Extraits pertinents :

[1]           Les défendeurs demandent l’annulation d’une ordonnance Anton Piller qui a été exécutée à la résidence de deux d’entre eux, M. Julien Philippe et Mme Catherine Chartrand. Cette ordonnance, dont l’exécution s’est déroulée sur une période de plus de douze heures, a été rendue à l’initiative de leur voisin, M. Beaudin. Elle a permis à un technicien informatique mandaté par M. Beaudin d’avoir accès aux appareils informatiques en leur possession. Le technicien a également pu copier le contenu de quatre disques durs et d’un téléphone intelligent dont les données étaient susceptibles d’inclure des fichiers audio et vidéo créés à partir d’appareils de surveillance installés par M. Philippe et Mme Chartrand à l’extérieur de leur résidence.

[2]           La demande des défendeurs, on le devine, s’inscrit dans le contexte d’un litige de voisinage assez houleux. Ce litige perdure depuis l’automne 2014. Il porte initialement sur une servitude de passage qui, aux dires de M. Beaudin, grève l’immeuble des défendeurs et lui permet d’accéder à son garage. L’existence de cette servitude est contestée par les défendeurs. Des accusations d’intimidation et de harcèlement sont subséquemment échangées de part et d’autre. L’une d’elles donne lieu, en février 2015, au dépôt d’accusations criminelles à l’endroit de M. Beaudin.

[3]           En avril 2015, lors du processus de divulgation de la preuve dans le cadre de ce dossier criminel, M. Beaudin reçoit copie d’enregistrements audio et vidéo réalisés par les défendeurs. Il en prend connaissance en juin 2015 et décide, en septembre 2015, d’intenter une action en dommages-intérêts. Il agit à la fois en son nom personnel et en sa qualité de tuteur de sa fille, alors âgée de 10 ans. La conjointe de M. Beaudin se joint à l’action comme codemanderesse, mais elle se désistera de sa demande à l’été 2017. Dans sa demande introductive d’instance, M. Beaudin allègue que les défendeurs ont porté atteinte à sa vie privée et à sa réputation, ainsi qu’à la vie privéede sa fille. Il leur réclame 250 000 $ en dommages-intérêts compensatoires. Il leur réclame également 30 000 $ en dommages punitifs[1].

[5]           Les défendeurs demandent l’annulation de l’ordonnance Anton Piller en soutenant, premièrement, que les critères pour l’obtenir n’étaient pas satisfaits et, deuxièmement, qu’elle a été exécutée de manière irrégulière.

[6]           L’ordonnance Anton Piller est une mesure procédurale exceptionnelle que certains vont jusqu’à qualifier d’« arme nucléaire » judiciaire[3]. Non seulement constitue-t-elle — à l’instar de toute ordonnance rendue ex parte — une entorse au principe de la contradiction, mais elle est également susceptible de porter atteinte aux droits fondamentaux de celles et ceux à qui elle enjoint de subir une fouille et de se laisser saisir[4]. Son utilisation est particulièrement délicate lorsque la fouille et la saisie doivent avoir lieu dans une résidence privée, car dans un tel contexte, l’ordonnance porte atteinte au principe de l’inviolabilité de la demeure[5].

[8]           En se demandant si une ordonnance Anton Piller devrait ou aurait dû être rendue, il importe de tenir compte de sa raison d’être et des objectifs qu’elle poursuit. Comme le soulignait la Cour d’appel dans IMS Health Canada Inc. c. Th!nk Business Insights Ltd.[7], sous la plume du juge Clément Gascon :

[39] L’ordonnance vise, au premier chef, à protéger des éléments de preuve et le droit de propriété d’une partie sur des biens ou documents qui, en définitive, lui appartiennent. De ce point de vue, elle vise la conservation d’une preuve qui, sans cela, pourrait disparaîtreElle n’est pas ni ne devrait devenir un moyen de communication de la preuve ou même de recherche d’une preuve. L’arrêt Celanese [2006 CSC 36, paragr. 1 et 31] oppose d’ailleurs cette notion de conservation des éléments de preuve à la permission d’une utilisation trop précipitée de ceux-ci.

