE [36] Les questions en litige s'énoncent ainsi: A) Les défendeurs ont-ils contrevenu aux articles 40.39et 41de la Loi électorale alors que l'Annuaire est désormais entre les mains de plusieurs personnes et facilement disponible sur Internet? et alors que les généalogistes bénéficient d'une exception en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé? B) Le cas échéant et sous réserve du moyen de défense ci-dessous, le recours à l'injonction est-il approprié? C) Les articles 40.39et 41de la Loi électorale contreviennent-ils à la liberté d'expression? D) Le cas échéant, ces dispositions constituent-elles une limite raisonnable et justifiable dans le cadre d'une société libre et démocratique? [86] Il en est de même du deuxième volet de ce cadre d'analyse. Les défendeurs doivent en effet démontrer que le droit d'accès et de diffusion qu'ils revendiquent eu égard aux renseignements contenus à la liste électorale n'est pas écarté par des « considérations compensatoires incompatibles avec la divulgation ». [87] À cet égard, la Cour suprême souligne que l'accès à l'information détenue par les institutions publiques peut favoriser une société ouverte et démocratique mais qu'il peut, dans certains cas, porter atteinte à ces mêmes principes[32]. [88] Les articles 40.39 et 40.41 de la Loi électorale visent le respect du droit à la vie privée des électeurs. Ce droit constitue une valeur fondamentale des états démocratiques modernes[33]. Il peut se définir comme le droit du particulier de déterminer lui-même quand, comment et dans quelle mesure il diffusera des renseignements personnels le concernant[34]. [89] Le droit au respect de la vie privée a été décrit ainsi par la Cour d'appel: Il est possible cependant de relever les composantes du droit au respect de la vie privée, lesquelles sont relativement précises. Il s'agit du droit à l'anonymat et à l'intimité ainsi que le droit à l'autonomie dans l'aménagement de sa vie personnelle et familiale ou encore le droit au secret et à la confidentialité (voir R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 417 ; R. c. Duarte, [1991] 1 R.C.S. 30, 46). On inclut le droit à l'inviolabilité du domicile, à l'utilisation de son nom, les éléments relatifs à l'état de santé, la vie familiale et amoureuse, l'orientation sexuelle.[35] [90] L'Annuaire permet à quiconque paie aux défendeurs les 100 $ requis (ou 13 $ par mois) d'obtenir, avec une efficacité et une rapidité remarquables, à partir du nom d'un électeur, son adresse domiciliaire, son sexe et sa date de naissance. De plus, grâce aux recoupements que la technologie permet, il est très facile, en utilisant l'Annuaire, de connaître ces renseignements pour tous les électeurs vivant sous un même toit. [91] L'accès à ces données et leur diffusion contrevient au droit à l'anonymat et à la confidentialité de la vie personnelle et familiale. À cet égard, pensons à titre d'exemple, aux personnes âgées vivant seules qui ne tiennent pas nécessairement à ce que cette information et leur adresse soient disponibles à tous en quelques clics. Aussi, il est facile d'imaginer que bon nombre de personnes ne souhaitent pas que tous puissent connaître l'identité de leur conjoint (que ce soit son nom, son âge ou son sexe). [92] Notons que la Loi sur l'accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels a été qualifiée de quasi-constitutionnelle par les tribunaux[36]. [93] De plus, la Cour suprême a souligné, au sujet des lois fédérales en matière d'accès à l'information et de protection des renseignements personnels, que le droit à la vie privée l'emportait sur le droit d'accès à l'information[37]. [96] Le Tribunal estime que de la même façon, en l'espèce, les restrictions prévues aux articles 40.39 et 40.41 de la Loi électorale ne contreviennent pas à la liberté d'expression. Quoi qu'il en soit, s'il devait en être autrement, il s'agirait de restrictions justifiées en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne et de l'article 9.1 de la Charte québécoise. [97] En effet, ces restrictions répondent à un objectif sérieux et réel, soit la protection des renseignements personnels des électeurs. De plus, les moyens choisis par le législateur pour l'atteinte de cet objectif sont raisonnables à la lumière du critère de proportionnalité en trois volets établi dans l'arrêt Oakes[39] (lien rationnel entre les restrictions et l'objectif, atteinte minimale à la liberté d'expression et proportionnalité entre les effets des restrictions et l'objectif). POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL: [99] ACCUEILLE la requête introductive d'instance; [100] ORDONNE aux défendeurs et à toute personne qu'ils contrôlent de cesser d'utiliser, de communiquer, de diffuser, de distribuer ou de vendre, sous quelque forme que ce soit, la base de données connue sous la désignation Annuaire des citoyens du Québec, ainsi que les données contenues dans celle-ci qui ont été obtenues à partir de la liste électorale établie avant les élections générales du 14 avril 2003; [101] ORDONNE aux défendeurs et à toute personne qu'ils contrôlent de détruire tout fichier, copie électronique ou autre support contenant la base de données connue sous la désignation Annuaire des citoyens du Québec ou tout renseignement provenant de la liste électorale établie avant les élections générales du 14 avril 2003; [102] ORDONNE l'exécution provisoire de la deuxième conclusion du présent jugement (paragraphe 100), nonobstant appel; LE TOUT, avec dépens. Dernière modification : le 29 novembre 2017 à 10 h 49 min.