Extraits pertinents : Une adolescente de 15 ans a découvert que quelqu’un avait affiché sur Facebook un faux profil en utilisant sa photographie, une version légèrement modifiée de son nom et d’autres détails qui l’identifiaient. À la photographie s’ajoutaient des commentaires désobligeants sur l’apparence physique de l’adolescente ainsi que des allusions sexuellement explicites. Représentée par son père en qualité de tuteur, l’adolescente a demandé une ordonnance obligeant le fournisseur de services Internet à divulguer l’identité de la personne ou des personnes qui ont utilisé l’adresse IP pour publier le profil de sorte qu’elle puisse identifier les défendeurs potentiels en vue d’une action en diffamation. Dans le cadre de sa demande, elle a sollicité la permission de chercher de façon anonyme l’identité de l’auteur du profil ainsi qu’une ordonnance de non‑publication visant le contenu du profil. Deux représentants des médias ont contesté la demande visant le respect de l’anonymat et la non‑publication. La Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse a ordonné au fournisseur de services Internet de communiquer les renseignements au sujet de l’auteur du profil mais a rejeté la demande relative au respect de l’anonymat et à la non‑publication en raison de l’insuffisance de la preuve d’un préjudice particulier causé à l’adolescente. Le juge a sursis à l’exécution de cette partie de l’ordonnance obligeant le fournisseur de services Internet à divulguer l’identité de l’auteur jusqu’à ce que l’adolescente obtienne en appel l’autorisation de procéder de façon anonyme ou qu’elle dépose un projet d’ordonnance en utilisant son propre nom et celui de son père. La Cour d’appel a confirmé la décision pour le motif principal que l’adolescente ne s’était pas acquittée du fardeau de démontrer l’existence d’un préjudice justifiant la restriction de l’accès des médias. Arrêt : Le pourvoi est accueilli en partie. La jurisprudence a reconnu avec ténacité l’importance cruciale du principe de la publicité des débats judiciaires et de la liberté de la presse. En l’espèce toutefois, la protection de la vie privée et la protection des enfants contre la cyberintimidation constituent des intérêts qui justifient la restriction de l’accès des médias. La reconnaissance de la vulnérabilité inhérente des enfants demeure profondément enracinée en droit canadien et elle se manifeste par la protection des droits au respect de la vie privée des jeunes. Cette protection est fondée sur l’âge et non sur la sensibilité de l’enfant en particulier. Dans le cadre d’une demande relative à la cyberintimidation, un enfant n’a pas à démontrer qu’il se conforme à ce paradigme juridique. Le droit attribue la vulnérabilité accrue en fonction de l’âge et non du tempérament. [1] La juge Abella — Le 4 mars 2010, A.B., une adolescente de 15 ans, a découvert que quelqu’un avait affiché un profil sur Facebook en utilisant sa photographie, une version légèrement modifiée de son nom et d’autres détails qui l’identifiaient. À la photographie s’ajoutaient des commentaires désobligeants sur l’apparence physique de l’adolescente ainsi que des allusions sexuellement explicites. La page a été supprimée par le fournisseur Internet plus tard ce mois‑là. [2] Une fois avisé de la situation, l’avocat de Facebook à Palo Alto, en Californie, a fourni l’adresse IP associée au compte qui aurait été située à Dartmouth, en Nouvelle‑Écosse. L’avocate de l’adolescente a établi qu’il s’agissait d’une « adresse Eastlink » située à Dartmouth, en Nouvelle‑Écosse. Une enquête plus poussée a confirmé que l’intimée Bragg Communications est la propriétaire d’Eastlink, un fournisseur de services Internet et de divertissement au Canada atlantique. [3] Eastlink a consenti à donner des renseignements plus précis au sujet de l’adresse si un tribunal l’autorisait à le faire. Par conséquent, A.B., représentée par son père en qualité de tuteur, a présenté, en vertu des Civil Procedure Rules, N.S. Reg. 370/2008 de la Nouvelle‑Écosse, une demande préliminaire en vue d’obtenir une ordonnance obligeant Eastlink à divulguer l’identité de la personne ou des personnes qui ont utilisé l’adresse IP pour publier le profil afin de l’aider à identifier les défendeurs potentiels en vue d’une action en diffamation. Dans son avis de demande, elle a déclaré qu’elle [traduction] « a subi un préjudice et qu’elle cherche à minimiser le risque de préjudice supplémentaire » (d.a., p. 98). Dans le cadre de sa demande, elle a sollicité de la cour la permission de chercher de façon anonyme l’identité de l’auteur du faux profil ainsi qu’une ordonnance de non‑publication visant le contenu du faux profil Facebook. Elle n’a pas demandé que l’audience soit tenue à huis clos. [9] Je suis d’avis que les tribunaux inférieurs ont eu tort de ne pas tenir compte du préjudice objectivement discernable causé à A.B. Je conviens avec cette dernière qu’elle devrait se voir conférer le droit de procéder de façon anonyme, mais une fois son identité protégée, je ne vois aucune raison de rendre une autre ordonnance interdisant la publication du contenu du faux profil Facebook qui ne permet pas d’identifier A.B. Analyse [10] Le pourvoi de A.B. devant notre Cour se fonde sur ce qu’elle affirme être l’incapacité des tribunaux inférieurs d’établir un juste équilibre entre les risques concurrentiels en l’espèce, à savoir le préjudice inhérent à la divulgation de son identité par rapport au risque d’atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires si A.B. obtient la permission de procéder de façon anonyme et d’être protégée par une ordonnance de non‑publication. A.B. plaide que si sa vie privée n’est pas protégée, les jeunes qui, comme