[Soulignement ajouté; références omises]

[10]        Par ailleurs, il est aujourd’hui bien établi que, lors de l’audition ex parte, la partie qui demande une ordonnance Anton Piller doit divulguer au tribunal, de manière fidèle et complète, tous les faits potentiellement pertinents, y compris ceux lui étant défavorables. Les tenants et aboutissants de cette obligation ont été expliqués de la manière suivante par le juge Robert J. Sharpe, alors qu’il siégeait à la Cour de l’Ontario (Division générale)[10] :

[26] It is a well established principle of our law that a party who seeks the extraordinary relief of an ex parte injunction must make full and frank disclosure of the case. The rationale for this rule is obvious. The Judge hearing an ex parte motion and the absent party are literally at the mercy of the party seeking injunctive relief. The ordinary checks and balances of the adversary system are not operative. The opposite party is deprived of the opportunity to challenge the factual and legal contentions advanced by the moving party in support of the injunction. The situation is rife with the danger that an injustice will be done to the absent party. As a British Columbia judge noted recently:

There is no situation more fraught with potential injustice and abuse of the Court’s powers than an application for an ex parteinjunction.

(Watson v. Slavik[1996] B.C.J. No. 1885, August 23rd, 1996, paragraph 10.)

[12]        Les défendeurs m’ont convaincu du bien-fondé de leur demande. Lors de l’audience ex parte ayant eu lieu en septembre 2015, M. Beaudin et ses avocats ont manqué à leur obligation de divulguer de manière fidèle et complète les faits potentiellement pertinents à l’appréciation, par la Cour, du bien-fondé de la demande d’ordonnance Anton Piller. De plus, les demandeurs n’ont pas établi qu’il existait une possibilité réelle que les défendeurs détruisent les données saisies avant que le processus de communication préalable puisse être amorcé.

[13]        Comme chacun de ces constats suffit pour disposer de la demande des défendeurs, je ne me prononcerai pas sur leur argument portant sur les prétendues irrégularités survenues lors de l’exécution de l’ordonnance.

[14]        Les manquements à l’obligation de divulgation fidèle et complète. Voici comment M. Beaudin décrit, dans sa déclaration assermentée, certains des agissements reprochés aux défendeurs :

4.   […] le dossier révèle que [les défendeurs] ont filmé notamment dans nos chambres à coucher pendant plusieurs mois et que des images intimes ont été prises par les défendeurs à notre insu, au détriment le plus fondamental à notre droit à la vie privée;

5.   Les défendeurs, par leurs agissements, soit de filmer à l’intérieur de notre domicile et d’enregistrer nos conversations en permanence, particulièrement dans nos chambres à coucher et dans notre cour extérieure, portent gravement atteinte à notre vie privée;

[…]

40.  Le ou vers le 7 décembre 2014, les défendeurs installent six (6) caméras sur leur propriété;

41. Ces caméras sont dirigées non seulement vers la Ruelle, mais filment aussi directement dans ma cour ainsi que dans nos chambres à coucher;

[…]

55.  Ce n’est qu’au début de juin 2015 que je commence à visionner les enregistrements;

56.  Au cours de ce visionnement, je réalise avec stupeur que les caméras installées depuis des mois nous filment à notre insu dans nos chambres à coucher et dans notre cour et que toutes nos conversations privées sont enregistrées;

[Soulignement ajouté]

[15]        Ces allégations donnent l’impression que les enregistrements audio et vidéo sur lesquels s’appuie M. Beaudin démontrent que sa fille et lui ont été victimes d’une très grave atteinte à leur vie privée. Monsieur Beaudin affirme que le dossier révèle que les défendeurs ont, durant plusieurs mois et en utilisant plusieurs caméras, filmé directement l’intérieur de deux chambres à coucher situées dans son logement — celle de sa fille et celle des maîtres — ainsi que sa cour extérieure. Il affirme aussi que certaines des images captées par les défendeurs montrent M. Beaudin et sa fille dans leur intimité. Monsieur Beaudin affirme enfin que les défendeurs ont enregistré en permanence toutes les conversations privées que lui et sa fille ont eues alors qu’ils étaient dans leur chambre à coucher et dans leur cour.

[17]        Or, il s’avère que la description des enregistrements que M. Beaudin et son avocat ont présentée à la juge saisie de la demande ex parte — description sur laquelle la juge s’est fiée en concluant que M. Beaudin était en droit d’obtenir l’ordonnance recherchée — était, à plus d’un égard, incomplète et même tendancieuse.

