Extraits pertinents :

[1]  Par sa requête réamendée, le demandeur Jacques Doyon réclame de la défenderesse 124 834 $ en dommages à la suite de la parution dans deux journaux à haut tirage de sa photo l’associant à un homme portant le même nom, analyste senior à l’Autorité des marchés financiers (AMF), qui, selon l’article l’accompagnant, aurait été manipulé, permettant ainsi une des plus grosses fraudes financières au Québec, soit l’affaire Norbourg[1].

[2]  La défenderesse reconnaît son erreur, mais ajoute que celle-ci a été commise de bonne foi et qu’elle a procédé sans délai à un rectificatif en conformité avec la Loi sur la presse[2]. En l’absence de faute, elle conclut au rejet de la réclamation.

Le contexte

[4]  Le demandeur est une personne active et jouissant d’une excellente réputation tant à St-Georges de Beauce où il réside que partout au Québec, ayant rayonné en raison de ses nombreuses activités sportives, financières, éducatives et sociales.

[9] Le 6 octobre 2009, alors que monsieur Doyon s’apprête à quitter pour une ballade en moto avec un ami, monsieur Robert Thibodeau, il prend connaissance d’un article publié dans le Journal de Québec dans la section « votre argent » intitulé « Du bout des lèvres – l’analyste senior de l’AMF, Jacques Doyon, a admis avoir été "manipulé et impressionné dans le dossier Norbourg"»[3], article présentant sa photo en gros plan juste au dessus de celle de l’artisan d’une des plus importantes fraudes financières au Québec, monsieur Vincent Lacroix.

[11]  La photo utilisée l’a été par erreur. Elle provient d’une banque de photos du Journal et a été retravaillée avant sa publication.

[12]  Entre le 6 et le 8 octobre 2009, monsieur Doyon reçoit une multitude d’appels téléphoniques de personnes voulant obtenir des explications sur son implication dans le dossier Norbourg, dont trois téléphones de menaces.

[13]  Dès le 6 octobre 2009, monsieur Doyon contacte le Journal de Québec afin de parler au rédacteur en chef J. Jacques Samson. Il insiste auprès de la téléphoniste pour demander un rectificatif immédiat dans le même format et avec la même visibilité que la photo originaire.

[14] Ce n’est que le lendemain, 7 octobre 2009 en fin d’avant-midi, qu’un adjoint de monsieur Samson, monsieur Jean Laroche, communique avec le demandeur.

[15] Monsieur Doyon réitère à monsieur Laroche sa demande d’un rectificatif sans délai dans un format aussi important et dans un endroit du journal aussi en vue que celui de la veille.

[16] Le même jour, le demandeur mandate ses procureurs de transmettre une mise en demeure au Journal afin d’apporter les correctifs requis.

[19] Avant de recevoir cette mise en demeure, le Journal de Québec ainsi que le Journal de Montréal publient le même jour, dans la section « Les affaires » en bas de page et sous le titre « Précision », le texte suivant accompagné de deux photos :

Une erreur s’est glissée dans l’édition du 6 octobre dernier. La photo publiée de l’analyste senior de l’AMF Jacques Doyon (celle de gauche) n’est pas la bonne. On aurait dû voir celle de droite.

[20]Alors que la photo retravaillée du demandeur dans l’édition du 6 octobre était de onze centimètres par neuf centimètres, celle apparaissant dans le rectificatif fait un centimètre et demi par un centimètre et trois quarts.

[23]  La demande formulée par les procureurs du demandeur d’un rectificatif de même importance et de même dimension que celle de l’erreur, n’a pas de suite.

[24] Le Tribunal retient de la preuve que la précision apportée par la défenderesse dans son édition du 7 octobre 2009 tant du Journal de Québec que du Journal de Montréal est passée inaperçue puisque monsieur Doyon doit continuellement par la suite se justifier et expliquer qu’il n’a rien à voir avec l’AMF, ni avec le dossier Norbourg.

[26] C’est dans ce contexte que le 23 décembre 2009, la défenderesse fait paraître dans le Journal de Québec ainsi que dans le Journal de Montréal un correctif comportant la photo de monsieur Jacques Doyon ainsi que le texte suivant dans un espace de quatorze centimètres sur neuf centimètres et demi :

La photo de Jacques Doyon de St-Georges de Beauce a été publiée par erreur le 6 octobre dernier en relation avec un article traitant du dossier Norbourg. On y indiquait qu’un analyste senior de l’Autorité des marchés financiers, Jacques Doyon, avait témoigné au procès criminel de cinq coaccusés de Norbourg. Monsieur Doyon, dont la photo accompagne le présent texte, n’est pas la personne ayant témoigné à ce procès et n’a rien à voir avec l’affaire Norbourg.[6]

[27] Le 24 décembre 2009, la défenderesse publie dans le Beauce Média ainsi que dans l’Éclaireur Progrès, deux journaux appartenant aussi à la défenderesse et distribués dans la région où habite le demandeur, le même correctif, comportant le même texte[7].