elle, sont victimes de cyberintimidation à caractère sexuel refuseront de faire valoir leur droit à une protection et se verront en conséquence refuser l’accès à la justice. [14] En l’espèce, les intérêts de l’adolescente en matière de vie privée se rattachent à son âge et à la nature de la victimisation contre laquelle elle demande la protection. Il ne s’agit pas simplement d’une question de protection de sa vie privée, mais de sa protection contre l’humiliation constamment envahissante liée à l’intimidation à caractère sexuel en ligne : Carole Lucock et Michael Yeo, « Naming Names : The Pseudonym in the Name of the Law » (2006), 3 R.D. et tech. U.O. 53, p. 72‑73; Karen Eltis, « The Judicial System in the Digital Age : Revisiting the Relationship between Privacy and Accessibility in the Cyber Context » (2011), 56 R.D. McGill 289, p. 302. [17] La reconnaissance du principe de la vulnérabilité inhérente des enfants demeure profondément enracinée en droit canadien. Ainsi, la vie privée des jeunes est protégée en vertu du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (art. 486), de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, ch. 1 (art. 110), et de la législation en matière de protection de l’enfance, sans oublier les ententes internationales comme la Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, et cette protection est fondée entièrement sur l’âge et non sur la sensibilité de l’enfant en particulier. Par conséquent, un enfant n’a pas à démontrer dans le cadre d’une demande relative à la cyberintimidation à caractère sexuel qu’il se conforme à ce paradigme juridique. Le droit attribue la vulnérabilité accrue en fonction de l’âge et non du tempérament : voir R. c. D.B., 2008 CSC 25 (CanLII), [2008] 2 R.C.S. 3, par. 41, 61 et 84-87; R. c. Sharpe, 2001 CSC 2 (CanLII), [2001] 1 R.C.S. 45, par. 170‑174. [18] C’est qui a incité la juge Cohen à expliquer, dans Toronto Star Newspaper Ltd. c. Ontario, 2012 ONCJ 27 (CanLII), l’importance de la protection de la vie privée dans le contexte particulier des jeunes participant au système de justice : Le souci d’éviter l’étiquetage et la stigmatisation est essentiel pour comprendre la raison pour laquelle la Loi accorde tant de valeur à la protection de la vie privée. Or, ce n’est pas la seule explication. La valeur conférée à la protection de la vie privée des jeunes en vertu de la Loi a des racines plus profondes que les considérations exclusivement pratiques le laisseraient croire. Il nous faut également examiner la Charte, parce que la protection de la vie privée des jeunes porte une signification constitutionnelle incontestable. La jurisprudence constitutionnelle canadienne reconnaît que le droit à la vie privée suppose des intérêts en matière de liberté et de sécurité. Dans l’arrêt Dyment, la Cour a statué que la notion de vie privée mérite une protection constitutionnelle parce qu’elle est « fondée sur l’autonomie morale et physique de la personne », qu’elle est « essentielle à son bien‑être », et qu’elle « est au cœur de [la notion] de la liberté dans un État moderne » (par. 17). Ces considérations s’appliquent tout autant, voire davantage, dans le cas des jeunes. De plus, la protection constitutionnelle de la vie privée englobe le droit à la vie privée des jeunes, non seulement par rapport aux droits garantis par les art. 7 et 8 de la Charte, mais aussi en raison de la présomption de culpabilité morale moins élevée, qui a été reconnue à titre de principe de justice fondamentale garanti par la Charte. . . . [L]a protection de la vie privée des jeunes favorise le respect de leur dignité, de leur intégrité personnelle et de leur autonomie. [Italiques ajoutés; par. 40, 41 et 44.] [25] Dans le contexte d’une agression sexuelle, notre Cour a déjà reconnu que la protection de la vie privée d’une victime favorise la dénonciation : Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1988 CanLII 52 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 122. Il n’est pas nécessaire de recourir à une analyse approfondie pour conclure que la probabilité qu’un enfant se protège contre l’intimidation sera grandement favorisée s’il peut demander la protection de façon anonyme. Comme l’indique de façon constructive le mémoire de Jeunesse J’écoute (au par. 16), la protection de l’anonymat des enfants pourrait faire en sorte que ceux‑ci demandent une assistance thérapeutique et d’autres mesures correctives, notamment des mesures prévues par le droit s’il y a lieu. Plus particulièrement, [traduction] « [b]ien que la couverture médiatique soit susceptible d’avoir un effet négatif sur toutes les victimes, il y a lieu de porter en particulier l’attention sur les enfants victimes. [. . .] Les enfants victimes doivent être en mesure de compter que leur vie privée sera protégée le mieux possible par les personnes auxquelles ils se sont adressés pour obtenir de l’aide » : Lisa M. Jones, David Finkelhor et Jessica Beckwith, « Protecting victims’ identities in press coverage of child victimization » (2010), 11 Journalism 347, p. 349‑350. [31] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie et de permettre à A.B. de procéder de façon anonyme dans le cadre de sa demande d’une ordonnance obligeant Eastlink à divulguer l’identité de l’utilisateur ou des utilisateurs de l’adresse IP. Toutefois, je n’imposerais pas une ordonnance de publication concernant la partie du faux profil Facebook qui ne contient pas de renseignements permettant d’établir l’identité de A.B. Je suis d’avis d’annuler les ordonnances relatives aux dépens rendues contre A.B. dans les instances antérieures, mais de ne pas adjuger les dépens dans notre Cour. Dernière modification : le 16 novembre 2017 à 11 h 13 min.