[18] En ce qui a trait aux enregistrements vidéo, il convient de souligner, premièrement, qu’ils ne proviennent pas de plusieurs caméras, comme le laisse entendre M. Beaudin dans sa déclaration assermentée, mais plutôt d’une seule et même caméra. Deuxièmement, cette caméra est orientée de manière à filmer principalement non pas l’intérieur du logement de M. Beaudin ni sa cour extérieure, mais plutôt la ruelle qui se trouve entre les logements des parties. Troisièmement, bien que la fenêtre de la chambre de M. Beaudin et celle de sa fille soient visibles sur les enregistrements, l’intérieur des chambres n’est que partiellement visible, et ce, seulement lorsque quatre conditions sont réunies : a) il doit faire nuit; b) une lumière doit être allumée à l’intérieur de la chambre; c) le rideau intérieur doit être ouvert; d) et le projecteur extérieur, qui est activé par un détecteur de mouvement, doit être allumé. De plus, en raison de la distance et de l’angle de la caméra, les personnes que l’on peut apercevoir à l’intérieur des chambres ne sont pas facilement identifiables. Il peut être utile d’illustrer cette analyse avec une capture d’écran réalisée à partir d’un des enregistrements compris dans la pièce P-13.

[19]        En ce qui a trait maintenant aux enregistrements audio, il s’avère que la pièce P-13 ne contient que quelques conversations, qui ont toutes eu lieu dans la ruelle qui se trouve entre les logements des parties. Le dossier ne contient aucun enregistrement de conversations ayant eu lieu dans le logement de M. Beaudin, et encore moins d’éléments étayant sa prétention selon laquelle toutes les conversations privées des membres de sa famille ont été — durant la période pertinente — enregistrées par les défendeurs.

[22]        Par ailleurs, les faits qu’on a omis de divulguer étaient pertinents pour l’appréciation du préjudice que M. Beaudin prétendait subir en raison des fautes des défendeurs. Comme je l’ai rappelé plus haut, l’ampleur du préjudice causé ou risquant d’être causé au demandeur par l’inconduite présumée du défendeur est un des facteurs dont les tribunaux doivent tenir compte en déterminant si une demande d’ordonnance Anton Piller devrait être accueillie. En raison du caractère exceptionnel de cette ordonnance, ce préjudice doit être très grave.

[23]        Les faits qu’on a omis de divulguer étaient également pertinents pour l’appréciation du bien-fondé apparent de l’action de M. Beaudin. À la lumière de la jurisprudence relative aux atteintes à la vie privée causées par des caméras de surveillance installées à l’extérieur de résidences privées[16], je ne doute pas que les enregistrements produits sous la cote P-13 établissent, prima facie, une atteinte à la vie privée de M. Beaudin et de sa fille. Cependant, en appliquant le premier critère énoncé par la Cour suprême dans Celanese[17] — une preuve prima facie très solide —, il faut tenir compte du fait que, dans sa demande introductive d’instance, M. Beaudin prétend que sa fille et lui ont été victimes d’atteintes très graves et intentionnelles à leur vie privée. Ainsi, à ce stade de l’analyse, la question n’est pas de savoir si M. Beaudin a fourni une preuve prima facie très solide d’une atteinte à sa vie privée ainsi qu’à celle de sa fille. La question est plutôt de savoir si M. Beaudin a fourni une preuve prima facie très solide d’une atteinte très grave et intentionnelle à sa vie privée ainsi qu’à celle de sa fille. À mon avis, les faits que M. Beaudin et son avocat ont omis de divulguer étaient pertinents pour répondre adéquatement à cette question.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[49]        ACCUEILLE la demande de contestation d’une ordonnance Anton Piller des défendeurs;

[50]        REJETTE la demande d’ordonnance Anton Piller des demandeurs;

[51]        ANNULE l’ordonnance Anton Piller rendue le 23 septembre 2015;

[52]        CONDAMNE le demandeur Stephan Beaudin à payer aux défendeurs la somme de 40 000 $ avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à partir de la date du présent jugement;

[53]        CONDAMNE le demandeur Stephan Beaudin à payer à la défenderesse Mariane Chartrand la somme de 500 $ avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à partir de la date du présent jugement;

[54]        CONDAMNE le demandeur Stephan Beaudin à payer au défendeur Julien Philippe la somme de 1 500 $ avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à partir de la date du présent jugement;

[55]        CONDAMNE le demandeur Stephan Beaudin à payer à la défenderesse Catherine Chartrand la somme de 1 500 $ avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec à partir de la date du présent jugement;

[56]        AVEC FRAIS DE JUSTICE, à l’exception des frais d’expertise, en faveur des défendeurs.


Dernière modification : le 29 décembre 2017 à 14 h 40 min.