[29]  Le 29 décembre 2009, le demandeur subit un accident cardio-vasculaire qui nécessite son transport d’urgence à l’hôpital.

Analyse et décision

[34] En vertu des principes généraux de la responsabilité civile, et sous réserve des dispositions de la Loi sur la presse, le demandeur a le fardeau de démontrer que la défenderesse a commis une faute qui lui a causé des dommages et qu’il existe un lien de causalité entre la faute commise et les dommages subis.

[35] En l’espèce, la défenderesse admet avoir commis une erreur en publiant la photo du demandeur le 6 octobre 2009 dans sa section « votre argent » du Journal de Québec et du Journal de Montréal.

[36] Bien qu’admettant l’erreur, la défenderesse conteste avoir commis une faute.

[41] Il effectue une vérification sommaire dans la banque de 800 000 photos que détient le journal; à l’aide du mot clé « Jacques Doyon », il y retrouve une photo du demandeur en compagnie d’une dame non identifiée, avec la seule indication qu’il s’agit de Jacques Doyon.

[43] Puisqu’il sait que l’AMF a ses bureaux à la Tour de la Bourse à Montréal, il présume que la photo qu’il a en mains est celle de Jacques Doyon de l’AMF et que la photo a été prise dans leurs bureaux.

[44] Il affirme qu’une recherche sur Google au nom de Jacques Doyon ne fournit aucun résultat.

[45] Sans autre vérification, il décide donc d’utiliser la photo qu’il détient, en la retravaillant.

[48] En l’espèce, le Tribunal estime que la recherche qui a mené à l’erreur était nettement insuffisante et qu’il était dangereux de publier la photo trouvée par monsieur Lamarche, après aussi peu de vérifications.

[49] Le peu de vérifications s’explique sans doute par le fait que la photo trouvée par monsieur Lamarche le satisfait puisqu’en la retravaillant, il fait paraître un Jacques Doyon, l’air abattu, regardant vers le bas alors que le texte fait état qu’il est bombardé de questions par les avocats de la défense.

Les dommages moraux

[63] Le demandeur réclame d’abord un montant de 40 000 $ pour l’utilisation sans son consentement de la photo pour atteinte à son image et à sa vie privée.

[64]  Le demandeur réfère à l’arrêt Vice-Versa[8] dans lequel la Cour suprême a maintenu une condamnation en dommages pour la seule utilisation sans consentement d’une photo. La Cour y maintient le jugement de première instance qui accordait 2000 $ à la victime pour atteinte à sa vie privée.

[65] La Cour y explique que le droit à l’image est une composante du droit à la vie privée prévue à l’article 5 de la Charte québécoise[9]. Ce droit inclut la faculté de contrôler l’usage qui est fait de son image[10].

[71] L’atteinte à la vie privée et à l’image du demandeur par la faute de la défenderesse est réelle. Mais cette atteinte doit être examinée en tenant compte des circonstances qui précèdent et évaluée de façon commune avec les autres postes connexes dans la détermination des dommages moraux réclamés.

[74] Le droit à la sauvegarde de sa dignité et de sa réputation est prévu à l’article 4 de la Charte québécoise. L’atteinte à la réputation est une atteinte à la façon dont les autres nous perçoivent, elle engendre une perception négative des autres à son égard[13].

[77] En l’espèce, en raison de la faute de la défenderesse, la preuve démontre que le demandeur a effectivement subi une atteinte à son image, sa dignité, son honneur et sa réputation lui donnant droit à des dommages.

[85]  Le Journal de Montréal ainsi que le Journal de Québec, faut-il le rappeler, sont largement diffusés. Selon les informations fournies par la défenderesse, les quotidiens pour le 6 octobre 2009 auraient eu pour le Journal de Québec environ 184 000 lecteurs et pour le Journal de Montréal 612 500[18].

[86] Par contre, il faut aussi tenir compte que les rectificatifs des 23 et 24 décembre 2009 ont été publiés, bien que tardivement, tant dans la dimension que dans le contenu, conformément aux réclamations du demandeur.

[89] En considération de ce qui précède, le Tribunal estime qu’il y a lieu de condamner la défenderesse à payer au demandeur des dommages moraux de 25 000 $.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[115] ACCUEILLE partiellement la requête introductive d’instance du demandeur;

[116] CONDAMNE la défenderesse à payer au demandeur la somme de 25 000 $ à titre de dommages moraux, plus l’intérêt légal ainsi que l’indemnité additionnelle calculée sur cette somme, à compter du 30 novembre 2009;

[117] AVEC DÉPENS, incluant les frais d’expertise du psychologue André Veilleux.


Dernière modification : le 29 novembre 2017 à 10 h 44 min.